"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE
juin 11, 2023
Les buts et les raisons de la guerre ayant été analysés dans notre première partie, tâchons d’esquisser les zones dans lesquelles pourrait se concevoir un règlement en prenant bien garde de ne pas tomber dans les solutions détestables et honteuses de Kissinger. Car il faudra bien trouver une issue.
Le problème étant jusqu’à quel point sacrifiera-t-on la « morale » ?
« Chaque fois que la paix a été l’objectif principal d’un groupe de pays, le système international a été à la merci de son membre le plus brutal. En revanche chaque fois que l’ordre international considère qu’il y a des principes sur lesquels il est impossible d’accepter des compromis même pour maintenir la paix, la stabilité fondée sur un équilibre des forces est au moins concevable.» 62
Or, pour le moment, l’on ne discerne pas de solution.
Deux facteurs bloquent toute tentative de règlement. Nous éviterons donc de parler de paix tant ce terme semble aujourd’hui utopique.
Mais avant que de passer en revue ces facteurs, force est de constater que l’esprit de Poutine n’y est pas même disposé.
Le 9 juin 2022, il déclare lors d’une conférence à Moscou devant un parterre de jeunes entrepreneurs russes que « Ukraina is a colony not a sovereign country»
En avril 2008 , il asséna à George Bush à l’occasion d’un sommet OTAN à Bucarest « Ukraine is not a real country. »
Pour lui cette opération spéciale relève donc d’une simple opération de police pour empêcher une guerre civile. Or par définition un règlement de paix est difficilement concevable au sein d’une même population.
Les princes européens eurent la- grande- sagesse lors du Traité de Westphalie d’ériger le principe perpetua oblivio et amnestia. De façon symétrique, chaque partie s’y refuse à ce stade. L’on ne voit pas les Ukrainiens- et nous pouvons, bien entendu, les comprendre- faire leur ce principe.
Les Russes, quant à eux, gardent l’espoir sinon d’annexer la totalité de l’Ukraine, mais à tout le moins d’occuper davantage de territoires ukrainiens et surtout ceux qui permettent un continuum vers la Transnistrie.
Les évènements récents montrent, cependant, l’illusion de cette folle et criminelle ambition.
Ainsi Lavrov a-t-il déclaré en Juillet 2022 qu’il n’était pas « seulement » intéressé par le Donbass mais qu’il étendrait ses ambitions territoriales au-delà. » Now the geography is different.» « It is far from being only DPR (Donetsk People’s Republic) and LPR (Luhansk People’s Republic), it is also Kherson Region, Zaporizhzhia Region and a number of other territories, and this process continues, it continues steadily and persistently, » 63
Tant que la Russie caresse l’espoir d’aller plus loin, elle rejettera toute tentative de solution.
Désormais une nouvelle difficultuosité se rajoute à cette équation qui n’en manquait pas.
La débâcle récente des Russes les amènera-t-elle à la raison ou au contraire à un raidissement. Durcissement induit par le fait que Poutine ne tient pas -particulièrement- à être renversé ou même à rendre des comptes. En dictature, les défaites militaires entrainent souvent mais pas toujours le chute du dictateur. Napoléon III, Kroutchev, les Colonels grecs en sont la preuve.
Mais ni Staline, ni Brejnev, ni Saddam Hussein. En fait tout dépendra de la façon dont Poutine exercera sa pression sur ses séides et ses spadassins.
Quant à l’Ukraine, aussi longtemps qu’elle ne perd pas, elle se refusera à une paix capitulation. On ne voit donc pas d’issue à ce combat. Il ne s’agit pas que de pertes ou de gains territoriaux. Il est question pour la Russie de ne pas perdre la face ce qui serait pour le coup une vraie humiliation mais surtout un terrible aveu d’impuissance dans ses ambitions stratégiques tant vis-à-vis de la Chine que des pays qui sont alliés principalement par défaut.
En effet la quasi-totalité des alliés de la Russie sont soit des dictatures soit des démocratures dont les rapports à la démocratie sont de plus en plus distendus. Or les dictateurs ne respectent et ne comprennent que la force.
