"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE
mars 22, 2023
Discours du 13 MAI 2017 prononcé devant les officiels et officiers généraux de la République Française par le Rabbin Michael Azoulay
Commémorations de la Victoire du 8 mai 1945.
C’est désormais pour moi devenu un rituel : chaque année, je m’interroge et vous interpelle sur l’utilité de ces commémorations de la Victoire du 8 mai 1945, commémorations de la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie et de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, marquée par l’annonce de la capitulation de l’Allemagne. Ces commémorations font-elles encore sens alors qu’en ce premier quart du 21ème siècle, en France, on vote massivement pour la candidate d’un parti qui, précisément, ne partage pas notre vision du rôle de l’Etat français sous Vichy.
On peut se rassurer en se disant que l’électorat en hausse constante du Front National n’a pas cela en tête lorsqu’il vote, mais peut-on, dans le programme d’un parti, faire ainsi abstraction de son côté obscur ? Passons !
Commémorer c’est peut-être d’abord et avant tout prendre du recul : où en sommes-nous 72 ans après la fin de la guerre ?
Pour ma part, et parce que le peuple juif est avant tout le peuple de l’espérance, et ce terme n’est pas galvaudé lorsque l’on songe au lourd tribut qu’il a payé dans cette guerre, je suis de plus en plus convaincu que le sens de ces cérémonies est à rechercher dans les raisons d’espérer, de croire en l’avenir, en un avenir meilleur après les horreurs commises lors de cette conflagration mondiale. Des raisons d’espérer, j’en ai trouvées cette semaine à Amsterdam où je me trouvais pour la Conférence des Rabbins Européens (C.E.R) qui fêtait ses 60 ans d’existence.
Présidée par le grand rabbin de Moscou, notre grand rabbin de France en étant un des vice-présidents, se trouvaient présents près de 300 rabbins venus de toute l’Europe, témoignant ainsi de ce que Ami Bouganim, philosophe et écrivain juif, écrivait il y a peu dans la revue périodique du Consistoire : « Les juifs d’Europe ne sont pas prêts de quitter le continent ». C’est presque mot pour mot ce que nous a dit lors de ce congrès une ministre des Pays-Bas, en s’en félicitant. Permettez-moi de citer quelques extraits du texte de Bouganim : « On sait combien de Juifs de France ont immigré en Israël, on ne sait combien sont revenus. On sait combien de Juifs italiens ont immigré, on sait que la plupart d’entre eux ont gardé leur domicile à Rome. On sait que la communauté juive d’Allemagne ne cesse de se développer, accueillant ces dernières années de jeunes Israéliens, que la communauté anglaise reste stable, s’enrichissant même de nouveaux venus et que la communauté russe ne cesse de se structurer et de grandir, renforcée par le retour des enfants des immigrants des années 90.
De petites communautés se déclarent par ailleurs un peu partout en Europe centrale, que ce soit en Pologne où l’on assiste à des retours inattendus au judaïsme ou en Tchéquie où de petites communautés rouvrent leurs synagogues pour accueillir d’anciens ou de nouveaux Juifs… l’histoire des Juifs n’est pas finie, celle des Juifs en Europe n’est pas encore destinée à se retrouver dans les musées… les Juifs ne sont pas prêts de quitter l’Europe et sa population risque d’augmenter de dizaines sinon de centaines de milliers d’Israéliens, jeunes et moins jeunes, pris dans la Grande Dispersion de la Mondialisation, souhaitant recouvrer la nationalité de leurs parents ou grands-parents et faire carrière dans une université européenne ou sur les marchés européens.
Les Juifs savent que le sort des minorités musulmanes préoccupe davantage les milieux xénophobes et se sentent (à tort ou à raison) plus ou moins protégés. Désormais, leur condition juive se situe par rapport » à trois axes :
Premier axe : « Un continent de culture juive. » Et Bouganim de rappeler tout ce que l’Europe a apporté à la culture juive et réciproquement, je le cite : « L’Europe est depuis le début du Moyen-Age un continent de culture juive, sans cesse brimée, sans cesse renaissante. Le meilleur de la poésie hébraïque à ce jour est né en Europe ; le meilleur de la littérature rabbinique s’est imprégné des cultures ambiantes chrétiennes ; le meilleur de la Pensée juive et de la mystique juive.
