"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE
juin 9, 2023
Septembre 1971. Voici cinquante ans, André Malraux s’engageait pour l’indépendance du Bangladesh, dont le peuple et les intellectuels étaient victimes de la répression du Pakistan auquel ils étaient rattachés depuis la partition du sous-continent indien en 1947. L’écrivain, ancien ministre des Affaires culturelles du général de Gaulle, était-il vraiment prêt à soixante-dix ans à prendre le commandement d’une brigade de volontaires internationaux, comme il le dit et l’écrivit à la suite de son « Appel pour le Bangladesh » ? Les éditions Gallimard publient cet automne, pour marquer à la fois ce cinquantenaire et le 120e anniversaire de sa naissance, le 3 novembre 2021, mon livre Malraux et le Bangladesh. Faisons un peu d’histoire. En décembre 1970, la Ligue Awami (créée en 1949) de Mujibur Rahman (1920-1975) remporta les premières élections générales libres au Pakistan oriental. La création de cette province remontait au 14 août 1947, quand le Royaume-Uni avait présidé à la partition du sous-continent indien en rattachant le Bengale oriental au Pakistan sur des considérations confessionnelles, sans tenir compte de ses spécificités ethniques, économiques, politiques et sociales. La réalité géographique ensuite est simple : 2 400 kilomètres séparent Karachi (Pakistan occidental) de la capitale de la province orientale, Dacca (ou Dhaka). 2 400 kilomètres donc… mais surtout, entre les deux parties du pays, l’Inde qui s’étend dans toute sa largeur avec ses 1 700 kilomètres depuis la frontière indo-pakistanaise dans l’État du Cachemire jusqu’à sa frontière orientale avec le futur Bangladesh. Mais le général Yahya Kahn, président du Pakistan, n’accepta pas la volonté séparatiste des Bengalis et invalida les résultats. Mujibur proclama pourtant l’indépendance de son pays le 25 mars 1971 ; il fut arrêté la nuit suivante. Commença alors la longue guerre civile qui opposa les forces indépendantistes à la puissante armée pakistanaise. Le président Khan déclencha l’Operation Searchlight, dont les premières cibles étaient les intellectuels et les Hindous. La guérilla Mukti Bahini et les troupes bengalies furent bien démunies face à l’armée d’occupation, qui entreprit une véritable guerre d’extermination. Devant les millions de victimes et réfugiés, le gouvernement provisoire du Bangladesh, installé à Calcutta, avait interpellé la communauté politique et intellectuelle internationale avec le soutien indien. André Malraux, personnellement approché, fut l’un des rares intellectuels français qui répondit à cet appel au secours ; sa fascination pour l’Inde et la figure de Gandhi l’y rendit peut-être plus sensible. Il s’attira ainsi l’admiration de jeunes intellectuels, parmi lesquels Bernard-Henri Lévy, et l’engagement, entre septembre et décembre 1971, de nombreux volontaires. Du 21 au 24 avril 1973, Malraux vécut quatre jours inoubliables , au Bangladesh devenu indépendant, suite à l’intervention armée de l’Inde, un voyage triomphal, où il fut reçu quasiment comme un chef d’État. Comme le dit Philippe Halphen dans son documentaire en deux parties « Spécial André Malraux : Bangladesh an 1 : du désespoir à l’espoir » sur le voyage de la reconnaissance, dont le second volet, « 5000 ans de civilisation indienne » (diffusés les 6 et 13 juillet 1973), était consacré au voyage en Inde et au Népal, où il était reçu comme « hôte d’Etat » des deux gouvernements indien et népalais : « Devant l’indifférence du monde qui assiste en spectateur au génocide de tout un peuple, une seule voix s’élève, et cette grande voix solitaire est celle d’André Malraux, qui lui, n’accepte pas. » Ce « Spécial André Malraux » (2 x 52 minutes) fut reprogrammé quinze jours plus tard, les 22 et 29 juillet. Depuis lors, jamais plus. Âgé alors de 17 ans, je découvris Malraux avec mon frère François, de trois ans mon cadet, au soir du 6 juillet 1973, tous deux fascinés, à travers ce film construit avec passion et un vrai sens de la tragédie par Philippe Halphen, sur ce voyage unique à tout point de vue, sans second, au Bangladesh, projeté sur la Première chaîne de la télévision (à l’époque, ORTF). Son arrivée à Dacca, sa première visite à Mujibur Rahman, sa visite aux blessés de la guerre, son