"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE

mai 28, 2023

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Allemagne et Japon face à l’agression russe : deux faux jumeaux. Par Leo Keller  24/03/2023

Allemagne et Japon face à l’agression russe : deux faux jumeaux. Par Leo Keller  24/03/2023


D’aucuns affirment, dont nous sommes, qu’après Donald Trump, Poutine aura été, involontairement- un allié précieux permettant l’accélération de l’avènement d’une Europe puissance et d’une Europe politique. Certes bien malgré eux, mais sachons ne pas être ingrat !
Grâce à Donald Trump, dont la cohérence intellectuelle n’était pas la qualité première, Angela Merkel a pu ainsi déclarer en mai 2018 lors d’une cérémonie devant un Emmanuel Macron ravi : « Le temps où l’on pouvait compter tout simplement sur les États-Unis pour protéger l’Europe est révolu. »
Et elle rajouta : « L’Europe doit prendre son destin en main. »

Poutine use, quant à lui, d’un parallèle nauséabond en poussant des cris de vierge effarouchée, en clamant haut et fort que les tanks nazis sont de nouveau en Russie arborant les emblèmes de la croix gammée.

Il n’est pas anodin de constater que les deux vaincus de la seconde guerre mondiale, après avoir retrouvé leur rang de troisième et quatrième puissance économiques suscitent le courroux de Washington. L’Allemagne ne fut pas à cet égard la seule cible de Trump, ce dernier ne trouvant rien de plus intelligent que de taxer l’acier japonais. Leurs incroyables succès économiques ne purent être atteints qu’avec la bénédiction active des États-Unis.

L’objet de notre réflexion sera donc d’analyser en quoi l’agression russe en Ukraine a influé sur la conduite de leurs politiques étrangères. Pour ce faire nous partons de leurs positions de départ et comparerons leurs inflexions.

Il existe une première différence fondamentale entre ces deux pays. Alors que l’Allemagne fut enchâssée au sein de l’OTAN, son lien de dépendance avec les USA ne fut pas exclusif. Il n’y eut pas de proconsul américain à Bonn. Le secteur occidental fut également occupé par le Royaume-Uni et la France. Le ressenti fut donc moins fort qu’au Japon.

Le Grundgesetz fur die Bundesrepublik Deutschland date du 8 mai 1949, le traité de sécurité nippo-américain du 8 septembre 1951. L’Allemagne intègre l’OTAN le 5 mai 1955, le Japon ne fut pas membre de feu le SEATO (OTASE) ou d’une autre organisation militaire.
Le Japon est certes membre du Quad depuis 2007, mais le Quad relève davantage d’un forum- qui occulta  pendant longtemps moult divergences plus ou moins cristallisées- que d’une alliance militaire stricto sensu quand bien même ses membres renforcent désormais leur coopération militaire face à la Chine.

Une grande partie des troupes américaines en Allemagne est stationnée dans le cadre de l’OTAN, 35000 militaires restent cependant sous le seul drapeau américain, mais il y a toujours des bases et soldats américains (environ 55000 ) non otanisés au Japon et qui relèvent de la seule souveraineté américaine. La sujétion est on le voit fort différente et éclaire les différentes politiques étrangères.
L’Allemagne a ainsi pu constituer grâce à l’Union européenne et à l’OTAN, un « hinterland » diplomatique qui manque cruellement à un Japon encalminé dans son pacte exclusif avec les USA.  
Il faudra attendre la doctrine Shinzo Abe pour que le Japon se découvre lui aussi un « hinterland » diplomatique, notamment au niveau européen. L’Allemagne- sans le dire ouvertement- joue un rôle militaire certes de second rang depuis le conflit des Balkans, voire en Afghanistan ; mais ça n’est que depuis 2015 que le Japon s’est accordé le droit de déroger – certes subrepticement- à son article 9, véritable temple sacré de l’Empire du Soleil Levant.
Désormais sa doctrine admet le droit d’user de la force en cas de légitime défense si lui, ou un de ses alliés, subissent une attaque mettant en jeu sa survie.

Le ressentiment envers l’Allemagne plonge déjà ses racines au 19e siècle. L’Allemagne compte tenu de son histoire et de sa géographie est depuis 1945 constamment sur une ligne de crête ; trop proche de la Russie elle inquiète- Rapallo n’est pas si lointain- trop proche des pays de l’Est on l’affuble et on la pare des habits du colonialisme ; trop indépendante l’Europe ne saurait lui pardonner ses velléités de puissance, ainsi sa reconnaissance immédiate et sans concertation de l’indépendance croate.

En 2011, donc bien avant l’annexion illégale de la Crimée par la Russie et avant l’agression sauvage de l’Ukraine, Radoslav Sikorsky, ancien ministre polonais des Affaires étrangères et de la Défense, déclara de façon prémonitoire : “I will probably be the first Polish foreign minister in history to say so, but here it is: I fear German power less than I am beginning to fear German inactivity.” 1

Désormais tant l’Europe que l’Allemagne endossent avec calme et sans appréhension l’idée d’une Allemagne militarisée et tenant sans complexe son rôle. 2

Il est vrai qu’en matière d’agression, la Pologne bénéficia avec une triple agression soviéto allemande en 1939, puis soviétique en 1945, d’une expertise incomparable.
A Katyn, la terre est encore rouge du sang des officiers polonais exécutés par la glorieuse armée rouge.
Si l’Allemagne connaît des fractures entre les Verts et les pacifistes, atlantistes ou européocentristes, elles ne sont pas aussi enkystées qu’au Japon. C’est pourquoi il serait très exagéré de parler d’un véritable retour du nationalisme allemand. Ce qui n’est pas le cas du Japon. Loin s’en faut !
En Asie, le Japon doit à la fois lutter contre le ressenti qu’ont certains pays de son pacifisme alors que d’autres craignent au contraire ou feignent de le considérer comme une grande puissance revanchiste et agressive avec son caravansérail de perceptions et menaces.