Les mouvements piétistes hassidiques ont germé et se sont épanouis en Europe, et la plupart des mouvements intellectuels et politiques sont partis d’Europe, que ce soit le mouvement du Moussar (consacré à ‘enseignement de l’éthique), la réforme, le sionisme, la Haskala (mouvement juif des Lumières), le Bund (mouvement socialiste). Les meilleurs écrivains modernes étaient du continent et le sont restés, que ces soit Franz Kafka, Stefan Zweig ou Isaac Bashévis-Singer… : « Cette odyssée est si vaste qu’elle ne se prête pas à marginaliser sinon ruiner ses acquis, le sionisme s’est longuement acharné à la raturer sous prétexte qu’elle était mitée par l’Exil, Israël s’est longtemps cherché dans ses nouvelles lettres hébraïques avant de se résoudre à reconnaître que le meilleur de son patrimoine était des créations de l’exil, que ce soit celui de Babel ou d’Europe. »)
Second axe : « Un continent de Shoah. »
Il est évident que pour le peuple juif ces commémorations ne peuvent que remémorer la fin du cauchemar avec les 6 millions de nos frères et sœurs exterminés, et bien plus si l’on intègre les « tués par balles » auxquels le père Patrick Desbois a voué une partie de sa vie.
Je cite à nouveau Bouganim :
« L’Europe est un continent de Shoah dont la moitié de la population juive a été décimée. Elle l’a été pour les bourreaux et leurs complices autant que pour leurs victimes. La culture politique de plusieurs contrées s’en ressent. L’Allemagne bien sûr qui n’a pas fini de verser des réparations et dont la politique d’ouverture aux migrants n’est pas peu motivée par son terrible crime historique. La France avec sa Fondation de la Shoah… Les pays de l’Est également. La Pologne, devenue terre de pèlerinage, qui tente de réhabiliter sa mémoire juive et de se secouer de toute responsabilité dans le massacre de 3 millions de ses Juifs. La Hongrie qui ne s’est pas encore mesurée aux séquelles des déportations… La prochaine décennie sera marquée par la disparition des derniers rescapés de la Shoah et par la cessation des réparations dans de nombreux pays comme la Suède et l’Autriche.
Troisième axe pour les communautés juives d’Europe : L’Etat d’Israël comme « patrie symbolique » :
« Israël sollicite et concerne l’ensemble des communautés européennes. Sa situation géopolitique, ses orientations théologico-politiques, ses luttes intestines, ses problèmes sociaux, ses réalisations culturelles. Il constitue une patrie ancestrale symbolique sinon une patrie à venir. Or, Israël est d’abord une émanation européenne. De ses lumières émancipatrices et de ses ombres pogromistes. De ses accès nationalistes, de ses guerres de libération nationale et de ses guerres internationales. De ses campagnes colonialistes également… »
D’autres raisons d’espérer résident dans le fait de croire que nous sommes capables de ne pas réitérer ces atrocités.
Ce qui passe nécessairement, et de plus en plus, par un travail de mémoire plutôt que par un devoir de mémoire, sorte d’injonction incantatoire sans grande portée.
Cette année, mon attention s’est portée sur un concept, plus précisément une incrimination ou infraction, celle de « crime contre l’humanité », créée en 1945 dans le Statut du Tribunal militaire de Nuremberg, l’ancêtre de notre Cour pénale internationale créée en 1998.
Ce tribunal avait instruit le procès de Nuremberg intenté par les puissances alliées contre 24 des principaux responsables du Troisième Reich, accusés de complot, crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
Notre nouveau président de la République avait d’ailleurs suscité une polémique en qualifiant la colonisation de crime contre l’humanité. Il se trouve qu’il n’y a pas de définition généralement admise, cette notion de crime contre l’humanité étant complexe et sanctionnée par un ensemble de textes regroupant plusieurs incriminations. Retenons toutefois cette définition : Un crime contre l’humanité est « une violation délibérée et ignominieuse des droits fondamentaux d’un individu ou d’un groupe d’individus, inspirée par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux ».
L’article 7 du Statut de Rome donne la liste des crimes de droit commun qui sont des crimes contre l’humanité dès lors qu’ils sont commis sur ordre « dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre toute population civile » : meurtre, esclavage, déportation, emprisonnement abusif, torture, abus sexuels, persécutions de masse, disparitions, apartheid, etc.