discours de doctorat honoris causa à l’Université de Rasjhahi, qui lui fit remis par le président de la République Chowdhury, sa visite à Chittagong et ses entretiens avec Ph. Halphen. Tout nous fascina. Cinquante ans après son appel, je révèle ici les pièces du dossier restées enfouies dans un dossier intitulé « Bangladesh » et composé exclusivement de notes et textes de travail totalement inédits de Malraux, laissé par Sophie de Vilmorin, la dernière compagne de l’écrivain, et que m’offrit à sa mort, l’une de ses filles, Claire de Fleurieu. Dans ce livre, je montre comment le Bangladesh occupa une place tout à fait insoupçonnée dans la vie de Malraux durant les années 1971-1974 et finalement par-delà sa mort. Mon travail s’est donc construit autour de plusieurs sources, scrupuleusement étudiées pour la première fois, à savoir l’ensemble des notes laissées par Malraux, sa correspondance, ses textes écrits durant le guerre et lors de son voyage, enfin, la presse internationale. Au départ de toute cette improbable aventure, la dernière geste épique de Malraux, il y a un malentendu ou plus exactement une contradiction. Il faut rappeler que lors de l’invitation faite à l’écrivain, par quelques intellectuels indiens, relayée aussi par l’ambassadeur de l’Inde en France, en août 1971 de prendre part à la conférence internationale de New Delhi, pour venir en aide au Bangladesh et a son chef emprisonné, Mujibur Rahman, Malraux avait répondu par une lettre paradoxale, dans laquelle il disait : Ne parleront sérieusement au nom du Bengale que les intellectuels qui combattront pour lui. J’ai, vous le savez, une expérience militaire qui n’appartient guère aux écrivains. Je suis prêt à prendre un commandement militaire au Bengale (sous-direction bengalie, évidemment). Ou, à la rigueur, à parler pour le Bengale à l’ONU. Ce ne serait possible qu’en liaison avec l’Inde, puisque j’ai quitté le Gouvernement français avec le général de Gaulle. Ce n’est pas facile. Ce n’est pas insurmontable. Toute autre action me semble vaine. N’y a t-il pas contradiction dans les deux propositions avancées par l’écrivain ? Déclinait-il par une formule rhétorique l’invitation ou se déclarait-il volontaire – et quel volontaire ! – pour créer une brigade internationale comme autrefois en Espagne ? La question est de savoir si Malraux a cherché cette ambiguïté ou s’il s’est emballé de façon quelque peu inconséquente ? Les documents que je possède sont explicites à ce sujet. Malraux était prêt à s’engager. L’autre question, qui en découle, est bien de savoir jusqu’à quel point ? Toute la difficulté est là mais jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à sa rencontre avec Indira Gandhi, à Paris, en novembre 1971, il est encore convaincu qu’il partira. Comptait-il partir avec la petite centaine de personnes qui s’étaient portée volontaires (mais qu’il n’avait jamais rassemblée) – ou tout seul ? L’Inde n’avait nul besoin de la présence de Malraux ni de ses pauvres volontaires sur les théâtres d’opération, dès qu’Indira Gandhi avait pris la décision d’engager son armée contre le Pakistan. L’honneur de Malraux est d’avoir accepté de soutenir quasi seul le Bangladesh et donc l’Inde, contre les Etats-Unis et la Chine, alliés du Pakistan. En novembre 1971, le célèbre correspondant du New York Times à Paris, Cyrus Sulzberger, invita à déjeuner André Malraux et Régis Debray. Ce dernier l’interrogea : « Quelles sont les raisons qui vous poussent à choisir le Bangladesh ? » Réponse de Malraux à son auditoire médusé : « On m’a demandé d’adopter le Bangladesh. Leur cause est désespérée. Aucune cause ne peut survivre sans un chef qui ait un nom. Ils ont besoin d’un de Gaulle. Il leur faut un de Gaulle. Il faut un de Gaulle à tout le monde ». Pensait-il à lui-même ou à Mujibur Rahman ? L’histoire ne le dit pas, mais ma conviction est qu’il se serait bien vu comme le de Gaulle du Bangladesh. Pourtant il savait n’être pas légitime dans ce rôle, même si jusqu’à la fin novembre, un doute persistait encore pour un possible départ. Le 18 décembre 1971, Malraux publiait dans Le Figaro une lettre ouverte au président Nixon sur le Bangladesh, l’interpellant à propos de son alliance avec le Pakistan, lui demandant de ne pas oublier « la fuite éperdue des foules hindoues