"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE

mars 30, 2023

nicolas normand
Pour un Sahel pacifique et prospère par Nicolas Normand Ministre plénipotentiaire honoraire

Pour un Sahel pacifique et prospère
par Nicolas Normand Ministre plénipotentiaire honoraire

Normalien, ingénieur agronome et énarque, Nicolas Normand a enseigné à l’Institut d’études politiques de Paris et à l’Ecole nationale d’administration. Ancien ambassadeur de France au Congo Brazzaville, au Mali, au Sénégal et en Gambie, il a été conseiller du ministre des Affaires étrangères pour l’Afrique et sous-directeur des affaires politiques du Quai d’Orsay. Il a également été secrétaire général adjoint du club de Paris à la direction du Trésor au ministère des Finances et directeur adjoint de l’Institut des hautes études de défense nationale.

Le Sahel a connu un âge d’or, du 7ème au 16ème siècle, avec d’ultimes reliquats jusqu’au 19ème siècle. Avant l’avènement du commerce maritime international, la région était au cœur des échanges avec l’Afrique du Nord et l’Europe. Elle était organisée sous forme d’Etats structurés politiquement et économiquement, avec des élites lettrées qui ont notamment laissé un important patrimoine écrit dans les biblio¬thèques de Tombouctou.

Puis l’économie de l’ensemble de la région n’a cessé de se dégrader et de vastes zones ont été finalement sous-administrées par les Etats sahéliens issus de la décolonisation. Ces « friches étatiques », ou zones marginalisées, ont permis l’installation de trafiquants les plus divers, de preneurs d’otages et de groupes armés. Le septentrion malien a enfin subi quatre rébellions de certains groupes Touaregs depuis 1962 et d’autres ont eu lieu aussi au Niger.

Depuis les années 2000, le Nord Mali est de surcroît victime de l’implantation de djihadistes algériens, vétérans d’Afghanistan, ayant rejeté toutes les offres de réinsertion et finalement repoussés d’Algérie (le Groupe salafiste pour la prédication et le combat, devenu Al Qaïda au Maghreb islamique -AQMI-en 2007). Un djihadisme purement local (Ansar Dine et le MUJAO), allié à AQMI, a aussi pris racine au point de défaire l’armée malienne et de dominer plus de la moitié du Mali en 2012. A peu près au même moment, un djihadisme armé s’est développé également en Somalie dont l’Etat était déliquescent ou « failli » (les Chebabs depuis 2006), ainsi qu’au Nord délaissé du Nigéria (Boko Haram à partir de 2009). L’insécurité s’étend actuelle¬ment à de nouvelles régions du Sahel : centre du Mali, Niger et nord du Burkina, avec de nouveaux groupes armés, principalement djihadistes. Rien qu’au Mali, « homme malade » du Sahel, il existe aujourd’hui, en dehors même de la nébuleuse djihadiste, pas moins de 17 groupes politico-militaires, une armée régulière (armée malienne) et 3 armées étrangères (MINUSMA, Barkhane, G5 Sahel).

Le Sahel peut-il néanmoins retrouver la paix, voire son lustre ancien ? Peut-il surmonter ses traumatismes et s’engager dans la voie d’un développement durable ? Sans doute, mais seulement si des réformes et des projets ambitieux peuvent être entrepris, appuyés aussi plus efficacement par la communauté internationale. Il en va du devenir de sa population, souffrant d’abord de l’extrême pauvreté, surtout dans les Etats enclavés (Niger, Mali, Tchad…). La paix civile et les taux de croissance élevés du Sénégal montrent la voie. C’est aussi un enjeu pour tous les pays environnants, du Nord comme du Sud, qui subissent déjà des migrations déstabilisantes, potentiellement massives avec une croissance démographique sans précédent dans presque tous les Etats sahéliens (le Niger détient le record mondial de natalité).

Une fragilité qui provient des institutions étatiques

Les causes profondes de la fragilité actuelle de cette région viennent apparemment d’abord de ses institutions publiques à l’histoire courte et heurtée, encore mal remise du traumatisme colonial. Le taux d’analphabétisme (sachant aussi que l’alphabétisation se fait dans une langue étrangère à la culture traditionnelle) dépasse 50 % dans 6 Etats du Sahel et même 75 % au Mali et au Niger. Les institutions sont encore peu inclusives, c’est-à-dire que la majorité de la population n’a pas le sentiment d’être appuyée par l’Etat qui lui demeure lointain voire étranger, parfois même rejeté. Les Etats actuels sont encore caractérisés par une hybridation de la tradition et de la modernité, mais dans un entre-deux insatisfaisant et instable : les coutumes ne sont déjà plus la référence, mais la règle moderne, impersonnelle, n’est encore qu’insuffisamment applicable. La politique et l’économie restent en effet largement fondées sur des relations interpersonnelles, sur des réseaux clientélistes, plutôt que sur la loi commune.

Les zones « utiles » sont plus ou moins administrées au détriment de vastes étendues rurales marginalisées. La culture traditionnelle, en plein bouleversement, évolue progressive¬ment, mais en dents de scie, vers une société plus « ouverte ». Karl Popper, dans son livre La Société ouverte et ses ennemis (1945), soulignait qu’une communauté qui n’est plus soumise à des forces tribales, sacrées ou magiques et qui rejette le fatalisme permet de « libérer les capacités critiques de l’homme » et favorise le développement économique. La société civile émergente viserait à constituer une nation moderne et pluriculturelle, mais celle-ci ne peut s’élaborer que progressive¬ment, pour passer de la nature à la volonté, de la communion familiale, tribale, ethnique ou religieuse à la communauté élective.