Le crime contre l’humanité intègre donc le droit positif dans le statut du tribunal militaire de Nuremberg, en ignorant le principe fondamental de non-rétroactivité des lois pénales, afin de juger les responsables des atrocités commises pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qu’on appellera la Shoah.
Arrêtons-nous un instant sur le motif racial inspirant le crime contre l’humanité, car il semble être mis en avant dans la péricope que nous avons lu ce matin à la synagogue, la section hebdomadaire du Pentateuque, dans le livre du Lévitique, traitant des lois relatives aux cohanim. Cohen est le titre conféré à Aaron, le frère de Moïse de la tribu de Lévi, et à sa descendance masculine, afin de les désigner comme dévoués (sens originel de cohen, terme dérivé de lékhaèn qui signifie « servir ») à Dieu, à travers le service du Temple de Jérusalem.
Une sorte de clergé hébreu, réalisant les sacrifices et autres tâches dans le Temple. Jouissant d’un statut distinctif dans le judaïsme, ils sont astreints à des règles et lois particulières, même après la destruction du Temple, telles que l’interdiction de tout contact avec les morts ou la prohibition de certains mariages.
Cette « sainteté » du prêtre qui semble en faire une « race » à part, a interpellé voire choqué les exégètes, et parmi eux, le Netsiv de Volozhyn, le rabbin Naphtali Tsvi Yehuda Berlin, un grand penseur juif du 19ème siècle, né en Russie.
Selon ce dernier, la sainteté n’est en rien immanente à l’homme, mais transcendante, extérieure à lui, c’est-à-dire, conférée par Dieu, en fonction de la conduite des prêtres.
Il le déduit du verset : « Ils (les cohanim) doivent rester saints pour leur Dieu, ne pas profaner le nom de leur Dieu » (Lévitique, 21, 6). Pour le dire autrement, la sainteté des prêtres ne leur vient pas d’une nature particulière, d’un ontos singulier ; ils ne constituent pas une « race » à part, mais elle provient de leur dévouement à Dieu, de la vénération qu’ils lui témoignent à travers leurs actes cultuels.
Ce rabbin élargit son propos à tous les hommes (et femmes) qui ont un rôle public, qui ne doivent en aucun cas cultiver un sentiment de supériorité sur celles et ceux qu’ils administrent, s’auto-sanctifier, seul leur dévouement réel à Dieu justifiant leur gouvernance. Rien ne nous empêche, à l’aune de notre sécularisation, d’interpréter son propos en disant que toute fonction publique, politique, oblige celles et ceux qui l’exercent, à ne penser qu’au seul bien commun, à œuvrer pour le peuple, leur fonction leur conférant non une supériorité sur celui-ci, mais une responsabilité. Pour revenir au crime contre l’humanité motivé par un motif racial, on peut ainsi affirmer que son ignominie consiste précisément dans le fait de voir en certains êtres humains des êtres de nature au lieu d’y voir des êtres de culture, capables de se définir ou de se redéfinir. Ce que nous sommes est ce que nous faisons de nos vies, ce que nous choisissons d’en faire.
C’est la devise de notre République une et indivisible, dont découle notamment l’unicité du peuple français, antithèse du communautarisme qui assigne l’individu à ses appartenances, qu’elles soient culturelles, ethniques, religieuses ou sociales.
Je conclurai en vous disant qu’en définitive, ces commémorations sont là pour nous rappeler la vitalité d’une Europe-hélas tellement décriée aujourd’hui par certains, elle qui divise plus qu’elle ne fédère-qui , à l’image de sa composante juive, a su se relever du cataclysme de la Seconde Guerre mondiale, a su réconcilier les peuples qui, hier, se faisaient la guerre, et qui, surtout, doit relever un défi majeur pour tous les pays qui la composent : agir ensemble, en dépassant nos différences, qui ne doivent surtout pas être niées, pour la prospérité de chacun, au nom de valeurs qui nous sont communes.
Ce n’est pas le fruit du hasard si l’Europe est célébrée le lendemain du 8 mai, le 9 mai correspondant à la date anniversaire de la Déclaration Schuman, texte fondateur de l’Union européenne alors à 6. N’oublions jamais qu’elle fut créée en 1950 après les deux grandes guerres, d’abord pour construire ensemble une paix durable et ensuite, mais cela ne va-t-il pas de pair, pour permettre à tous ses habitants de vivre mieux.
Merci pour votre écoute attentive.
Rabbin Michaël Azoulay.
13 Mai 1945
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