Aux Philippines et en Inde : deux revers pour les USA. Que peuvent-ils faire ?

DUTERTE-BACOOR CITY/JANUARY 21, 2016 Presidential candidate and Davao City Mayor Rodrigo R. Duterte at the Signing of the Sister City Agreement held in STRIKE Gymnasium, Bacoor City, Cavite. INQUIRER PHOTO/LYN RILLON

Il existe dans la vie internationale, comme dans la vie de chacun d’entre nous, des moments ou des événements qui surgissent et déboulent des cachots de l’Histoire laquelle semblait prendre un malin plaisir à les y oublier.

Ces occurrences interpellent notre quiescence béate, questionnent notre conformisme paresseux, dévorent notre curiosité bienvenue mais elles ont l’immense mérite de rappeler à notre mémoire oublieuse des leçons de l’histoire que celle-ci, tapie après tant d’années, tient – après la géographie- sa revanche elle aussi.

Ne pas y prêter attention au prétexte trompeur qu’elles paraissent anodines ou isolées et surtout noyées dans le flot continu d’informations contradictoires surabondantes et volatiles, peut souvent – certes pas toujours- soit nous occulter un monde ou une politique finissants.

Mais bien souvent – et c’est le plus intéressant- elles annoncent aussi comme l’analysait Alain Peyrefitte dans son Maître livre : « du miracle en économie » une société qui telle une pile atomique est prête à diverger, et à abandonner les chemins de traverse vers un monde sinon meilleur (en fait la grande leçon de l’histoire et peut-être la seule c’est – n’en déplaise aux déclinistes grincheux et frileux qu’il finit toujours par être meilleur) en tout cas différent.

J’ai personnellement été toujours fasciné par ces micros événements qui tantôt entrent parfois en résistance, parfois avec une indocilité sidérante mais finalement obéissante ou qui tantôt sonnent le glas d’une politique.
Assister aux naissances de ces nouvelles politiques ou prononcer l’oraison funèbre de l’ordre ancien permet à coup sûr d’en tirer le meilleur parti.

C’est en outre un exercice intellectuel d’une fort belle eau ! Cela permet aussi comme le stigmatisait Flaubert de ne pas prêter le flanc à cette pensée : « Calomnient leur temps par ignorance de l’histoire. »
Valéry disait : « Les événements m’ennuient ; les événements ne sont que l’écume des choses, ce qui m’intéresse c’est la mer. »

Je vais donc tâcher de repérer chaque semaine un tel événement, d’en tirer en quelques lignes sa substantifique moelle, d’en déceler les changements ou au contraire d’en comprendre la persévérance d’une situation que rien ne prédisposait à perdurer.
Dans cet exercice périlleux l’art de tracer les futures lignes de force est toujours très risqué et incertain (surtout lorsque cela concerne l’avenir), mais ô combien passionnant.

Je garderai, dans ces exercices, toujours à l’esprit quelques principes simples qui guideront ma réflexion.

1 Thucydide nous a appris que trois principes guident toute analyse pour comprendre les relations entre les nations.
-Phobos (la peur)
-Kerdos (l’intérêt)
-Doxa (l’opinion)
cela reste indépassable comme méthode d’analyse.

2 Dans un livre passionnant : « la Revanche de la géographie » Robert Kaplan rappelle que : « La position d’un pays sur la carte est la première chose qui le définit plus encore que son régime politique. »
Kaplan nous rappelle à toutes fins utiles que, et, suivant en cela les enseignements de Hans Morgenthau que : « le simple fait qu’une nation soit démocratique n’implique en aucun cas que sa politique étrangère soit plus éclairée que la politique appliquée dans une dictature. »
Je vous demande donc, chers lecteurs qui avez eu l’amabilité de m’accompagner depuis trois ans dans ce nouvel exercice votre complicité patiente et bienveillante. Pour autant soyez rassurés je continuerai à privilégier le format- un tantinet plus long- de mes articles habituels !

Aux Philippines et en Inde : deux revers pour les USA. Que peuvent-ils faire ?

L’actualité toujours aussi chargée ne finit pas de nous abreuver de la si prédictible fin – à tout le moins militaire – de Daech, de la mainmise consommée et tout sauf angélique de la Russie en Syrie, de son implacable grignotage en Ukraine, de l’exécrable sur place au Moyen-Orient dont même la mort de Shimon Peres, homme de paix s’il en est, et hélas si seul, habillait et habitait cette posture dans ce conflit, ne suffit pas à le sortir de sa torpeur, de l’ outrecuidance achevée des Britanniques désormais enfermés dans le Brexit. Pour ne rien dire du lamentable feuilleton de la déchéance de nationalité et du conte du burkini.