Olaf Scholz que d’aucuns prenaient- à tort- pour un dirigeant falot, parle ainsi d’un Global Zeitenwende. Global Zeitenwende au niveau national mais aussi à l’échelle planétaire.
L’on retrouve peu ou prou ce Global Zeitenwende au Japon à la différence près que l’Allemagne a su opérer son Vergangenheitsbewaltigung. Vergangenheitsbewaltigung que l’on attend toujours au Japon. Le lecteur nous permettra de rassurer l’ancien ministre des Affaires étrangères polonais car Olaf Scholz a pu ainsi écrire : « That is why Germans are intent on becoming the guarantor of European security that our allies expect us to be, a bridge builder within the European Union and an advocate for multilateral solutions to global problems. This is the only way for Germany to successfully navigate the geopolitical rifts of our time. » 3

Christian Lindner, ministre fédéral des Finances déclare quant à lui :
Germany will aim to turn its military “into one of the most capable, powerful and best equipped armed forces on the continent,”
4
Le piquant de cette affirmation est qu’elle n’a guère suscité d’émotion en Europe de l’Est mais qu’elle semble interroger la diplomatie française.
“It is clear that we must invest much more in the security of our country, in order to protect our freedom and our democracy,” 5

Scholz , à la différence de la Chancelière n’hésite pas à franchir un cap en affirmant à propos des agresseurs « and the perpetrators must be brought to justice. »
Alors que l’Allemagne s’était, avec la France,  très fortement investie dans les processus diplomatiques de Minsk, Olaf Scholz reconnait :« But a revisionist Russia made it impossible for diplomacy to succeed. » 7
« Partnership with Putin’s Russia is unconceivable » 8
Le président du groupe CDU/CSU au Bundestag et candidat malheureux au poste de Bundeskanzler a ainsi déclaré au Bundestag le 24/02/2022
« Herr Bundeskanzler, Sie haben es so ausgedrückt: Mit diesem Krieg geht eine Zeitepoche in Europa zu Ende, eine Zeit, von der wir uns erhofft und geglaubt haben, dass sie im Frieden und in Freiheit und natürlich auch im Wohlstand im ganzen 21. » Genug ist genug . Das Spiel ist aus !

« Monsieur le Chancelier, vous l’avez dit ainsi : cette guerre marque la fin d’une époque en Europe, une époque que nous espérions et croyions progresser dans la paix et la liberté et, bien sûr, dans la prospérité tout au long du 21e siècle. Depuis quelques jours, on nous apprend le contraire. Brutalement et impitoyablement, un système autoritaire a lancé une guerre d’agression au milieu de l’Europe – oui, au milieu de l’Europe ; parce que cette guerre a lieu entre les deux plus grands pays territoriaux d’Europe. 
Trop c’est trop. La partie est terminée.» 9

Jusqu’à présent, le géant économique qu’était l’Allemagne se considérait et se voulait comme un reluctant power. L’invasion russe, aux marches mêmes de l’Europe, rebat les cartes de la puissance en Europe. A l’issue de ce conflit Berlin devra- volens nolens- soit inventer un nouveau leadership dans une Europe plus forte et plus unie, soit- et ce deuxième scénario ne peut être totalement écarté, dans une Europe plus faible parce que plus désunie face aux visées chinoises et russes.

Mais dans ce cas, il y aura un ressentiment envers l’Allemagne. Puissent ces vieux démons- que Montebourg, ancien ministre et Bartolone, ancien président de l’Assemblée Nationale, exhalaient- ne pas réapparaître durablement dans la représentation que s’en feraient les Européens.
Mais si le premier scénario se réalise- et il nous semble quand même le plus probable- alors l’Allemagne permettra à l’Europe d’acquérir plus de poids vis-à-vis des USA.
Le temps ou des leaders populistes britanniques caricaturaient Angela Merkel avec un casque à pointe est, espérons-le, bien révolu.
L’Allemagne renoue donc désormais avec le hard power. C’est une leçon que la France doit plus particulièrement retenir.
L’Allemagne demeure, pour toutes sortes de raisons y compris historiques, un des principaux bénéficiaires de la mondialisation. En sera-t-il encore ainsi après ce conflit, alors qu’elle était droguée au gaz russe ?
En Europe, l’Allemagne plus que tout autre pays, et en tout cas bien plus que le Japon a bénéficié de la relation russe. Bien que viscéralement atlantiste- l’on se rappellera le codicille apporté au Traité de l’Élysée qui suscita une ire mémorable du Général de Gaulle.
L’Allemagne s’est toujours pensée et voulue comme un pont entre l’Est et l’Ouest. C’était aussi un des soubassements de l’Ostpolitik de Willy Brandt. Il ne s’agissait pas uniquement de géopolitique pure ou de liens économiques ; ce pont se voulait aussi culturel. L’Allemagne, probablement, mieux que tout autre connaît et comprend la Russie. Plus que tout autre, l’Allemagne a infligé des coups à la Russie et à l’URSS. Mais aussi plus que toute autre nation, l’Allemagne a subi le joug soviétique.
Plus que tout autre pays, l’Allemagne a compris Nietzsche qui écrivit : «  Avant d’être mon ami soit au moins capable d’être mon ennemi»
« Sei wenigstens mein Feind! » – so spricht die wahre Ehrfurcht, die nicht um Freundschaft zu bitten wagt. » 10