Cet inachèvement des institutions, parallèle à la faiblesse du sentiment de citoyenneté ou du bien commun, et surtout l’incapacité de l’Etat à assurer ses fonctions régaliennes sur l’ensemble de son territoire, notamment la justice, la police, la sécurité, l’éducation et les services publics de base créent un terreau particulièrement favorable à l’insécurité. Ambitions individuelles et groupes armés s’affrontent alors selon une logique que n’aurait pas désavoué Hobbes.

Au Sahel comme ailleurs, deux sentiments peuvent pousser des hommes à prendre les armes, lorsque leur cadre de vie et leur culture ne les en empêche pas : le ressentiment et l’avidité. Deux autres facteurs interviennent aussi, surtout pour les groupes se réclamant du djihadisme armé : l’idéologie et la dynamique de groupe, spéciale¬ment celle propre au phénomène sectaire.

Dans la plupart des pays, ceci ne se produit pas car l’Etat a les moyens de faire respecter son monopole de la force légale et, par ailleurs, les citoyens peuvent recourir à des mécanismes appropriés pour exercer leur compétition, régler leurs différends ou faire valoir leurs doléances. Mais une caractéristique du Sahel est que les Etats ne parviennent pas à produire ce cadre pacificateur, alors même que les griefs des citoyens pauvres sont aigus. Il est donc essentiel de renforcer d’abord les institutions et le pouvoir régalien afin de limiter la violence et de créer un cadre favorable à la confiance et au développement.

Dans un contexte très permissif, les griefs favorisent l’adhésion à des bandes armées

L’insatisfaction de nombreux Sahéliens est de nature politique ou socio-économique, aggravée par l’explosion démographique et le chômage massif. Une étude des Nations Unies (PNUD) de septembre 2017, fondée sur une enquête auprès de 495 recrues volontaires d’organisations extré¬mistes telles que Boko Haram et les Chebabs, montre que le dénuement et la marginalisation, accentués par la faiblesse des pouvoirs publics, sont les principales raisons qui poussent de jeunes Africains vers l’extrémisme violent. Mais cette étude révèle également que « les actes de violence ou d’abus de pouvoir supposés de la part de l’Etat constituent souvent l’élément déclencheur de la décision de rejoindre un groupe extrémiste » : d’après 71% des recrues interrogées, les agissements du gouvernement ont été pour eux l’élément déclencheur. L’étude du PNUD éclaire sur « le rôle nuancé de la religion comme motif d’extrémisme » car, « contrairement aux idées reçues, ceux qui rejoignent les groupes extrémistes ont tendance à avoir des niveaux plus bas d’éducation religieuse ou formelle, ainsi qu’une compréhension plus limitée des textes religieux …même si plus de la moitié d’entre eux ont invoqué la religion pour justifier leur ralliement ».

Au Sahel, bien davantage que la différenciation ethnique, la frustration des populations de castes « inférieures » (au sein d’une même communauté) et des jeunes (les « cadets sociaux ») est, dans une société encore hiérarchisée, un autre facteur favorable aux mouvements armés, djihadistes ou autres : cette stratification sociale détermine des inégalités d’accès aux ressources, notamment foncières, et aux positions de leaderships. Le recours aux armes permet encore à des groupes de s’imposer et de s’élever socialement.
Les mouvements armés existants exploitent les griefs des populations démunies. Dans le Macina (centre du Mali), des Peuls de classe inférieure auraient rejoint le « Front de Libération du Macina » d’Amadou Koufa en partie pour échapper à la domination de l’aristocratie peule maraboutique. Mais l’exemple le plus connu reste celui des Touaregs Imghad cherchant à se libérer de leur lien tributaire par rapport aux nobles Ifoghas.
Les Imghad, étant majoritaires, bénéficient de la démocratisation des institutions maliennes qui dessaisit progressivement l’aristocratie Ifoghas de ses prérogatives ancestrales. C’est, à notre avis, la cause principale de la rébellion touarègue sécessionniste des Ifoghas, souhaitant préserver leur prééminence, mais aussi, en réaction, de la création du groupe armé pro-Bamako des Imghad (le GATIA).

L’avidité et l’ambition : une motivation classique d’un groupe armé dans un Etat fragile ou failli est le contrôle d’un territoire, hors de toute élection, pour le piller ou y diriger des trafics lucratifs (contrebande, armes, drogues, migrants, prises d’otages) : on assiste ainsi localement à une criminalisation de la politique et à une politisation du crime. Ibrahim Ag Bahanga et Iyad Ag Ghali, rebelles                      « professionnels » et trafiquants du Nord Mali en sont emblématiques.

Vis à vis du pouvoir central, le groupe armé pratique le « syndicalisme de la kalachnikov » consistant à arracher, généralement par des      « accords de paix » répétés (4 au Mali depuis l’indépendance), une série d’avantages, frustrant d’autant tous ceux qui n’ont pas pris les armes, voire les incitant à recourir au même moyen comme on l’observe au Mali après l’accord dit « de paix » de 2015 qui n’incluait que les premiers groupes à s’être rebellés (certains Touaregs et Arabes), à l’exclusion d’autres communautés plus nombreuses (Songhaïs et Peuls).

L’idéologie et la dynamique de groupe : le djiha¬disme salafiste armé.

L’ethnopsychiatre Georges Devereux et l’anthropologue Georges Balandier ont expliqué qu’il existait des sociétés « malades », victimes des pathologies de l’acculturation antagoniste subie par « l’autochtone mondialisé » : désorientation culturelle des jeunes, souffrant d’une crise du symbolique, avec la perte de transcendance, et d’une crise de l’imaginaire, coupé de ses sources anciennes. Ces jeunes cherchent alors des réponses que ne peuvent leur donner leurs parents ou leur communauté d’origine. Ils adhèrent à des mouvements sectaires, devenus les symptômes de désordres ethniques, qui les isolent du monde extérieur, les assujettissent à un nouveau groupe de pairs et qui exigent l’adhésion inconditionnelle à leurs discours de certitudes. De marginaux ou rejetés, ces jeunes retrouvent une raison d’être dans le djihadisme armé.