J’ai été interpellé par deux faits récents qui, à priori n’ont rien à voir entre eux et que je vais passer avec vous au tamis du célèbre triptyque de Thucydide : Phobos, Kerdos, Doxa. La peur, l’intérêt et l’opinion. Cette grille d’analyse demeure à ce jour indépassable.

?Les foucades de Rodrigo Duterte et le shopping de Narendra Modi sont-ils de simples errements de balancier, voire d’évagations nostalgiques, ou des calculs parfaitement pourpensés ?
Il n’empêche leur combinaison interpelle les derniers jours de la présidence Obama. Que se cache-t-il derrière ces événements ? Quels en sont les enjeux ? Faut-il y prêter attention et réagir ? Et si oui, comment ?


L’analyse flash.

1.1 Le point géopolitique

Les Philippines
?La Cour d’Arbitrage de la Haye donne tort à Pékin dans le conflit qui l’oppose aux Philippines. La Cour précise que le « nine dash line » n’a pas de valeur juridique. Pékin ne saurait revendiquer les îlots. La zone économique exclusive ne peut être réclamée par Pékin car les îlots ne sont pas véritablement des terres émergées.
Les Philippines sont liées et protégées par un traité fort ancien du 30 août 1951 qui garantit leur sécurité par les USA. La population est fortement pro-américaine.

L’Inde
Conflits récurrents et parfois violents entre l’Inde et la Chine. Conflit jamais éteint et souvent meurtrier avec le Pakistan allié de la Chine. Inde et Chine c’est une concurrence frontale et porteuse de froissements économiques, d’affrontements géostratégiques entre deux pays émergents dont l’une a une démographie déclinante et vieillissante alors que l’autre jouit d’une démographie galopante et jeune.
En Inde élection récente d’un leader nationaliste, un de plus dans la région.

?Léon Panetta ancien secrétaire US à la défense avait déclaré que la coopération avec l’Inde était la « clé de voûte » de la stratégie américaine en Asie. Obama s’adressant devant le congrès indien a martelé que le partenariat Inde-USA serait un modèle pour les différents partnerships au cours du XXIe siècle. Les USA font un « pari stratégique sur l’Inde. »
New-Delhi est appelé à jouer le rôle de pôle d’attraction pour ses voisins. Obama assigne au nouvel allié stratégique des USA le rôle de cheville ouvrière dans la région.

Pour autant l’Inde s’est abstenue lors du vote du 27 mars 2014 à l’ONU condamnant la Russie en Ukraine. En décembre 2014, visite de Poutine à New- Delhi avec à la clé un contrat de vente d’armes de 5 milliards de dollars.

1.2 Les faits récents
Philippines
Rodrigo Duterte vient d’être élu Président des Philippines. Son programme officiel et premier : éliminer, sans états d’âme, les narcotrafiquants.
?Son bilan : 3600 meurtres extrajudiciaires.
D’où une levée de boucliers en Europe et aux USA sauf en Chine dont l’Ambassadeur à Manille déclare : « The Chinese side fully understands and firmly supports the Duterte administration’s policy that prioritizes the fight against drug crimes. »
Dans la même foulée, il affirme que le soleil « will shine beautifully on the new chapter of bilateral relations. » Dont acte !
Dans une envolée lyrique se voulant la nouvelle marque des relations américano-philippines, Duterte a même traité Obama de « a son of a whore » L’élégance de la formule se passe de tout commentaire et ne nécessite pas de traduction. Au passage il émet le vœu qu’il va :            « break up with America » le très vieux traité qui garantit la sécurité des Philippines par les USA du 30 août 1951.
Le 29 septembre 2016 Duterte informe que les exercices navals communs Philippines-US seront les derniers en Octobre 2016. Ceux-ci sont pourtant une des pièces maîtresses du « pivot » américain. Bien plus il ne veut pas que
 ?Manille : “he does not want Manila to press ahead with any more war games with Washington as « China does not want » it. » “You [US] are scheduled to hold war games, which China does not now that this will be the last military exercise. Jointly, Philippines [and] the US? Last one. » I will serve notice to you.”