du Bengale – et même d’un certain nombre de musulmans » vers l’Inde. Et il terminait sa lettre par ces lignes très sévères : « Je ne crois pas que votre illustre statue voie passer avec joie sur les écrans de télévision, ces foules hallucinées qui se souviennent parfois de ce qui s’appela jadis la liberté. Car ce que je dis aujourd’hui, ce n’est pas moi qui devrait le dire : c’est vous. » Cette page fit grand bruit. Elle explique sans doute l’invitation – paradoxale elle aussi – qu’adressa à Malraux le Président américain, Richard Nixon, deux mois plus tard, qui désirait le rencontrer avant de se rendre à Pékin s’entretenir avec Mao. Sans la « Lettre ouverte sur le Bengale », il y aurait eu peu à parier que Malraux fût l’hôte de la Maison Blanche. Le Sénat de Calcutta et l’université “ Bangladesh Sabayak Samiti ” saluèrent la lettre de Malraux à l’égal du “ J’Accuse ” d’Emile Zola. Seize mois plus tard, l’Inde et le Bangladesh l’invitaient officiellement en témoignage de leur gratitude. La rencontre entre l’ancien “coronel” de l’escadrille España et le peuple du Bangladesh encore convalescent reste l’une des plus bouleversantes qui fut, dans l’ordre d’une fraternité transcendante. En témoignent tous les discours qu’il prononça durant ce voyage de la reconnaissance – plus que de consolation, comme certains ont pu dire. Plus qu’un voyage officiel, il s’agit d’un voyage légendaire, qui demeure sans nul doute un événement unique dans toute sa vie, comme dans l’histoire du Bangladesh. Le Voyage de la Reconnaissance Le 21 avril 1973, débarquant à l’aéroport de Dacca, capitale du nouvel Etat, aux cris de “Vive Malraux ! Vive Malraux !” lancés par les enfants bangladais, le héraut de la liberté, flanqué de couronnes de fleurs, après avoir pris dans ses bras un petit garçon et l’avoir embrassé, s’approcha des personnalités venues l’accueillir et prononça ces mots : « J’embrasse la pauvreté sur un seul visage. Ne pouvant pas embrasser tout le monde, j’embrasse le Bangladesh sur un seul visage4. » Le ton de cette visite, que l’on peut qualifier sans exagération de “visite d’Etat”, était donné. Aucun observateur n’a dû alors comprendre la dimension, non pas tant historique, qui, elle, n’a pas échappé aux responsables du pays et en particulier à Mujibur Rahman, le Premier ministre, père de l’Indépendance, et au président Chowdhury, mais quasi spirituelle, de cette superbe parole que venait de prononcer Malraux, paraphrasant celle de François à une mendiante (ou une lépreuse) d’Assise, rapportée dans les Fioretti , sept siècles et demi plus tôt. A l’Université de Dacca, dans un discours improvisé, il lança à son auditoire qui ne pouvait qu’en être saisi, et déjà par sa voix si pathétique, avant toute traduction : « Etudiants de Dacca, je parle aujourd’hui pour la première fois dans la seule université du monde qui ait plus de morts que de vivants ! […] La dernière fois que j’ai vu Nehru, il m’a dit : « Tout le monde parle de l’Inde comme d’une princesse, l’Inde est une pauvresse au bord de la route qui regarde passer nos efforts et notre misère comme une mère malheureuse. Mais de tous mes fils, je ne reconnaîtrais jamais que ceux qui, pour me sauver, ont tendu leurs bras vers moi. » L’Inde était au bord de la route et vous avez tendu vos bras vers elle, et c’est elle qui vous a regardés avec cette forêt de poings brandis, qui brandissait enfin vos fusils vainqueurs ! Tous vos morts avaient rendez-vous avec la destinée du Bangladesh, mais maintenant c’est à vous qu’il revient de faire la nation5. » Seule l’Inde pouvait insuffler à Malraux cette inspiration, qui lui donnait un ton prophétique à la mesure de la tragédie, qui n’était pas séparable pour lui de son rapport à cette civilisation millénaire qu’il avait tant chanté et qui surtout était porteuse plus qu’aucune autre au même degré, de spiritualité et de non-violence, héritière à la fois de Gandhi mais d’abord de Siddharta Gautama, le Bouddha. Chaque étape de son périple était marquée par la mort et la fraternité. Bien que le Bangladesh soit un pays musulman, Malraux le considérait comme un pays marqué par l’hindouisme autant que par l’héritage gandhiste. S’il n’avait été qu’un pays d’Islam, au nom de quoi Malraux aurait-il prit parti pour lui, alors qu’il ne s’est