L’idéologie salafiste djihadiste s’est diffusée au Sahel par des étapes désormais bien connues : théorisation au XXème siècle, notamment par l’Egyptien Sayid Qutb (pendu au Caire en 1966), incubation avec l’aide américaine et saoudienne en Afghanistan sous l’occupation soviétique (1979-89) et retour des vétérans étrangers dans leurs pays d’origine, notamment en Algérie puis au Nord Mali vers 2000. Bipolarisé par Al Qaïda et l’Etat Islamique (EI), le djihadisme sahélien actuel est le résultat de deux phénomènes : fragmentation d’Al Qaïda ou de l’EI, comme l’implantation d’AQMI, ou bien djihadisation d’un radicalisme quiétiste local, essentiellement wahhabite (Chebabs en Somalie à partir de l’Union des Tribunaux islamiques, après 2006, Boko Haram au Nord Nigéria à partir de la secte quiétiste de Mohamed Yusu, après 2009) ou tabligh (Ansar Dine en 2012, puis « Groupe de soutien à l’Islam et aux Musulmans » créé en 2017 par le leader touareg Iyad Ag Ghali).

Islamisation du radicalisme et radicalisation de l’Islam paraissent se combiner au Sahel. Le sala¬fisme y développe une idéologie anti-occidentale et crée les conditions intellectuelles et spirituelles de la violence. La diffusion du wahhabisme résulte d’une active diplomatie religieuse de l’Arabie Saoudite, principalement : bourses d’études, survenue de prédicateurs et d’ONG islamistes, écoles coraniques etc. En Arabie, le wahhabisme est conservateur, mais au Sahel, bien que très minoritaire et quiétiste, il divise les Musulmans et accuse la majorité malakite soufie d’avoir une interprétation dévoyée de l’Islam (culte des Saints et spiritualité soufie). Par ailleurs, le fondamentalisme islamique tabligh, d’origine indienne (crée en 1927), a été largement diffusée au Sahel (et au-delà) par des prédicateurs au départ pakista¬nais, puis mauritaniens, gambiens… Il a ainsi gagné certains chefs touaregs ifoghas (région de Kidal) et peuls (dans le Macina).
L’argumentaire des groupes armés utilise aussi l’histoire des djihads sahéliens du 19ème siècle créant le Califat de Sokoto (1804), le royaume du Macina (1818), voire ceux de l’empire toucouleur de Omar Tall ou de celui de Samory Touré qui se sont confrontés à l’armée française. Il s’agissait cependant de djihads peuls malékites soufis de la confrérie Qadriya ou, pour Tall, de la Tidjaniya, ce que rejette totalement le salafisme.

La pauvreté au Sahel a aussi une origine institutionnelle

C’est en effet l’apport principal du prix Nobel d’économie Douglass North d’avoir montré que les causes de la croissance soutenue doivent être recherchées, non simplement dans les facteurs de production (capital, travail, économies d’échelle, éducation, progrès technique et innovation…) mais d’abord dans les institutions formelles et informelles, qu’il définit comme « les contraintes conçues par l’homme et qui façonnent l’interaction humaine ». Les activités économiques se développent ou sont bloquées par la manière dont les institutions récompensent ou non les actions humaines. Pour North, certains pays se sont développés tandis que d’autres sont restés pauvres en raison de leurs institutions différentes. Ces institutions fournissent les incitations à agir des agents économiques, produisent ou non de la confiance (réduisant l’incertitude) et augmentent ou diminuent les coûts de transaction (de collecte d’information et de passation de contrats).

Les royaumes sahéliens étaient déjà passés, depuis des siècles, de l’Etat de prédation (avec des chasseurs-cueilleurs et une violence non contrôlée) à des Etats fondés sur une caste privilégiée et des relations interpersonnelles (un « ordre social à accès limité »), utilisant le pouvoir politique pour exploiter l’économie en créant ou captant des rentes et monopoles ; une situation qui caractérise encore peu ou prou la majorité des Etats de la région.
Il s’agit maintenant de se transformer en un Etat à accès ouvert, avec des institutions « inclusives », permettant un décollage économique et instituant des règles impersonnelles, égales pour tous, prévisibles et créatrices de confiance, avec une société civile active. Ceux qui conserveront des institutions ne profitant qu’à un groupe restreint ne pourront y parvenir : la politique continuera de s’y réduire à une compétition des élites pour le pouvoir et la sécurisation des intérêts d’une minorité. Cette rénovation institutionnelle, nécessaire, n’est d’ailleurs pas suffisante : l’expérience (notamment en Asie) parait montrer qu’un Etat stratège et développeur, renforçant entre autres le système éducatif, est aussi une condition pour un véritable décollage. En outre, la plupart des pays sahéliens n’assurent pas une présence effective de l’Etat sur l’ensemble du territoire, ce qui favorise l’émergence de systèmes de gouvernance parallèles, criminels ou insurgés, et mine l’unité nationale. Des remèdes à ce sujet semblent un préalable à tout autre projet afin de faire prévaloir la force de la loi sur la loi de la force ou des réseaux dans les territoires délaissés du Sahel.

Comment remédier à cette fragilité ?