Inde
L’Inde et la Russie viennent de signer des accords militaires énergétiques pour des montants colossaux. Rosneft va débourser 12,9 milliards de dollars pour acquérir 98 % d’Essaroil et son port pétrolier de Vinadar. La Russie crée une joint-venture avec l’Inde pour construire des hélicoptères. On parle d’un achat de plus de 200 hélicoptères. L’Inde va également acheter des missiles sol-air S 400 et des frégates silencieuses à la Russie.
C’est la suite logique de la visite de Poutine à New-Delhi en Décembre 2014. Narendra Modi a qualifié ses relations avec Poutine de : « Ours is a truly unique and privileged partnership. »

2.1 Le Phobos

Philippines
Les îlots disputés deviennent peu à peu opérationnels. Les bombardiers et chasseurs chinois peuvent dorénavant les utiliser. Manille craint que le parapluie militaire US ne soit ni automatique ni suffisant face à la Chine. On ne compte plus les escarmouches et harcèlements chinois contre des pêcheurs philippins et ce jusque dans leur zone économique.
Des dragueurs chinois ont détruit les récifs de corail philippin. Les Chinois, ce faisant, veulent empêcher les philippins de développer leurs propres ressources énergétiques. À ce stade cela fait partie de la stratégie d’intimidation de la Chine. Il ne s’agit pas de conquérir, au moins dans un premier temps. Il suffit juste d’empêcher pour mieux dicter ses conditions.

L’Inde
Pour elle c’est plus compliqué à gérer. La Chine est son adversaire historique de premier rang. Le Pakistan, doté lui aussi de l’arme atomique, est son ennemi structurel mais de deuxième rang en termes d’intensité de la menace. Dans la conduite de sa politique étrangère New Delhi doit aussi tenir compte d’une importante population musulmane.

2.2 Le Kerdos
Les Philippines
Duterte peut entamer des négociations avec la Chine sans exciper de la Cour de La Haye. Il pense qu’il obtiendra ainsi plus après sa rencontre avec XI-Ji Ping.
?Il a ainsi déclaré: « I will not go to war over such matters”.

Son calcul est simple. Il n’a aucune chance de faire respecter l’arrêt de la Cour. Mieux vaut obtenir les fruits d’une compensation symbolique et le maximum d’avantages économiques de Pékin pour prix de sa soumission.
Cela correspond parfaitement aux intérêts de Pékin. Pékin s’apprête à financer à très bas taux des achats d’hélicoptères russes. Une fois de plus les intérêts chinois et russes convergent dangereusement.
Les hommes d’affaires philippins-chinois soutiennent massivement la politique de Duterte. Les besoins économiques des Philippines sont tels que seule la Chine semble être en mesure de les satisfaire. Elle a en outre promis de faciliter l’ouverture de son marché aux Philippines. Elle vient d’accorder un prêt de 9 milliards de dollars aux Philippines.
Sur le plan intérieur, et c’est tout sauf anecdotique, un homme d’affaires chinois a financé un immense camp d’internement aux Philippines pour narcotrafiquants repentis.

L’Inde
Comme tout pays émergeant l’Inde – même si elle ne partage pas complètement le modèle de croissance chinoise, doit partir en permanence à la conquête de nouveaux marchés. La Chine puissance rivale lui est pourtant nécessaire. L’on pourrait même dire que d’une certaine façon, la Chine charpente- concurrence oblige –la politique indienne sur fond de rivalités géoéconomiques et géostratégiques.

2.3 La Doxa

Les Philippines
Duterte est un leader populiste, de gauche jusqu’à plus ample informé. Il revient à son idéologie de jeunesse et surtout à son anti-américanisme. Les liens de Duterte avec son ancien professeur et mentor, Jose Maria Sison, fondateur du PC philippin et de sa branche New People’s Army demeurent vivaces. Comme tout démagogue et tout bon populiste, Duterte professe respect et admiration pour les leaders forts mais étrangers à l’ethos démocratique. Xi-Ji Ping, Poutine. Marcos reste pour lui un exemple.
Le trio se met en place.

L’Inde

L’Inde se ressent – et fait désormais bien ancré– devient un acteur majeur dans les relations internationales. Elle a les moyens de son rêve. Elle projette dorénavant son ambition. Elle ne boxe donc pas dans la même catégorie que  les Philippines.
?Tout dépendra donc de la place que les USA et le Japon sauront lui accorder. L’Inde jouera sa propre partition. Le non-alignement a laissé des traces.

3 Les enjeux et les marges de manœuvre

?On le voit ce qui se trame derrière tout cela c’est l’inexorable montée en puissance chinoise flanquée du Junior Partner Poutine.
Quels sont les scénarii qui s’offrent à nous ?
Aux Philippines Duterte ne pourra pas faire ce qu’il veut. Déjà la population est descendue dans la rue. Celle-ci est pro américaine à 90 %. Nous ne sommes pas au Venezuela et Duterte n’a pas la totalité des pouvoirs. Le Chief Justice Antonio Carpio a rappelé à Duterte que brader la souveraineté du peuple philippin serait un cas d’ « impeachable offense.»
L’armée est quasi totalement pro américaine.