jamais particulièrement senti proche de cette civilisation et que la guerre d’Algérie n’a pas semblé le retenir outre mesure, si ce n’est, à partir de 1958, du fait de ses fonctions de ministre de l’Information, puis surtout de ministre d’Etat chargé des Affaires culturelles, à partir de 1959 ? L’art égyptien, qui le fascina tant, était l’Egypte pré-islamique et l’Iran, ce fut d’abord l’empire Perse, la civilisation sassanide, puis à partir de la conquête de l’islam, « au temps de la gloire d’Ispahan », le pays marqué par « cette puissance d’humanisation, liée à une présence de la femme que le monde islamique entend ignorer partout ailleurs[1] « . Les artistes de l’Inde, qu’ils soient hindous ou moghols, ont toujours placé très haut la représentation de la femme soit dans les thèmes des grands textes sacrés de l’hindouisme soit dans l’art érotique. Malraux n’aura jamais défendu que des causes liées à l’idée fondamentale de démocratie et de république, que ce soit en Indochine, en Espagne, ou dans la France de l’Occupation. La rencontre postérieure manquée avec la destinée d’Israël – au moment de la crise du canal de Suez, en 1956 – comme l’affaire du Bangladesh, se placent dans la même perspective d’une nation luttant pour conquérir ou défendre son indépendance ou sa liberté menacées. Car, ce qui intéressait Malraux par-dessus tout, c’est une certaine idée de l’âme humaine dont il ne se départait pas, et qui s’alliait à l’idée de justice. C’est pourquoi, recevant le prix Nehru de la compréhension internationale en 1974, qui représentait pour lui une sorte de prix Nobel de la paix, des mains d’Indira Gandhi, dans son discours de réception, il eut un beau développement sur « ces mains que j’aie vues à tant d’occasions, et jusqu’aux événement du Bangladesh, défendre presque seules, avec une exemplaire fermeté, les droits de la faiblesse et du malheur 7. » Malraux appartient à cette race d’écrivains pour lesquels l’éthique – ce qu’il appelait aussi « les droits de la faiblesse et du malheur » -, n’est pas une branche de la philosophie mais bien “la philosophie première”, selon cet aristocrate de la pensée que fut Emmanuel Levinas. Malraux est reçu comme un héros Dacca, à l’université de Rasjhahi, où le président de la République, le chancelier Chowdhury l’accueillit pour lui conférer le titre de docteur honoris causa et à Chittagong, où le chancelier de l’université l’accueille par ces mots : “ Le Bangladesh vous attendait déjà avant sa naissance. […] Dans la politique, en France comme dans le monde, vous êtes un être d’exception, un être unique26.” Ce n’est ni à Sartre, ni à Aragon, ni à Claude Simon, que ces paroles étaient destinées. Un an et demi plus tôt, à l’été 1971, l’écrivain Raja Rao, le premier des amis indiens de Malraux, qui avait connu Romain Rolland, lui écrivit : “ Je répète que vous êtes le seul homme sur terre qui puisse dire sur le Bengale quelque chose qui sera écouté par tout le monde en Orient et en Occident. ” Il ressort de toute cette aventure incroyable, l’amour contagieux de Malraux pour l’Inde, qui seule au monde, témoignait, si souvent, malgré elle, de l’héritage du Mahatma et puis, cette aventure porte en elle un autre aspect inattendu, la défense de l’écrivain et ancien ministre du général de Gaulle, d’un pays sans doute lié à l’Inde par sa frontière et sa minorité hindoue, mais dont il ignorait presque tout, sauf que c’était un pays musulman marqué par l’hindouisme. Par-delà sa mort, en novembre 1976, André Malraux aura scellé une alliance « éternelle » avec le Bangladesh. Michaël de Saint Cheron
26 BA1, ibid. Michaël de Saint-Cheron, chercheur affilié à l’EPHE (Centre HISTARA), travaille sur la philosophe des religions et chercheur en littérature de la modernité. Philosophe des religions et écrivain. Chargé du patrimoine mondial à la Drac Île-de-France. Il est l’auteur d’une trentaine de livres et directions d’ouvrages dont ses /Entretiens et essais sur Emmanuel Levinas/, Biblio essais, LGF (2010), Réflexions sur la honte (Hermann 2017), Les Ecrivains français face à l’antisémitisme, DDB (2015). Il a également publié /Soulages, d//’une rive à l’autre/, chez Actes-Sud, avec Matthieu Séguéla, pour saluer le centenaire du grand peintre
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