Le retour d’expériences montre les défauts des remèdes apportés : au Mali, à partir de 2013 et jusqu’à présent, une certaine dichotomie réductionniste « traitement politique ou traitement militaire » des bandes armées narcotrafiquantes aux motivations généralement hybrides a été appliquée, l’intervention française (Serval en janvier 2013) croyant par exemple judicieux de distinguer, sans analyse sociologique sérieuse préalable, des « bons » et des « mauvais » groupes armés. Les « bons » étaient les sécessionnistes plus ou moins laïcs, assimilés à des politiques, et les « mauvais » les groupes djihadistes, assimilés à des terroristes.
L’expérience (l’absence de résultat satisfaisant, car l’insécurité a globalement augmenté) parait montrer que le recours à la force aurait dû être jugé inacceptable pour tous et les coupe-jarrets obligatoirement désarmés, sans délai, quel que soit leur paravent idéologique. Cela n’aurait-il pas aussi été plus logique et cohérent dans une démocratie et un Etat censé conserver le monopole de la coercition ?

Les inconvénients du traitement politique des bandes armées paraissent avoir été fortement sous-estimés : difficilement applicables, souvent signés sous la contrainte et non appropriés par les intéressés, les « accords de paix » traduisent avant tout la faiblesse d’un Etat qui se voit obligé de reconnaître la place de bandes non représentatives sur son territoire, même si le document signé vise théoriquement à y mettre fin, bien que l’accord d’Alger (2015) au Mali ait malheureusement différé le désarmement, toujours non effectué en 2018. L’accord implique l’impunité pour ceux qui ont choisi la violence et survalorise ces individus. Le fait de devoir renouveler régulièrement des traités avec des milices successives est une circonstance aggravante.
Le recours aux armes, hors de tout monopole étatique, devient un business lucratif, une occupation de prestige, un moyen de promotion. Les milices deviennent alors, sinon permanentes, en tout cas récurrentes, obtenant chaque fois de nouveaux avantages, en toute impunité.

De manière générale, toute « prime à la violence » ou à la rébellion, devrait être évitée car elle présente deux inconvénients : un encouragement pour l’avenir à recourir à la violence et une frustration pour les communautés qui n’ont pas pris l’initiative d’y recourir et qui risquent de s’y mettre à leur tour, comme on l’a observé au Mali. Les communautés sédentaires se sont en effet armées, souvent en se rapprochant des djihadistes, car elles craignent les groupes touaregs « signataires » (de l’accord d’Alger), toujours non désarmés, dans un contexte où l’on se souvient que les nomades ont razzié les sédentaires pendant des siècles. Ainsi, paradoxalement, l’accord d’Alger, dont certains espéraient qu’il isolerait les djihadistes, dominants depuis 2012, mais non signataires, les aurait plutôt renforcés, comme l’intensification de leurs attaques au Nord Mali le suggère aussi.

Les insuffisances du traitement militaire : l’impuissance de Barkhane à réduire les attaques de quelques petits groupes hostiles, au nord du Sahel, s’explique aussi : déjà, les conditions du succès d’une contre-insurrection n’ont pas pu être réunies. Pour « pacifier » une zone et mobiliser sa population au profit des autorités légitimes, il faudrait que la neutralisation des groupes hostiles soit aussitôt suivie d’une occupation du terrain par la gendarmerie locale, la police, un sous-préfet, un instituteur motivé, quelques services publics et travaux d’intérêt général pour traiter les doléances de la population. Or, ce « quadrillage régalien » du territoire ne se produit pas, ni au nord du Mali, ni d’ailleurs en Somalie (après l’action de l’AMISOM).
Sans relève, le territoire est de nouveau dominé par les groupes armés, comme l’avait théorisé David Galula. La même nécessité de relève civile, administrative et économique, s’imposera aussi pour la nouvelle force conjointe du G5 Sahel en cours de mise en place, si ses financements peuvent être pérennisés. Même remarque pour les 800 soldats américains et la base de drones déployés au Niger (sur 6 000 soldats américains présents sur le continent). De ce fait, la focalisation actuelle sur la composante militaire devra être complétée par une relève administrative et économique du territoire pacifié.

Quelles meilleures solutions ? Expérience et bon sens convergent : les améliorations relèvent à la fois de la prévention, en traitant les racines de la fragilité, et de la répression, mais pas seule¬ment militaire, en mettant l’accent sur l’action judiciaire et policière, si déficiente actuellement dans les Etats du Sahel, à l’exception peut-être du Sénégal et de la Mauritanie qui sont aussi les plus indemnes de l’insécurité.
S’agissant de l’accord déjà passé avec certains groupes armés du Mali (accord de 2015 issu du processus d’Alger), il ne s’agit plus de le remettre en question (même s’il est difficilement applicable), mais désormais de s’efforcer de le mettre en œuvre de manière, pragmatique et politique : moins de tolérance à l’égard des milices, quelles qu’elles soient, et plus de respect à l’égard de la souveraineté des autorités de Bamako. Tutelle et menaces de sanctions nous paraissent contreproductives.

Renforcer les Etats par les institutions judiciaires et régaliennes

Légitimité et confiance doivent être consolidées au sein des nations fragiles. Contrairement à ce que l’on constate, un appui international pour¬rait être apporté en priorité aux institutions judiciaires, pénitentiaires et policières, gendarmerie comprise, pour les Etats ayant des autorités légitimes. Il existe en particulier un besoin insatisfait de justice. D’une enquête auprès de personnalités représentatives du Mali à laquelle a procédé l’Institut d’Etudes et de Sécurité, il ressort que « la priorité qui a été considérée comme la plus urgente a été la nécessité d’en terminer, de façon visible, avec l’impunité des criminels et des trafiquants ». Cette attente de l’opinion a pourtant été ignorée par la      « Conférence internationale pour la relance économique et le développement du Mali » tenue à Paris en 2015 sur le thème « Bâtir un Mali émergent ».
Des institutions judiciaires efficaces, sont un moyen très important pour désamorcer les conflits sociaux et aussi pour contrôler les forces mises en œuvre par l’Etat. Leur manque se fait cruellement ressentir au Sahel. Il s’agirait d’un projet très ambitieux.