Quant à l’Inde je ne pense pas qu’elle aille beaucoup plus loin qu’un nouvel alignement style Canada dry. Il en aura la couleur, il en arborera certains symboles, et il se barricadera derrière certains slogans. Mais New Delhi sait qu’elle n’est pas de taille à résister seule face à la Chine.

Les Philippines peuvent brader leur souveraineté au profit d’avantages économiques et de quelques concessions ; le prix à payer : la suzeraineté chinoise. De toute façon ils sont déjà largement tributaires des USA. Ils sont trop petits pour peser comme ils le voudraient.

Il en va différemment de l’Inde. Trop puissante pour se contenter d’un rôle de brillant second, captif d’un Pékin qui n’entend pas partager ; trop faible pour lutter sans alliés. Mais suffisamment forte et peuplée pour se croire indispensable.
?En politique étrangère l’Inde semble avoir un net penchant pour la godille ! New Delhi a zappé le sommet des non-alignés qui s’est tenu en Septembre 2016 à Margarita au Venezuela ; et pourtant Narendra Modi, tout nationaliste qu’il est, réinvente une politique non-alignée. Il suit et poursuivra une alliance de facto avec les USA mais à trois conditions
– son intérêt géopolitique et géoéconomique
– qu’est-ce qui et qui est à même de mieux le protéger de la Chine ?
– Que son engagement ne soit pas considéré comme trop agressif par la Chine et ne comporte donc pas trop de risques pour lui.

Le paradoxe de l’Inde : ce pays qui avait été à la pointe du non-alignement et du refus nucléaire n’abandonnerait aujourd’hui sa bombe pour rien au monde.


Les marges de manœuvre.

A priori ces deux événements sont extrêmement positifs pour la Chine et accessoirement pour Moscou. Chaque revers US les renforce. Pour autant Pékin et Moscou (pour une fois dans une moindre mesure pour ce dernier) ont une marge de manœuvre étroite.
Pékin doit accorder quelques concessions à Manille pour prix du renoncement de cette dernière à l’arrêt de la Cour de la Haye.
Pas assez, la Chine fragilisera Duterte auprès d’une population pro-américaine et déjà fort mécontente. Trop et c’est toute sa politique d’accaparement des îlots qui échouerait. Avant d’essayer le rollback vis-à-vis des Américains, le containment exige doigté et patience.

Pour Poutine le contrat avec l’Inde lui redonne de l’air et une marge de manœuvre alors que les sanctions liées à l’Ukraine le font – de son propre aveu – terriblement souffrir, même si elles ne changent rien à sa détermination.

? Pour Washington ce qui est en jeu c’est une fois de plus la montée en puissance chinoise étançonnée par la Russie dont l’on a trop vite et surtout trop imprudemment enterré la puissance de son armée.

Pour Washington ces deux événements constituent un revers et surtout une perte de crédibilité. Washington en a certes connu d’autres mais dans d’autres parties du monde. Or là, nous sommes dans le cœur du réacteur de la politique US du « pivot ».
Certes, pour Washington, l’Inde et surtout les Philippines ne constituent pas des alliés de premier rang comme le sont le Japon et la Corée. Il n’empêche.

?Que peut faire Washington ? En fait pas grand-chose. Il doit sans relâche renforcer sa présence et son aide aux pays de la région. Il doit attendre et guetter les erreurs de Pékin et de Moscou qui ne manqueront pas, eux aussi, d’être englués dans leurs contradictions.
Washington peut exercer davantage de pressions sur Manille que sur New-Delhi ; mais il a plus à perdre avec New-Delhi qu’avec Manille.
Il est également probable qu’à trop vouloir pousser leurs pions, Pékin et Moscou finiront par dresser contre eux les pays de la région. Tout le problème est de savoir quand cela se produira, comment, où et s’il ne sera pas trop tard.

Washington expérimente là la célèbre formule de Henry Kissinger qui écrivait dans : une nouvelle politique étrangère américaine: « Dans les systèmes d’alliance, les membres les plus faibles ont de bonnes raisons de croire que le plus puissant un intérêt primordial à les défendre ; il s’ensuit qu’ils n’éprouvent plus le besoin de s’assurer son appui en souscrivant à sa politique… »

Leo keller
Neuilly le 27 Octobre 2016

P.S Je tiens à reconnaître auprès de mes lecteurs que je me suis trompé lors de ma première analyse flash sur le véto d’Obama. Le Congrès a bel et bien surmonté son véto contrairement à ce que j’avais prédit. Pour une fois j’avais privilégié la prise de risque dans l’analyse. Je tacherais à l’avenir d’être plus prudent.
En espérant, chers lecteurs, que vous ne m’en tiendrez point rigueur. Il est toujours difficile de faire des prévisions surtout lorsqu’elles concernent l’avenir !

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