"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE
mars 23, 2023
Par Dominique Moïsi
Conseiller spécial Géopolitique Institut Montaigne
Le 11 Novembre 1918 était une date qui comptait dans la vie de mon père. Il avait alors seize ans et avait fumé sa première cigarette, « pour célébrer la victoire de la France et la fin de la guerre ». Il n’allait pas devoir rejoindre ses frères aînés qui venaient d’être mobilisés. Mais il ne perdait rien pour attendre. Vingt deux ans plus tard au Printemps 1940, seul sous-officier encore combattant dans son unité, il allait faire traverser la Loire à ce qui restait de ses hommes, action qui lui valut la Croix de Guerre, mais ne l’empêcha point d’être arrêté par les nazis à Nice en Octobre 1943 et d’être « escorté » à Drancy par des gendarmes français.
Le suicide de l’Europe
Aujourd’hui un siècle plus tard la commémoration de l’armistice de 1918 constitue une triple mise en garde.
La première repose sur un constat. En Novembre 1918, l’Europe sortait d’un drame, qu’elle s’était infligée à elle-même, par un mélange d’inconscience, de légèreté et d’entêtement. Elle croyait encore selon la formule de Clausewitz que la guerre pouvait être « la poursuite de la politique par d’autres moyens ». Après la guerre de Crimée (près d’un million de morts) et après la guerre civile américaine (plus de six cent milles victimes), la formule de Clausewitz était devenue une incitation au désastre.
L’Europe a certes renoué avec la prospérité et la paix, mais elle n’a jamais retrouvé le statut central qui était le sien
Si en dépit de ses pertes humaines gigantesques (plus de dix huit millions de morts) l’Europe était encore centrale sur la scène du monde en 1918, tel n’était plus le cas en 1945. Après la fin d’un suicide collectif englobant les deux guerres mondiales, l’Europe – la France et la Grande-Bretagne en firent l’amère expérience lors de la crise de Suez en 1956 – n’était plus au cœur de l’Histoire.
L’Europe a certes renoué avec la prospérité et la paix, mais elle n’a jamais retrouvé le statut central qui était le sien. Et ce parce qu’elle n’a pas su dépasser ses divisions et transcender ses haines entre 1918 et 1945.
L’échec de l’armistice à déboucher sur une paix véritable peut se résumer ainsi : des exigences nationalistes trop dures (à la hauteur de l’énormité des sacrifices ?) des internationalismes trop faibles : le tout exacerbé par une crise économique majeure. Les conditions de paix imposées à l’Allemagne étaient trop rigides, les contrôles exercés par la Société des Nations, trop faibles. En rejetant l’internationalisme du Président Wilson, l’Amérique poussée par un mouvement isolationniste, laissa l’Europe face à elle même et à la montée suicidaire en son sein de mouvements populistes et irrédentistes.
En 2018 tout se passe comme si en l’espace d’un siècle nous avions assisté à un jeu de chaises musicales entre la France et les Etats-Unis. Aujourd’hui c’est la France d’Emmanuel Macron qui incarne le mieux la défense des principes wilsoniens. Et pour comprendre le nationalisme intransigeant de Georges Clemenceau à Versailles, il faut plutôt se tourner vers l’Amérique de Trump. Même si le « Tigre », le grand ami de Claude Monet, ne pourrait que se retourner légitimement dans sa tombe à l’idée d’être comparé à l’entrepreneur new yorkais.
Comment faire justice à la complexité de l’Histoire autrement que par la nuance de la pensée ? Pas plus que le présent ne saurait prendre en otage le passé, les couches successives de passés ne sauraient s’annuler entre elles. Mon père avait été trahi de la manière la plus ignominieuse par le régime de Vichy, cela ne l’empêchait pas de distinguer chez Pétain, le héros de Verdun, du collaborateur de l’Allemagne nazie, traitre aux valeurs de sa patrie.
Ce n’est pas là le seul piège de la commémoration de l’armistice de Novembre 1918. Pour les Français cette date est douloureuse certes – elle évoque la fin d’un massacre insensé – mais elle demeure glorieuse. Pour notre principal allié d’aujourd’hui, l’Allemagne, elle n’est que douleur. Tous les sacrifices consentis l’ont été en vain et de plus l’humiliation et la souffrance ont conduit le pays à se jeter librement et démocratiquement dans les bras de l’homme qui entraina leur pays et l’Europe à la catastrophe totale.
L’absence de règles et de principes acceptées par tous conduit à la catastrophe
La leçon « européenne » de 1918 est que l’on peut se conduire comme Clémenceau pour gagner la guerre, mais pas pour gagner la paix et que le nationalisme dans ses excès conduit de manière directe ou indirecte à la guerre.
Le danger de l’aveuglement
La deuxième mise en garde – contenue non par l’armistice même, mais par la période qui le suivit – est que l’absence de règles et de principes acceptées par tous – ou pire encore l’existence d’institutions au dysfonctionnement structurel – conduit à la catastrophe. Le rejet du multilatéralisme par l’Amérique post wilsonienne, la montée des populismes en Europe combinèrent leurs effets négatifs. La période contemporaine évoque dangereusement sur ce plan les années vingt comme les années trente du siècle dernier. « Ceux qui ignorent l’Histoire se condamnent à la répéter » disait dans un de ses plus fameux aphorismes, l’essayiste américain d’origine espagnole Georges Santayana.