Faire revenir les services publics de base et refondre la perception des impôts

Le manque de services adaptés aux populations rurales est véritablement à la source du désastre. Ils doivent être organisés par l’Etat, avec l’aide des bailleurs de fonds. La solution n’est sans doute pas dans une régionalisation poussée comme envisagée de manière extrême dans l’accord d’Alger de 2015 pour le Nord du Mali (concession aux groupes armés sécessionniste), avec une élection des Présidents de région directement au suffrage universel.
Il y a là un risque d’éclatement du pays. Les groupes armés risquent de remplir le vide si le gouvernement central délaisse d’immenses zones rurales. Mais renforcer la présence de l’Etat et les services publics nécessite aussi d’appuyer la refonte des systèmes fiscaux centraux défaillants des Etats fragiles, un secteur où beaucoup reste à faire, mais avec un potentiel important de recettes et de meilleure justice fiscale. En outre, les fonctionnaires locaux cherchent généralement à éviter les zones déshéritées (et dangereuses) : des incitations financières ou autres seraient judicieuses pour y remédier.

Aider directement les armées africaines

L’aide actuelle, financière et technique, à « l’architecture de défense et de sécurité » théorique et apparemment mort-née de l’Union africaine semble bien être une perte sèche, l’expérience n’ayant encore jamais permis de voir une seule « force en attente » devenir opérationnelle en Afrique. La force ad hoc du G5 Sahel, quant à elle, ne pourra produire des résultats que si les armées nationales qui la constituent en ont la capacité, à l’instar de la FMM contre Boko Haram où l’armée tchadienne est le fer de lance.
Inversement, l’AMISOM en Somalie, autre force multinationale africaine, a démontré sa très faible efficacité contre les Chebabs. L’essentiel est donc bien l’appui bilatéral, contractualisé.
Ceci suppose peut-être une meilleure relation de confiance avec les responsables africains et donc de sortir d’un certain sentiment de supériorité qui pourrait inspirer encore les décideurs politiques et militaires des pays donateurs. Ils ont parfois tendance à juger globalement les pays sahéliens « corrompus », alors qu’il existe de nombreux cadres intègres et patriotes.

Refonder le contrat social et contrôler l’action politico-religieuse

A l’inverse des accords politiques avec des bandes armées, l’expérience montre l’intérêt d’octroyer des processus de « réconciliation » entre des individus égarés, djihadistes ou non, et « repentis » et l’Etat central. Il existe en effet différentes expériences réussies (Algérie, Afrique du Sud) dont les Etats sahéliens commencent à peine à s’inspirer, en Mauritanie (dé radicalisation et réinsertion) et au Niger        (« main tendue »), voire au Mali (projet de loi vis-à-vis des djihadistes repentis et existence d’une commission pour la vérité et la réconciliation).
L’expérience réussie du Niger avec la « Haute Autorité à la Consolidation de la Paix », sans la très pesante tutelle onusienne et internationale qui existe au Mali, est un précédant intéressant. Il serait possible aussi de s’inspirer, au Sahel, de l’expérience du Maroc et de l’Algérie dans le contrôle public des services religieux (imams et enseignement coranique) pour éviter toute dérive sectaire, en surmontant alors l’obstacle de la « laïcité » (en dehors de la Mauritanie et du Soudan) des Etats sahéliens.

Valoriser les atouts du Sahel

Les atouts humains : maîtriser la natalité, reconstruire le système éducatif délabré et concurrencé par les médersas

Le manque de services adaptés aux populations rurales est véritablement à la source du désastre.

Ce sont deux obstacles majeurs et largement délaissés par les bailleurs de fonds. Pour bénéficier de la croissance démographique, il y a des conditions impératives. En premier lieu, la démo¬graphie doit être entrée en transition. Autrement dit, seule une baisse de natalité permettrait de tirer profit de la forte croissance démographique qui la précède. En effet, la proportion de personnes adultes devient alors supérieure à celle des enfants, tandis que le nombre de vieil¬lards reste encore modeste. Plusieurs autres conditions sont encore incontournables : l’éducation et la formation des jeunes adultes, l’existence d’emplois créés par des politiques économiques appropriées, la soutenabilité écologique, la sécurité.

Les dernières révisions des Nations unies, concernant le Sahel, adoptent les chiffres de 5 enfants par femme au Niger en 2050 (2,5 en 2095), contre 7,6 actuellement (record mondial) et 4,2 au Mali en 2050, contre plus de 6 actuelle¬ment (2 en 2095). Sur cette base, le Sahel peuplé aujourd’hui de 125 millions d’habitants, atteindrait une population de 330 millions d’habitants en 2050 et de plus de 650 millions en 2100, sauf émigration massive.
Cette région n’aurait qu’à peine amorcé le processus de transition démographique, pour une série de raisons : besoins non satisfaits de contraception, tradition pro-natalité, faible éducation et scolarisation des filles, pauvreté et absence de retraite des parents. Le démographe Michel Garenne qui a analysé en détail la situation de 6 pays francophones du Sahel (Sénégal, Mauritanie, Burkina Faso, Mali, Niger et Tchad) met en garde contre « une situation insoutenable ».
Ces 6 pays sont sur une trajectoire portant leur population de 90 millions en 2015 à 240 millions en 2050 et 540 millions en 2100. Le Niger seul abriterait plus de 200 millions de personnes contre une quinzaine aujourd’hui, ce qui serait effectivement insoutenable. Serge Michaïlof a également mis en garde, sur le plan sécuritaire, contre une « bombe démographique » au Sahel, tandis que Stephen Smith a souligné le potentiel de migrations massives, notamment vers l’Eu¬rope et ses diasporas.