Comprendre tous ces ancrages est nécessaire pour réaliser l’ampleur du revirement allemand. Au lieu de crier tel un cabri, haro sur l’Allemagne, nos distingués commentateurs devraient intégrer son corpus historique.
En outre cette guerre accélérera le mouvement de démondialisation et sur ce plan aussi l’Allemagne paiera un prix plus lourd que le Japon paresseusement engoncé dans sa neutralité.
Les sanctions déclenchées contre la Russie s’inscrivent aussi dans un contexte plus général de « dé-mondialisation ». Le fait que l’Allemagne a refusé de certifier Nord Stream II est à la fois une révolution économique, politique, géopolitique et bien sûr culturelle.
Nortd Stream I est l’héritage de Gerard Schröder, Nord Stream II celui d’Angela Merkel. Mais il faut bien comprendre ce que cela représenta pour l’Ukraine. Car  l’Ukraine s’étant démunie de l’arme de la garantie ultime que constituaient ses armements nucléaires, possédait une autre garantie : le passage des hydrocarbures russes à travers son territoire pour alimenter l’industrie allemande. C’était à la fois une véritable assurance vie et une formidable manne financière. Or l’Allemagne, volens nolens, en ouvrant Nord Stream I et II a non seulement affaibli stratégiquement l’Ukraine, mais elle lui a coupé une part considérable de ses revenus.
L’Europe doit légitimement s’interroger sur la façon dont l’Allemagne va s’adapter à cette nouvelle donne.
Signe encourageant, si Scholz souhaite l’élargissement de l’Europe – surtout à l’Est- il accepte la fin de la sacro-sainte règle de l’unanimité et se prononce déjà pour une Europe militaire plus étroite et mieux coordonnée.
En ce sens l’influence allemande après l’Ukraine sera beaucoup plus forte que celle du Japon.
Les USA ont pu aussi assumer leur rôle de deus ex machina depuis 1945 car ni le Japon ni l’Allemagne n’étaient d’une taille économique et diplomatique suffisante pour assumer leur rôle.
Parvenus à leur apogée, tout laisse à penser que l’Allemagne le revendique.
Le conflit ukrainien intervient dans un Japon embastillé entre deux tendances qui empêchent toute définition d’une politique étrangère active à la hauteur de sa puissance économique retrouvée et de ses ambitions.
Qualifiée de puissance moyenne, le Japon a d’une part une droite qui ne renonce pas à l’idée d’un Etat normal et refuse donc les limitations imposées par l’article 9 et d’autre part une gauche refusant l’idée même de la notion de puissance et acceptant mal le Traité de Sécurité nippo-américain.
L’impact du conflit ukrainien se fera très vraisemblablement sentir au Japon en faveur d’une accélération de la révision de l’article 9.
Si la guerre d’Ukraine représente un véritable tsunami Katastrophe en Allemagne, la guerre d’Ukraine constitue un véritable hara-kiri politique et culturel au Japon.
L’invasion russe met à bas, encore plus qu’au Japon, les fondations de la vie politique allemande. Tous deux placent l’Etat de droit, et le non-recours à la force au-dessus de tout, et bien sûr héritage de la guerre, le pacifisme fait florès dans ces deux pays.
Le paradigme allemand reposait sur deux piliers complémentaires : se fondre dans la vie politique européenne, l’Europe fût- pour l’Allemagne- bien plus que l’OTAN sa planche de salut et d’intégration ; ce fut l’idée du Général de Gaulle. Le deuxième pilier de la politique allemande consistait à tout faire pour éviter la tentation du cavalier seul, quitte à réclamer et encaisser des bénéfices parfois exorbitants. Le moment le plus étincelant de cette réussite fut- sans aucun doute- la réunification allemande menée de main de maître par Helmut Kohl.
Le fait que Gorbatchev ne s’y opposa pas, voire l’encouragea, explique jusqu’à ce jour, la reconnaissance et la politique si exagérément accommodantes de l’Allemagne envers la Russie.
Cette mémoire immarcescible explique aussi l’arraisonnement des liens géopolitiques et géo-économiques de l’Allemagne. Ce détour historique est nécessaire pour comprendre ce que l’agression russe a coûté à l’Allemagne. Certes l’évolution de la politique allemande envers l’Ukraine fût tardive, bien trop tardive. Elle mérite pour autant notre estime.
Le Japon n’a pas quant à lui cette excuse, sa neutralité n’en est que plus regrettable voire condamnable.
L’Allemagne avait un lien de dépendance excessive vis-à-vis du gaz russe et l’on a pu qualifier la prospérité allemande, bâtie à peu de frais, sur l’assurance militaire américaine, une industrie compétitive grâce aux hydrocarbures russes et des exportations commodes vers la Chine.

Le conflit ukrainien a fait voler en éclats cette politique infantile et infantilisante. Pour autant comme nous le verrons au long de cet article, si la relation avec la Russie est névrotique, la relation avec les USA est plus souple et plus labile. Ce qui permit à Angela Merkel de prononcer son fameux constat : « Wir schaffen das »
Au Japon il en va tout autrement. Le Japon a besoin du traité de sécurité non seulement pour garantir sa sécurité externe mais aussi interne comme un gouvernement japonais l’avait qualifié de « théorie du couvercle ». Couvercle qui bâillonnait toute renaissance du militarisme nippon.
Mais il est une autre différence fondamentale. En Europe au jour d’aujourd’hui, la menace visible et immédiate est la Russie, on se contentera donc de la théorie de l’évitement pour regarder vers la Chine.
En Asie, Moscou n’est pas stratégiquement la menace immédiate pour Tokyo. L’on voit mal Moscou aiguiser et assouvir son appétit pour un deuxième front. Le Japon est une proie d’une autre ampleur que l’Ukraine.

Pour autant la Chine a les moyens de sa coercition. Au cas où le Japon aurait tendance à l’oublier, Beijing se chargerait de le lui rappeler par l’entremise de la Corée du Nord. Pyongyang n’a en effet jamais – réellement et efficacement – été réprimandée ou sérieusement empêché dans ses provocations nucléaires ou balistiques. Pyongyang peut ainsi avec la bénédiction tacite de Beijing lancer périodiquement des missiles en mer du Japon, missiles  qui pourraient- si nécessaire- être porteurs de têtes nucléaires, au-dessus de son espace aérien.

L’Allemagne, elle, ne connaît plus depuis l’affaire des Euromissiles de telles menaces. C’est pourquoi l’on peut résumer la politique nippone par l’antienne suivante : « Tant que nous ne détériorerons pas la relation sécuritaire nippo-américaine, la diplomatie japonaise s’en sortira. » 8

Une série d’étranges parallèles et le temps long, malgré des divergences notoires permettent d’esquisser leurs futurs éléments structurant les relations internationales.