La troisième mise en garde est de nature plus philosophique. Les générations qui n’ont pas connu la guerre ont tendance plus que d’autres à sombrer dans l’aveuglement et à reproduire, de manière presque mécanique, l’enchainement des causes qui conduisent comme par fatalité à cette dernière. Le contraste entre la légitime volonté mémorielle du président de la République et les commentaires de trop nombreux médias est troublant. Alors que le premier évoquait « la mémoire des poilus« , les seconds encourageant ainsi une « défaite de la pensée », mettaient en avant le mécontentement des Français devant la montée du prix des carburants ou plus globalement la baisse du pouvoir d’achat. Il ne s’agit pas bien sûr de mépriser ces considérations importantes. Mais comment élever le débat, faire preuve d’une pédagogie exigeante et ambitieuse, si les médias, comme pour flatter leurs audiences ramènent constamment les enjeux vers le bas et se refusent plus globalement à traiter l’Histoire avec le sérieux qu’elle mérite.
Les leçons de 1918 sont nombreuses et sonnent comme une ultime mise en garde, face aux Orban, Salvini et Trump de 2018.
Dominique Moïsi
Nous reproduisons une fois de plus, avec son aimable autorisation, et l’en remercions, un article passionnant de Dominique Moïsi paru dans les Echos. Après avoir enseigné, entre autres, à l’ENA, au King ’s College de Londres, à l’université hébraïque de Jérusalem et à Harvard, Dominique Moïsi est actuellement Senior Counselor à l’institut Montaigne, conseiller spécial à l’IFRI après en avoir été un des membres fondateurs. Il est également membre du Groupe de Bilderberg.
Dominique Moïsi a publié plusieurs ouvrages dont le très remarquable « Géopolitique de l’émotion » dont nous nous sommes parfois inspirés dans nos articles, ainsi que « le Nouveau Déséquilibre du monde. »
Il collabore dans de très nombreux journaux français et étrangers tels que les prestigieux Times ou New York Times. Il a tout jeune été l’assistant de Raymond Aron. D’aucuns, et à juste titre, le tiennent pour son héritier spirituel.
Il est considéré comme l’un des tout meilleurs analystes de géopolitique.
À toutes et à tous, nous vous souhaitons une bonne lecture et le même plaisir et enrichissement intellectuel que nous avons éprouvé à sa lecture.
Léo Keller
Par Dominique Moïsi
Avec l’aimable autorisation des Echos (publié le 11/11/18).
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Une réponse
Si les mots ont un sens, la guerre de 14-18 ne fut pas « le suicide de l’Europe » – même si, a posteriori et avec la distance géographique, un historien indien a pu éprouver ce sentiment et forger cette formule. Un suicide résulte d’un désir de mourir. Aucun des gouvernements qui, en juillet-août 1914, ont été pris dans l’engrenage, ne souhaitait la mort de son pays, ni même celle des pays adverses. Surtout, personne en 1914 n’imaginait que cette guerre durerait près de cinq ans et massacrerait 20 millions d’êtres humains – jusqu’à 10% des hommes en âge de travailler dans certains pays d’Europe. L’Allemagne partait pour une guerre « fraîche et joyeuse », visant à lui donner le contrôle de l’Europe continentale et à établir une solide pax Germanica, grâce à l’application du Plan Schlieffen qui lui garantissait une victoire décisive en un trimestre. L’Autriche avait besoin de mettre au pas la Serbie, état-voyou ivre de nationalisme qui pratiquait le terrorisme, mais qui ne pourrait tenir longtemps face aux forces impériales. La Russie a mobilisé pour en dissuader l’Autriche. La France a reçu la déclaration de guerre allemande et n’avait d’autre choix que de se défendre, comme la Belgique. C’est pour défendre la neutralité de celle-ci que l’Angleterre est entrée en guerre, avec une minuscule armée dont l’impréparation révèle clairement que les Britanniques ne prévoyaient pas d’intervenir dans un conflit majeur. Bref, le modèle mental qui représente le plus fidèlement l’engrenage fatal de l’été 1914 (et qui ressort de l’analyse de Christopher Clarke dans « Les Somnambules ») est celui d’un processus politique qui dérape, comme une voiture qui fait une sortie de route ou une centrale nucléaire qui part « hors contrôle ». Rien à voir avec un « suicide ».
Sur le plan économique, la plupart des experts estimaient qu’au bout de quelques mois d’un conflit majeur, l’épuisement des ressources forcerait les belligérants à négocier la paix. Ce raisonnement, qui eût été valable sous l’Ancien Régime, ne tenait plus à « l’ère des masses ».
http://www.franceaudacieuse.com/2018/11/09/grande-guerre-cliches-legendes-histoire/