La première priorité, au Sahel, serait donc « d’assagir » la natalité pour bénéficier du « dividende démographique ».
Les donateurs se sont jusqu’à présent très peu engagés à promouvoir des politiques de planning familial : cela ne représente que 0,2% de leur aide totale, bien que le coût soit modéré (estimé à 8,3 dollars environ par femme et par an). Les gouvernements locaux acceptent désormais d’appuyer un plus important programme de régulation des naissances car il s’agit d’un impératif pour développer leurs pays, même si certains leaders d’opinion peuvent encore s’y opposer.
Un « partenariat de Ouagadougou », associant neuf pays francophones d’Afrique de l’Ouest, a été engagé depuis 2011 pour accentuer la planification familiale. De nombreux pays, musulmans ou non, surtout hors d’Afrique subsaharienne, sont parvenus à assagir la natalité (par exemple, le Bangladesh). En pratique, la technique la plus simple consiste à donner accès à la contraception aux femmes en leur rendant visite dans leurs villages ou en les convaincant de se rendre au centre de santé le plus proche. Hors du Sahel, le Kenya, le Ghana, le Zimbabwe ou Madagascar y sont déjà parvenus.

Valoriser les atouts du Sahel http://yourfreetemplates.com Augmentation de la population entre 2010 et 2050, dans les 5 sous-régions Afrique de l’Est : + 153 % Afrique australe : + 27 % Afrique centrale : + 153 % Afrique de l’Ouest : +167 % Afrique du Nord et Soudan : + 60 %

La seconde priorité serait de reconstruire les systèmes éducatifs nationaux sinistrés, comme ont commencé à le faire plusieurs pays africains. Mettre en place aussi un enseignement tech¬nique, scientifique et professionnel correspondant aux besoins d’une économie en transformation suppose une forte volonté politique et des financements qui font défaut (les perspectives d’accroissement de l’aide sont limitées, mais sa réorientation est possible). Hors du Sahel, certains pays (Ethiopie, Afrique du Sud et Kenya) encouragent fortement les formations scientifiques, techniques et professionnelles, en limitant les autres formations et en subventionnant les plus nécessaires.
Mais un retard considérable a été pris dès l’école primaire au Sahel et sera donc très difficile à rattraper. Au Niger, un enfant fréquente en moyenne l’école primaire un an et demi seulement et 8,5 % seulement des enfants maîtrisent la lecture en fin de primaire (source : PASEC). Au Mali, seul un écolier sur trois atteint la dernière classe du primaire et l’acquisition du français (langue officielle) n’est constatée que chez 8% des élèves de 6 à 14 ans (source : PNUD).

Les raisons du taux d’abandon élevé de l’école primaire varient selon les pays : le coût (manuels notamment), les mariages précoces pour les filles, la mauvaise formation des maîtres, les travaux agricoles impliquant un travail des enfants, enfin le rejet de l’école publique, souvent encore qualifiée d’école « française » en Afrique franco¬phone sahélienne par des parents qui estiment que l’enseignement qui y est dispensé diffuse de « mauvaises valeurs » occidentales.
L’influence des religieux fondamentalistes, le peu d’estime accordé au secteur public parfois corrompu et inefficace, l’offre d’un système éducatif alternatif généreusement financé par des fondations islamiques du Golfe arabo-persique contribuent au délabrement ou à l’érosion du service public de l’éducation. L’anthropologue J.P. Dozon a ainsi évoqué « l’islamisation d’un système éducatif en perdition ».
Le nombre des écoles coraniques au Niger, prédominantes en zones rurales, est de 50 000 et leur création ne nécessite aucune procédure administrative.

Mettre fin à l’enclavement du Sahel

Dès le 18ème siècle, Adam Smith avait souligné que l’enclavement de nombreux pays africains était un handicap, notamment en raison des frais de transport trop élevés, les condamnant à des marchés internes restreints, à une division du travail inefficace et à une pauvreté endémique.
Le projet de route transsaharienne qui irait d’Alger à Tamanrasset, d’où elle bifurque d’un côté vers Kidal et Gao (Mali) et, de l’autre, vers Agadez et Zinder (Niger) apparait judicieux, mais pose un problème de financement. Une telle liaison parait pourtant incontournable pour consolider le Mali menacé de sécessionnisme larvé au Nord (Gao et Kidal ne sont reliés que par une mauvaise piste) et pour désenclaver le Nord du Sahel qui en est la partie fragile.
Le projet défendu par l’IPEMED de « Plan d’Aménagement du Territoire du Sahel (PATS) » qui prendrait la forme d’un plan ambitieux de développement (infrastructures, agriculture, emplois, etc.) permettrait de mailler le territoire et relier les différents Etats de la région pour définir les axes du désenclavement. Mais ceci ne pourrait pas, à notre avis, se substituer au renforcement des Etats du Sahel, qui nous semble un préalable.

Créer des emplois

La très forte natalité sahélienne va amener sur le marché du travail un nombre considérable de jeunes, bien plus nombreux que les emplois actuellement prévisibles sur place. Des atouts existent néanmoins et une diversification est possible.

Réinventer l’agriculture et métamorphoser les terres arides : au Sahel, l’agriculture et l’élevage pastoral font vivre 90 % de la population, mais restent très peu productifs. Et les bailleurs de fonds ont largement déserté ce secteur, comme l’avait autrefois déjà souligné René Dumont ou, récemment, Serge Michaïlof. Et pourtant, des solutions existent qui ont été détaillées dans une série d’expériences et d’études, dont la Grande Muraille Verte (GMV).
Il s’agit d’abandonner les techniques destructives telles que le surpâturage et les cultures et pâturages sur brûlis, de développer l’agroforesterie (cultures de céréales sous abris arbustifs), de maitriser la rétention de l’eau de ruissèlement (mini- barrages), d’introduire des variétés sélectionnées et mieux adaptées à la sécheresse, de développer l’irrigation par gravité et de réviser le droit foncier de manière à assurer des droits de propriété individuels garantis et transférables.
La production de coton pluvial (non irrigué), au Mali et au Burkina, principalement, pourrait être bien davantage valorisée (sans rejeter a priori OGM ou autres innovations techniques) et les cultures irriguées par gravité de riz et de canne à sucre peuvent être bien plus étendues dans les vallées des fleuves Sénégal et Niger. Des forages profonds pour capter la nappe fossile (660 000 km3 d’eau douce) permettent enfin de disposer partout d’eau et de produire des vergers luxuriants et des légumes irrigués au « goutte à goutte » même en zone désertique (comme le montre l’expérience de la GMV).