Deux Etats à la tradition militariste profondément ancrée. A la tradition de la Prusse correspondit celles des militaires descendants des samouraïs de l’ère Meiji. Ce ne fut pas un hasard si l’Allemagne nazie qualifia les japonais de « blancs d’honneur. »
Deux pays que rien ne semblait arrêter dans leurs conquêtes impériales. Le Drang nach Osten suivi de l’infâme Lebensraum connut son équivalent japonais avec la sphère de coprospérité de la grande Asie orientale-Dai- Tôa- Kyoeikou. Il n’est pas relevant, ici, de distinguer qui furent les plus asservis ou massacrés des Polonais, des Chinois ou Coréens.
Pour autant Nuremberg, dont Lemkin et Lauterpacht furent les inspirateurs alla à son terme. Pour le malheur du Japon le procès de Tokyo fut interrompu.
L’Allemagne pût connaître son Vergangenheitsbewältigung, c’est à dire le fait d’être capable d’assumer son passé.
Shinzo Abe, quant à lui, n’hésita pas à se recueillir au sanctuaire Yasukuni.

En 2013, Shinzo Abe crée un Conseil National de Sécurité qui se veut la copie du Conseil National de Sécurité américain. En 2021 Fumio Kishida instaure le poste de ministre de la Sécurité Economique dont la mission est de lutter contre tous types de menaces et coercitions économiques, la Chine étant évidemment en ligne de mire.
Certes le Japon avait participé avec ses forces d’autodéfense, sous l’autorité de l’ONU, à l’UNTAC au Cambodge en 1992 et en Irak en 2003.
Le Japon voulut donc, à plusieurs reprises, s’émanciper de la ligne Yoshida, essentiellement avec Nakasone. Mais le Premier ministre Eisaku Sato ne le suivit pas dans sa volonté de rééquilibrage de la relation nippone – US.
L’un des deux piliers du Ministre de la Défense Nakasone était l’affirmation d’une politique fondée sur une défense autonome mais surtout l’extériorisation d’une volition d’une véritable indépendance japonaise. Certes cette indépendance n’était et ne pouvait être dotée, mais elle se voulait désormais « une nation et puissance internationale »
Bien évidemment ne pas être doté fixe et handicape les limites de l’exercice. C’est peut-être aussi pour cela que la ligne Yoshida demeure toujours aussi résiliente et vivace au Japon.
Se pose donc la question centrale : la diplomatie nippone va- t- elle vouloir et pouvoir, volens nolens, sortir de son seul rôle de diplomatie économique internationale. La leçon ukrainienne va-t-elle provoquer comme en Allemagne une catharsis de sa politique étrangère ?
Si la géographie façonne la politique étrangère d’un pays comme aimait à le rappeler Napoléon, le Zeitgeist, ou pour le dire autrement, les cultures nationales ancrent, justifient et encrent, – souvent pour le pire- les politiques étrangères.
A la différence du Japon, l’Ukraine n’est pas Terra Incognita pour l’Allemagne. Elle fut le lieu quasi géométrique des invasions allemandes durant les deux guerres mondiales.
Les populations japonaise et allemande ont de fortes composantes tantôt nationalistes tantôt profondément pacifistes. Le fameux besser Röt wie Todt trouve son écho parfait au sein d’une population nippone dont la seule évocation d’une modification de l’article 9 concernant les forces d’autodéfense est profondément et intimement ulcérante.
Le refus du nucléaire est engoncé au tréfonds de l’âme japonaise. Le psychodrame des négociations- périodiquement et réellement- réouvertes autour d’Okinawa ainsi que le transit d’armes nucléaires américaines suscitent pour autant – Hiroshima et Nagasaki obligent-, des réactions aussi violentes que lors de l’affaire des euromissiles.
Hiroshima se trouvait au Japon, l’Allemagne eut droit cependant aux bombardements de Dresde qui firent plus de 25000 morts civils, quand bien même Churchill ne fut pas fier de cette épisode. Mais n’ayant pas connu Hiroshima, les Allemands peuvent- dans le cadre otanien- participer à bord de leurs avions aux missions indispensables de la dissuasion nucléaire et ce sans aucun véritable débat.
Le Japon n’est pas venu à bout de ses pacifistes ou militants anti-nucléaires. Le nationalisme japonais est son frère jumeau. Les Verts allemands sous l’intelligente et courageuse impulsion de Joschka Fisher ont permis et construit une diplomatie des plus brillantes.
Ces dissonances nationales forment pourtant une quasi assonance entre ces deux pays. Elles participent d’une logique réticulaire dans la façon dont Allemagne et Japon réagissent au choc ukrainien. Choc ukrainien qui, certes, ne créait pas leurs aggiornamentos respectifs mais qui les révèle et les accélère. Tant l’Allemagne que le Japon ont fondé leur renaissance internationale, leur bien-être économique et social sur une forte croissance et un effacement politique quasi complet sur la scène internationale. Renaissance dont le parrain exclusif furent les USA pour le Japon, USA et Europe pour l’Allemagne.
Ceci explique l’alignement beaucoup plus fort du Japon sur les USA. Il peut être intéressant de constater la différence des liens de dépendance énergétique entre le Japon et l’Allemagne. Le Japon importe la quasi-totalité de son énergie d’Arabie Saoudite puis des UAE suivis du Qatar, la Russie n’arrivant qu’en quatrième place.

Ce qui en toute logique aurait dû permettre au Japon une diplomatie à tout le moins, plus agressive- voire – moins complaisante envers la Russie et une aide massive à l’Ukraine. Hélas à ce jour, le Japon se contente de quelques discours et d’une visite tardive.
L’Allemagne, elle dépend quasi exclusivement de la Russie. La décision prise et assumée par Angela Merkel de construire Nord Stream II ne fut assurément pas sa décision la plus intelligente.
Gérard Schroeder, mû probablement par des considérations ne relevant pas toutes du seul intérêt allemand, avait ouvert la voie. Néanmoins le choix de la Chancelière releva d’une parfaite volition politique consubstantielle de sa grande stratégie géo-économique.
Pour autant, le Zeitenwende allemand a permis des livraisons militaires colossales à l’Ukraine. Le Japon, lui, n’a encore rien livré.

A la tribune de l’ONU, Donald Trump- jamais en manque de délicatesse- tonna contre l’Allemagne saisissant le prétexte du Nord Stream II. Mais l’Allemagne déprisa parfaitement et ouvertement ses remontrances et admonestations.