La révolution numérique ouvre de grandes possibilités : la progression du numérique est fulgurante presque partout en Afrique, même si moins d’un tiers de la population, en moyenne, a accès actuellement à Internet. A partir de 2010, et de manière exponentielle, de nombreux Sahéliens ont pu acquérir des smartphones chinois à prix abordable. Ceci va doper six secteurs : les services bancaires, l’éducation (avec les cours en ligne), la santé (diagnostics à distance, voire l’auto-prévention), le commerce de détail, l’agriculture (cf. ci-dessous), la gouvernance (impôts, formalités administratives, voire la réduction de la corruption par l’e-administration et la traçabilité).
La start-up Tech-Innov, créée par Abdou Kane au Niger apporte un système d’irrigation intelligent, pilotable à distance avec un téléphone portable, qui a « déjà équipé plus de 250 fermes collectives nigériennes qui ont vu leurs surfaces cultivables décupler ». De même, la généralisation du télé¬phone portable au Sahel permet désormais aux agriculteurs et éleveurs d’accéder directement aux informations techniques et commerciales et de vendre leurs produits.

Le potentiel touristique est important (richesses culturelles, paysages, désert, faune restant à protéger) et pourra reprendre dès que la sécurité aura été rétablie.

Les ressources du sous-sol représentent un potentiel encore sous-exploité (or au Mali et au Burkina, uranium et pétrole au Niger, pétrole et gaz au Tchad, en Mauritanie et au Sénégal, peut-être au Mali).

L’ouverture internationale et l’implication crois¬sante de la Chine seront bénéfiques : en dehors du Sénégal, qui attire déjà les investisseurs étrangers, la Chine et les autres acteurs économiques étrangers ne font pas encore du Sahel leur cible prioritaire en Afrique en raison de ses handicaps spécifiques (analphabétisme, pauvreté, enclave¬ment, coût de l’électricité, faiblesse de la gouvernance). Mais l’exemple du développement fulgurant de l’Ethiopie, en particulier, qui bénéficie d’une délocalisation de l’industrie de transformation chinoise révèle un potentiel.

Electrifier le Sahel : étendre le photovoltaïque hors réseau

La production d’énergie électrique est un besoin incontournable alors que les ¾ des Sahéliens vivent encore sans électricité. La start-up kenyane M-Kopa a montré la voie en proposant de vendre de l’énergie solaire à la journée grâce à un système d’électricité prépayé, sous forme de kit permettent aux foyers clients d’éclairer 3 ampoules pour environ 43 centimes d’euros par jour. Le Président de la Banque Africaine de Développement estime que le secteur encore balbutiant du « hors-réseau » doit passer de l’expérimentation à la massification, face à l’échec des politique énergétiques nationales. La baisse du coût du photovoltaïque et la diffusion des téléphones portables chinois à bas prix, utilisés pour payer, doit donner une place centrale à ces nouvelles technologies.

Changer le paradigme de l’aide au développement et se préoccuper plus fortement du Sahel

L’aide au Sahel parait incontournable : il existe un débat sur l’opportunité et l’efficacité de l’aide. Selon certains, une assistance sans modération ferait l’impasse sur les causes institutionnelles et politiques de la pauvreté. Elle favoriserait la dépendance et la corruption et, finalement perpétuerait la mauvaise gouvernance et la pauvreté. De meilleurs remèdes seraient une plus grande ouverture au commerce extérieur et aux investissements étrangers et, pour cela, il faudrait créer des opportunités de profits privés, en protégeant le droit de propriété, le droit des contrats, la justice et favoriser l’économie de marché.
Tout cela est vrai mais, au Sahel, des obstacles spécifiques doivent aussi être pris en compte. Le désenclavement de régions pauvres, l’amélioration de la santé, de l’éducation, des techniques agricoles ou la construction de grandes routes ne peuvent pas trou¬ver de financement par des mécanismes de marché. Les réformes institutionnelles, bien que nécessaires, n’apportent pas de réponses suffisantes à ces questions.
Il existe une « trappe à pauvreté » dont les pays du Sahel sont victimes pour des raisons tenant à la géographie et à l’histoire. En outre, une logique seulement libérale impliquerait que les populations de ces régions puissent émigrer massivement vers les zones plus développées, ce qui leur est interdit. L’aide au Sahel s’impose donc pour des raisons à la fois éthico-compassionnelles, géopolitiques et économiques.