Wandel durch Handel
fut leur credo commun et immarcescible.
Japon et Allemagne ont dans la conduite de leur politique étrangère un passager dont ils se passeraient bien volontiers mais qui leur impose vitesse et limites de la route à suivre. Pour l’Allemagne c’est la Russie, pour le Japon c’est la Chine. Japon et Allemagne sont donc confrontés aux mêmes défis et presque dans les mêmes termes. Cette dernière a su sortir de l’ornière, celui-là semble se complaire dans l’inaction.
Japon et Allemagne doivent impérativement trouver- sous peine de sortie de route- le point d’équilibre entre leurs intérêts économiques et les contraintes géopolitiques et sécuritaires, mais sans perdre de vue la conciliation avec un minimum de valeurs démocratiques fondements de leur pays.
Cette quadrature du cercle, n’est bien sûr pas l’apanage de ces deux pays, mais à l’heure actuelle elle n’est nulle part ailleurs aussi lourde de conséquences ni aussi difficile à exécuter.
La liste de leurs points communs est impressionnante.
– Ils ont tous deux déclaré la guerre aux alliés.
– Ils furent tous deux ruinés et détruits.
– Ils ont tous deux grâce à l’aide de leur vainqueur et à leurs qualités exceptionnelles, connu une réussite économique et technologique spectaculaire.
– Ils ont tous deux réintégré le concert des nations.
– Ils aspirent tous deux à devenir membre permanent du Conseil de Sécurité.
– Ils sont tous deux devenus des démocraties accomplies.
– Ils ont tous deux au sein de leur population une fraction importante de pacifistes qui expriment de façon véhémente leur refus du nucléaire.
– Ils ont tous deux une relation épidermique qui couvre aussi le champ culturel envers la Chine pour le Japon, envers la Russie pour l’Allemagne.
– Allemagne et Japon partagent aussi une dépendance ombilicale envers les États-Unis, ce qui certes n’est pas un facteur menaçant mais qui obère grandement leur indépendance.
– Allemagne et Japon demeurent deux pays amputés et divisés après la guerre.
– L’Allemagne avec Berlin, en son épicentre, fut le lieu paroxystique et symbolique de la Guerre Froide alors que le Japon, ne servit durant celle-ci que de base arrière et ne fut jamais réellement menacé ; les Iles Kouriles n’atteignirent jamais la dangerosité de Berlin.
Aujourd’hui l’Allemagne ne vit plus sous la chape de plomb de la Guerre Froide, mais le Japon entre à reculons dans une guerre qui a déserté les rigueurs de la froideur pour se parer d’une dangereuse chaleur.
L’Allemagne est sortie du passé et a fini par gagner psychologiquement.
La réunification allemande, payée à coups de Deutschemarks à feu l’URSS en est le gonfalon en même temps que le symbole éclatant et cinglant de l’humiliation russe. Le Japon ne peut afficher un tel tableau de chasse.
Tout comme l’Allemagne, le Japon ne peut raisonnablement espérer assumer les droits, devoirs et responsabilités du rôle de grande puissance pour encore très longtemps. Seuls les cinq membres dotés du Conseil de Sécurité peuvent bénéficier des charmes et des délices de cette position.
D’autres puissances dotées ou en voie de l’être ne peuvent espérer que le strapontin du trouble-fête.
Mais alors que l’Allemagne peut influencer l’Europe et d’ailleurs s’en prive de moins en moins, l’Empire du Soleil Levant ne darde ses rayons qu’en son archipel.
De pays suiveur, l’Allemagne montre désormais- et assez souvent- la voie à certains égards en Ukraine.
Le Japon, pour son malheur est infiniment plus dépendant des États-Unis que ne l’est l’Allemagne. D’où son effacement frileux.

Est-ce à dire que le Japon est définitivement paralysé ? Non bien sûr !
Nous nous permettons donc de suggérer au gouvernement de sa Majesté Impériale de procéder à un réexamen de sa « quasi- neutralité » dans les faits suite à l’invasion russe et d’avoir une diplomatie beaucoup plus active avec les autres puissances moyennes en Asie.
Il devra négocier avec des pays tels que la Corée du Sud, l’Australie, la New Zealand, voire certains pays limitrophes inquiets de leur encombrant voisinage Chinois ou Russe. Ainsi le Vietnam, le Laos, le Cambodge, la Thaïlande voire même le Kazakhstan.

Il ne s’agit pas évidemment de créer une nouvelle OTASE mais de s’inspirer du Quad ou AUKUS, alliances à but limité et opportuniste. Le partenaire idéal serait, bien sur,  l’Inde avec laquelle le Japon pratique déjà des manœuvres navales communes, ils sont tous deux membres du Quad ; mais la politique ambivalente et multi- alliances- voire sa pratique ancestrale du double jeu- de l’Inde vis-à-vis de la Russie nonobstant ses multiples conflits- de moins en moins larvés- avec la Chine ne la désigne pas comme un partenaire particulièrement fiable.
La place de l’Inde serait plutôt à l’Hôtel du Libre-échange.

Mais il est une autre différence fondamentale entre le Japon et l’Allemagne qui permet à cette dernière de jouer sinon un rôle de tout premier plan dans le conflit ukrainien du moins un vrai rôle. C’est la fierté et l’arrogance nippone, certes moins prégnantes que sous Tojo qui pose problème.
Certes, il arrive encore à l’Allemagne d’utiliser  le « Nein », notamment en Grèce, mais étant membre de l’Union elle finit- presque toujours- par participer à la décision commune.
Le Japon ne bénéficie pas d’un tel carcan. In fine l’Allemagne est considérée et surtout courtisée. Son soutien est recherché car plus conséquent que celui du Japon. Peu de lecteurs auront sans doute entendu parler du char japonais type 10 fabriqué par Mitsubishi Heavy Industries ; le char léopard fait quant à lui l’objet de toutes les convoitises ukrainiennes.

La plupart des pays asiatiques ont encore une perception  négative du Japon ce qui les amène à surévaluer la puissance japonaise comparée à la menace chinoise.
Le Japon n’est toujours pas membre de l’ASEAN. C’est tout sauf anodin.

Le prix de leur spectaculaire réussite économique fut colossal et lourd de conséquences. La part du commerce germano-chinois est de 20%. Cela en fait le premier partenaire – sauf à considérer- les échanges intra européens. Les chiffres sont du même ordre de grandeur pour le Japon. L’idée séminale était celle du doux commerce cher à Montesquieu. Pour autant cette dépendance a obéré, voire phagocyté leur politique étrangère en leur amputant leur indépendance.

Pour l’Allemagne, le problème est de deux ordres. Dépendance commerciale vis-à-vis de la Chine- désormais- qualifiée par l’Union européenne de « rivale systémique » et dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie.
L’Allemagne assiste ainsi- impuissante- à son éloignement économique et politique avec la Russie. Le cordon ombilical, symbolisé par le gazoduc Nord Stream II, après s’être fissuré est dorénavant coupé. Quelques soient les regrets d’Angela Merkel que l’on a connue plus avisée !
Cordon ombilical nous semble également le mot juste pour qualifier les relations germano-russes. Car elles relèvent aussi-pour partie- de considérations quasi psychanalytiques qui plongent leurs racines dans un passé moyen-âgeux.

De tous les pays européens, l’Allemagne est celui qui a probablement le mieux compris le rôle central et incontournable de la Russie. Et Bismarck le génial inventeur du Ruckerversicherungsvertrag en fut le brillant architecte.
Le Japon n’a ni cette chance ou ce malheur, simple question d’époque, de culture et de géographie. Mais il a, par contre, la caractéristique de voir son pays toujours amputé.
Si Helmut Kohl sut négocier la réunification allemande en ouvrant largement ses coffres et ses frigos à la Russie, Moscou n’est pas près d’accepter de payer l’aide japonaise contre la restitution des îles Kouriles.
La Russie conserve donc un moyen de chantage régalien, quand bien même largement hypothéqué sur le Japon.
La différence fondamentale entre le Japon et l’Allemagne tient au fait qu’il fut infiniment moins douloureux pour la Russie gorbatchévienne de renoncer à l’Allemagne de l’Est qu’elle n’avait pas annexée et qui ne lui appartenait pas que les Iles Kouriles qu’elle occupe et considère comme terre russe.

Depuis le Einingungsvertrag, signé en 1990 entre la RFA et la RDA, la Russie est sur le plan régalien, nue devant l’Allemagne. Ce qui explique la métamorphose germanique. Vis-à-vis de la Russie, l’Allemagne est sortie de la crise de l’adolescence. A la différence du Japon, la crise ukrainienne lui permet de transformer  sa géoéconomie en géopolitique.
 
Il n’empêche l’Allemagne entretient avec la Russie une relation quasi émotionnelle qui n’existe pas dans le cadre du Japon.
Ces deux dépendances, énergétiques et historiques, expliquent largement le faible enthousiasme manifesté- au début mais au début seulement- de la crise ukrainienne par l’Allemagne qui ne fut nullement gênée de fournir pour seule assistance à l’Ukraine cinq mille casques et gilets pare-balles.
La livraison de chars Leopard constitue donc une véritable révolution dans la doctrine allemande qui consistait à ne pas fournir d’armes à un pays en guerre.
 La doctrine Kohl, pourtant chancelier CDU et artisan de la réunification, interdisait l’envoi de la Wermacht dans des pays ayant reçu sa visite durant la seconde guerre mondiale. Ce qui constituait quand même une liste assez conséquente !
Il fallut attendre la décision de Joshka Fischer pour autoriser l’envoi de soldats allemands- sous couvert otanien- au Kosovo.
Fischer tint en 1999 des mots très forts : « J’ai deux principes : plus jamais la guerre plus jamais à Auschwitz.» « Ich habe nicht nur gelernt : Nie wieder Krieg, nie wieder Auschwitz. »  12
Il aura fallu l’agression russe pour que l’Allemagne jeta aux orties sa politique traditionnelle envers la Russie.
Scholz dut louvoyer et convaincre sa coalition et surtout le Bundestag qui dispose d’un pouvoir très important en cette occurrence ; tâche d’autant plus difficile que la menace russe et la guerre d’invasion ne figuraient pas dans le contrat de coalition.
Celle-ci fut d’ailleurs soumise à rude épreuve.
Le patronat allemand était tout sauf favorable à une attitude hostile à la Russie. Enfin l’Histoire. Tout s’opposait à ce virage stratégique.
En Allemagne aussi, les Verts ne sont pas les derniers à soutenir l’Ukraine et à vouloir aller plus loin dans les livraisons.

Mais le plus difficile fut peut-être de tuer la statue du commandeur. On ne succède pas aussi facilement au règne aussi long de Das Madchen– 16 ans et 16 jours-représentant les tables de la loi !
Circonstance aggravante Scholz s’émancipe et s’éloigne d’Angela sur deux points fondamentaux.
Scholz dut donc véritablement vaincre les réticences de certains de ses partenaires. En outre la CDU proche du patronat allemand a toujours mené une politique d’entente avec la Russie.

Si le Japon modifie graduellement sa politique étrangère, il n’a encore – à notre connaissance- livré aucune arme à l’Ukraine. Le budget militaire allemand se monte à 50 milliards de dollars, celui du Japon à 47 ; en pourcentage c’était moins de 1,5% pour l’Allemagne et moins de 1,1% pour le Japon. Le budget militaire de la Russie est d’environ 65 milliards de dollars pour 2021. Il est bien sur plus élevé que celui de l’Allemagne, mais l’on reste dans les mêmes ordres de grandeur. Celui de la Chine est de 225 milliards de dollars, ce qui signifie un changement complet de paradigme par rapport au budget militaire japonais. Tout comme l’Allemagne qui va moderniser son armée avec un budget additionnel de 100 milliards de dollars sur cinq ans, l’archipel s’engage à doubler son budget militaire.
Tout comme l’on assiste à un bouleversement de la doctrine militaire allemande, le Japon sous la mandature de Fumio Kishida a annoncé lui aussi sa révolution copernicienne. Désormais l’article 9 n’est plus vérité biblique inaltérable. Il perd petit à petit son caractère sacré.
Le Japon élargit la notion « d’intérêts vitaux » à défendre. Le temple de Kiyomizu à Kyoto, calligraphie -en grande pompe désormais- le mot ikusa qui signifie conflit.
Tout comme l’Allemagne dont le chancelier Olaf Scholz a eu des mots, on ne peut plus durs, pour qualifier l’agression russe, Fumio Kishida formule, certes en termes encore diplomatiques, les menaces chinoises et russes et surtout semble resserrer ses liens avec la Corée du Sud et se range encore davantage sous le parapluie nucléaire américain.