Le Sahel est paradoxalement beaucoup moins aidé que les pays émergents

Les 5 pays francophones sahéliens, par ailleurs bénéficiant de la coûteuse opération militaire Barkhane contre le terrorisme (600 millions d’euros par an), sont peu aidés, en particulier par la France : le Mali est seulement le 18ème pays bénéficiaire de l’aide française (109 M$ en 2013), le Niger le 27ème (60 M$). Parmi les pays les moins avancés (PMA), un seul Etat africain, le Sénégal, figure dans la liste des 10 pays les plus aidés par la France en 2015 (liste qui compte la Colombie, le Brésil, l’Indonésie et la Chine). Le désengagement de la France est encore plus frappant pour l’éducation ; cette aide ayant été divisée presque par 3 de 2010 à 2016 (de 819 millions $ en 2010 à 307 M$ en 2016, dont 20 M$ seule¬ment pour l’éducation primaire). Le décalage est frappant par rapport à l’effort strictement militaire, ce qui a fait écrire à la journaliste spécialisée Laurence Caramel (Le Monde du 01/02/2018) : « La crise des migrants, l’insécurité grandissante au Sahel conduiront-elles M. Macron à moins d’inconséquence ? ». La création du fonds « Minka » par l’AFD augmentera de 100 millions d’euros par an les dons aux pays en crise.
Il est urgent de remédier à ces errements, comme la proportion dérisoire, environ 2 % seule¬ment, de l’aide française à ces pays pauvres, francophones, amis et démocratiques. Cela est dû en partie au fait que les dons sont surtout réservés aux institutions multilatérales, par exemple l’ONUSIDA, dont la France est paradoxalement le 2ème contributeur mondial avec 360 millions d’euros par an, à comparer avec de 200 à 300 millions de dons bilatéraux annuels à partager entre près de 20 pays dits « prioritaires ». Il faut convaincre aussi l’Union européenne et les agences inter¬nationales d’appuyer davantage les fonctions régaliennes des Etats fragiles (justice, forces armées, services fiscaux) ainsi que l’éducation plutôt que le développe¬ment économique des pays déjà performants.
Force est de reconnaitre que l’aide publique au développement, pas seulement française mais internationale, n’a pas vraiment cherché à relever les défis du Sahel : elle s’est même défiée de ces Etats qui compliquent sa tâche, lui préférant nettement les « gagnants ».
Cette tendance n’est pas contrebalancée par les organisations non gouvernementales (ONG), car celles-ci traitent directement avec la population, en se substituant aux institutions et autorités étatiques, au risque de les affaiblir encore plus.

La priorité est d’aider ces pays à reconstruire leurs armées, leurs gendarmeries, leurs systèmes judiciaires et pénitentiaires, leurs systèmes fiscaux, pour plus d’efficacité, d’autonomie et moins d’inégalité, et leurs services publics, à commencer par l’éducation primaire, secondaire et supérieure.

Changer le paradigme de l’aide au développement et se préoccuper plus fortement du Sahel

Force est de reconnaitre que l’aide publique au développement, pas seulement française mais internationale, n’a pas vraiment cherché à relever les défis du Sahel.

Les autres bailleurs de fonds ont, en priorité, tout comme la France, aidé plutôt les pays qui « démontraient une bonne utilisation de l’aide ». Ainsi, en Afrique, le pays le plus aidé par habitant, en 2015, est le Cap Vert, qui n’est plus un PMA depuis 2007 : il reçoit 293 $ par personne, contre 43,5 $ au Niger. C’est le « soutien aux gagnants » qui a transformé en « orphelins de l’aide » les plus fragiles. L’OCDE le reconnait : « le volume de l’aide consentie aux Etats fragiles, abstraction faite de ceux qui sortent d’un conflit violent, paraît exceptionnellement faible, même compte tenu de la médiocre performance de ces pays ».

Pourquoi la France, notamment, n’enverrait-elle pas des formateurs, des instituteurs et des professeurs pour les écoles et universités du Sahel ? Cette pratique a été abandonnée à contretemps. Il semble à présent essentiel d’y revenir.

Par ailleurs, les besoins sécuritaires de ces pays ne peuvent être comptabilisés dans l’aide, en dépit de la rhétorique sur le lien entre développement et sécurité. Il semble, à ce stade, difficile de modifier la définition de l’aide publique pour inclure de telles dépenses car certains pays de l’OCDE (scandinaves en particulier) s’y opposent. Un effort de plaidoyer diplomatique est donc nécessaire. L’Union européenne prévoit désormais (pour 2019) de proposer à ses Etats membres d’inclure le financement des armes dans sa « Facilité de Paix ».

La solution n’est donc pas forcément dans l’augmentation globale de l’aide, mais surtout dans sa réorientation. L’objectif purement quantitatif a jusqu’à présent incité à gonfler les chiffres en favorisant les prêts par rapport aux dons, au détriment des plus pauvres qui sont insolvables. Le problème est bien plus qualitatif et géopolitique que quantitatif. Il s’agit de prendre en compte, pour la France et pour les pays européens, leurs intérêts prioritaires qui sont d’éviter que les pays fragiles et voisins de leur sud immédiat ne basculent encore plus dans des crises provoquant des exodes massifs : ceci suppose un pilotage beaucoup plus géopolitique de l’aide.

Il paraitrait utile aussi de repenser les relations des « partenaires techniques et financiers » avec les pays sahéliens, médusés ou démunis devant la cacophonie et les redondances des bailleurs de fonds qui dictent leur loi. Les « partenaires » ne parviennent pas à se coordonner mais, en tant que payeurs, décident in fine quitte à déresponsabiliser les « bénéficiaires ». Une amélioration simple serait déjà que les Etats membres de l’Union européenne délèguent à celle-ci l’essentiel de leurs aides bilatérales au lieu du double système actuel (chaque Etat membre plus l’UE), en se mettant préalablement d’accord sur les priorités.

Nicolas Normand 
Ambassadeur de France 
Septembre 2018

bibliographie sommaire
Culture plurielle, culture en mouvement, Georges Balandier, 1992
Startup Lions, livre de Samir Abdelkrim, 2018
Africanistan, de Serge Michailof, Fayard, 2015
Le Grand Livre de l’Afrique, Chaos ou Emergence au sud du Sahara ?, de Nicolas Normand, préface d’Erik Orsenna, Eyrolles, à paraître en novembre 2018.

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