L’on assiste à un mouvement différent en Allemagne. Quand bien même celle-ci rejoint les USA et achète – hélas et encore- des avions américains F35 et s’aligne sur les USA à propos de l’Ukraine, la volition d’indépendance européenne amorcée par la chancelière Merkel demeure la pierre angulaire de sa politique étrangère.

Sa proclamation de devenir la première armée européenne en est l’éclatant gonfalon dont la France devra très vite tirer les leçons. Au Japon l’on assiste au mouvement pendulaire inverse. Après avoir manifesté depuis quelques années des signes d’impatience stratégique, voire d’anxiété, vis-à-vis de l’allié américain et un rapprochement avec la Chine, le Japon revient à une diplomatie plus occidentale.
L’on se souviendra que lors des survols aériens de l’espace sud-coréen en août 2019 qui avaient opposé la Russie à la Corée du Sud, le Japon avait davantage tancé et stigmatisé la Corée du Sud que la Russie.
Il est vrai que les Japonais espéraient encore récupérer moyennant finances les îles Kouriles.
Ainsi la stratégie japonaise de sécurité nationale de décembre 2022 acte ce changement. Les dépenses militaires atteindront le fameux seuil de 2% dès 2027. Le Japon y consacrera 300 milliards de dollars mais surtout le Japon va se doter de nouvelles armes de contre-attaque lui permettant dorénavant de frapper des cibles en dehors du territoire national. Il n’hésite pas d’ailleurs pour cela à renforcer le vieux pacte militaire de 1951.

Le Japon abandonne de facto l’article 9 dans son intégralité par lequel il s’interdisait l’accès à la guerre.
L’article 9 et la tradition japonaise furent complétés par les trois principes de 1967 :

– Pas d’exportations d’armes vers les pays communistes
– Pas d’exportations d’armes vers les pays qui font l’objet d’un embargo international
– Pas d’exportations d’armes vers les pays qui sont mêlés d’une quelconque façon dans des conflits.
Ce revirement stratégique eût pu déchaîner il y a encore peu moult manifestations ; il n’engendre plus aujourd’hui que des débats portant sur les montants affectés.
Le Premier ministre Kishida a récemment déclaré : « Ce qui se passe en Ukraine peut se produire en Asie du nord-est. » Kishida a ainsi également affirmé après son entretien avec Joe Biden en janvier 2023 : “Ukraine may be east Asia tomorrow,” “We must collaborate with our allies and like-minded countries, and never tolerate a unilateral attempt to change the status quo by the use of force in the Indo-Pacific, especially in east Asia.”
“Russia’s egregious aggression against Ukraine is a clear violation of international law, which prohibits the use of force against a nation’s sovereignty and territorial integrity.” 13

De retour de Madrid où il assistait pour la première fois à un sommet de l’OTAN, Kishida afficha sa nouvelle détermination : “We were able to share in the understanding that national security in Europe and the Indo-Pacific region is inseparable and that changing the status quo through force is unacceptable in any region of the world,” 14


Il aura fallu attendre le 20 mars 2023 pour que Fumio Kishida daigna se rendre à Kiev pour exprimer son soutien- verbal – à Zelensky. Ce n’est pas à l’honneur du Japon !
Certes tout comme l’Allemagne, le Japon s’abritait commodément derrière des opérations de maintien de la Paix ou de missions humanitaires en prenant bien soin de ne pas franchir de lignes rouges. La doctrine Yoshida calquait le couple Konrad Adenauer- Ludwig Ehrard.

Nous nous permettons -en toute humilité – de suggérer à Fumio Kishida d’intégrer une mini alliance de circonstance à objectifs réduits pour être plus efficace puisque cela semble être son constat. Le Quad ne nous semble pas le forum le plus adéquat vu la présence de l’Inde, mais l’on pourrait imaginer une alliance regroupant la Corée, le Vietnam et Singapour.
L’on peut également dresser un parallèle entre l’Ostpolitik de Willy Brandt et une relation de neutralité amicale car nécessaire même si chaotique entre Tokyo et Beijing. Après le traumatisme de la reconnaissance chinoise par les USA, l’on vit Tokyo se rapprocher davantage de Beijing.
Mais alors que l’Allemagne avait retrouvé des relations apaisées avec l’Est européen, surtout après la reconnaissance officielle de la frontière Oderneisse et sut habilement conforter son industrie grâce à ses relations, Tokyo jusqu’à un passé récent était à la fois en concurrence économique avec Séoul et avec le reste de son étranger proche.

En Asie, les souvenirs de l’impérialisme japonais perdurent, exception faite à Taiwan. S’il n’y a plus de contentieux territorial entre l’Allemagne et ses voisins, ce n’est pas le cas du Japon. Les îles Kouriles constituent toujours un moyen de chantage russe même si illusoire. Le Japon demeure le maître des îles Senkaku que convoite la Chine. Pour faire bonne mesure, le Japon n’est pas non plus en reste avec la Corée du Sud à propos des îles Takeshima et des pichrocholinesques rochers Liancourt. L’Allemagne, elle ne connaît plus aucun de ces handicaps.

Une haine séculaire relie la Russie à l’Allemagne depuis des siècles. Pour autant les deux pays partagent une hostilité mélangée d’une étrange attirance réciproque.
Lors d’une conférence à l’IFRI, un universitaire japonais a pu ainsi -en toute candeur- étonner tous les intervenants et notamment le Sud-Coréen, en affirmant qu’aucun autre pays au monde n’était autant entouré de pays inamicaux voire hostiles que le Japon. Ce qui suscita l’ire véhémente de son collègue sud-coréen et notre ébahissement .
« Putin has never accepted the EU as a political actor. After all, the EU—a union of free, sovereign, democratic states based on the rule of law—is the antithesis of his imperialistic and autocratic kleptocracy. » 15
Mais surtout l’Allemagne a su jouer de son poids pour bénéficier d’une parfaite complémentarité avec ses voisins orientaux.
Helmut Kohl put ainsi proclamer après la réunification : « Germany is surrounded by friends and partners. »

L’Allemagne a ainsi su éviter le piège de Kindleberger dans sa zone économique, appelée zone mark par d’aucuns. Le japon bien que plus puissant économiquement n’est pas sorti de ce piège certes pour des raisons qui ne relèvent pas de l’économie.
Au Japon c’est une concurrence sauvage qui l’oppose sur le plan économique à la Chine et- peut-être- encore davantage à la Corée du Sud.

L’Allemagne n’a pas de conflit civilisationnel ou culturel avec le reste du continent européen. Ce point est capital car en géopolitique, les représentations et les cultures ont- sans être toujours déterminantes- une place prépondérante. Or Japon, Corée et Chine se disputent et se jalousent la primauté de leur culture.
Enfin Japon et Allemagne ont une démographie déclinante. Or ce phénomène est un fortement anxiogène et profondément paralysant.

Si le choc ukrainien rapproche donc objectivement les diplomaties japonaise et allemande, elles n’en tirent pas encore les mêmes leçons. Pour l’Allemagne, l’ennemi séminal est la Russie, elle commence juste à considérer le danger chinois. Taiwan est loin de Berlin. A Tokyo, l’Ours russe semblait moins dangereux que le panda chinois. Taiwan est tout proche de Tokyo.
« Acting as an imperial power, Russia now seeks to redraw borders by force and to divide the world, once again, into blocs and spheres of influence. »
« I have made one thing very clear: Germany will sustain its efforts to support Ukraine for as long as necessary » 16
Les réactions de Kishida et Scholz illustrent parfaitement la divergence de leurs politiques étrangères en ce qui concerne l’Ukraine.

Arrivés au faîte de leur puissance économique, le Japon et l’Allemagne ne cessent de se demander s’ils deviennent des puissances normales avec les droits et surtout les devoirs et les responsabilités qui en sont les attributs. Ils ne pourront cependant éternellement rester des « passagers clandestins. »

Cette prise de conscience sera beaucoup plus facile en Allemagne qu’au Japon, d’une part parce que l’Allemagne évolue au contact de pays voisins et qu’elle n’est pas une île et surtout parce que la disparition des dernières vagues culpabilisatrices est quasi complète.
60% des allemands lors des derniers sondages pensent que leur pays ne peut plus compter sur les États-Unis. Le choc ukrainien a aussi pour effet paradoxal que l’Allemagne prenne enfin conscience de l’impératif européen. Zeitenwende également dans sa perception de la pérennité du lien transatlantique.
 Le président de la Munich Security Conference a pu ainsi déclarer: « Germans are fortunate to have Biden in the White House, but Germany needs to have a plan B in case there are big changes to American politics. »

L’on voit mal un officiel japonais s’exprimer de la sorte.
Ischinger n’est pas le seul à penser ainsi. La menace russe induit- certes à court terme- un réalignement allemand sur les États-Unis ; sur le long terme l’Europe en sortira renforcée.
 L’on peut tirer une autre leçon- cette fois-ci heureuse- de la réaction allemande. Une des constantes de la politique soviétique ou russe est la détestation des valeurs européennes qu’elle considère comme décadentes, veules, consuméristes etc. La Russie pense profondément que le Mute et le Seele, chers à Clausewitz, ont quitté le navire européen.
Curieusement la Russie malgré Port-Arthur, n’éprouve pas une telle animadversion envers le Japon. Le calculus de Poutine reposait aussi sur l’idée que bien qu’embastillée dans les rets de son confort et de sa dépendance économique, l’Allemagne préférerait toujours ses intérêts économiques aux dépens de la solidarité européenne et des valeurs démocratiques. Ce que la Russie a partiellement réussi avec la Hongrie est un échec retentissant avec l’Allemagne.
Il est donc d’autant plus difficile d’entendre la position japonaise qui est à l’abri des menaces russes.
Le professeur Japonais Narushige Michisbata  commenta ainsi la situation nippone : «  If there is a war in the Taïwan strait, Japan would almost automatically be involved as Japan accomodates US bases and China would attack them. » 18
 L’invasion de l’Ukraine annonce non pas un nouveau monde mais une redistribution de certaines cartes. Le moindre n’étant pas la résilience occidentale et aussi peut-être surtout européenne. S’il y a -ce que nous appelons de nos vœux- un rééquilibrage de la relation transatlantique, alors l’Europe sortira plus forte. Une Europe forte ne pourra se faire sans un axe fort franco-allemand. Puissent et la France et l’Allemagne ne pas en avoir peur.

Leo Keller
24/03/2023


Notes
1 A new Germany in Foreign Affairs 01/3/2023
2  mars 2022 Foreign Affairs
3 Olaf Scholz in Foreign Affairs January 2023
4 Christian Lindner in Foreign Affairs Mars 2022
5 Olaf Scholz in Foreign Affairs january 2023
6 Foreign Affairs 05/12/2022
7 Olaf Scholz in Foreign Affairs 05/12/2022
8 Olaf Scholz in Financial Times 22/06/2022
9 Friedrich Merz Bundestag Rede 27/02/2022
10 Nietzsche in  Also sprach Zarathustra
11 Yoshihide Soeya in Diplomatie japonaise la voie étroite p 27 Editions Hémisphères
12 Discours de Joshka Fisher au Bundestag 13 Mai 1999 in Der Spiegel
13 In the Guardian 5 May 2022
14 Kishida in Asahi Shimbun 30/06/2022
15 Olaf Scholz in Foreign Affairs 05/12/22
16 Olaf Scholz in Foreign Affairs 5/12/22
17 Ischinger in Foreign Affairs 13/06/2022
18 In the Guardian 4/8/2022

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