Pour l’Ukraine, reconnaissons qu’il est indécent de lui demander d’accepter de se voir amputée d’une partie de son territoire et donc accorder une prime à l’agresseur. Car s’il est un principe adamantin de l’ONU, c’est bien celui de ne pas récompenser l’agression armée.
Ni l’Ukraine ni la Russie n’ayant gagné ou perdu, aucun des deux adversaires n’est donc en mesure de vorschreiben ses conditions. Le problème se complique aussi par la différence entre la situation sur le terrain et sa traduction politique. Les Ukrainiens ont perdu des nouveaux territoires. Pour autant avoir sauvé au-delà des 8% supplémentaires occupés depuis le 24 février le reste du pays, signifie gagner politiquement et diplomatiquement la guerre. Pour l’Ukraine , ne pas perdre c’est gagner.
Pour les Russes avoir occupé militairement 8% supplémentaires du territoire ukrainien et procédé à tant de destructions et de massacres, sans pouvoir aller plus loin, représente une défaite politique, militaire et diplomatique. Quand bien même, ils ont réussi à s’emparer d’une partie de la bande maritime ukrainienne, les objectifs initiaux n’ayant été en aucune façon atteints.
Pour les Russes ne pas gagner, c’est perdre.
L’impressionnante liste de pays ayant refusé soit de condamner l’invasion russe soit d’appliquer des sanctions ne saurait cacher le fait que ces démocratures ont pour nombre d’entre elles, davantage montré leur refus de s’aligner sur l’Occident que d’approuver le comportement russe et dont certains ne tarderont pas à apprécier l’aspect prédateur. 64
Les redditions allemande ou japonaise ne sauraient servir de modèle pour mettre un terme à ce conflit. Les Accords de Paris concernant le Vietnam ne sauraient quant à eux rassurer l’Ukraine. Quant au respect d’un règlement avec la Russie, last but not the least, Budapest et ses memoranda victimes d’une amnésie collective.
Las, cette amnésie collective n’a fait que suivre les manœuvres honteuses mais efficaces et intelligentes de juristes internationaux qui ont tronqué des garanties fermes en assurances, on ne peut plus vagues et lâches.
Amnésie toujours. Lorsque Moscou viola, en 2003 le Mémorandum, en voulant s’emparer militairement de l’île de Touzla en mer d’Azov. S’ensuivirent des menaces et chantages répétés sur les approvisionnements en gaz à l’Ukraine. C’était aussi un des objectifs de Nord Stream II
Ceux qui administrent à profusion des leçons où prodiguent de façon indécente, tel Henry Kissinger, des conseils de modération aux Ukrainiens devraient pourtant retenir les leçons de l’histoire. Car pour la Russie, forte de sa puissance rêvée mais évanescente et imbibée de nationalisme revanchard, un règlement de paix ne saurait comporter la moindre concession.
Il nous suffit de relire Thucydide pour analyser ses intentions réelles et ses comportements : « Les généraux athéniens, après avoir massacré les commandants de l’ile de Mélos en 416 av. J.-C. avaient laissé le choix aux habitants : renoncer à leur loyauté envers Sparte ou accepter la sentence de mort. « Nous le savons et vous le savez aussi bien que nous, avaient-ils expliqué, la justice n’entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d’autre ; dans le cas contraire, les forces exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder. » 65
Tout règlement de paix repose sur un rapport de force, imposé ou accepté. Mais reconnaissons que la pratique russe n’inspire pas la plus grande confiance, et que les menteries de Staline puis de Poutine n’entament guère notre conviction, notre adhésion.
Une fois de plus, relisons pour notre plaisir Thucydide :
« Nous connaissons la façon de procéder des Athéniens. Nous savons comment, petit à petit, ils gagnent du terrain sur les autres. Tant qu’ils comptent sur votre aveuglement pour passer inaperçus, ils modèrent leur audace, mais quand ils auront vu qu’en connaissance de cause vous les laissez-faire, ils iront énergiquement de l’avant. » 66
Pour les Russes, tout règlement de paix « s’inspire » aussi de Thucydide : « Les Athéniens : « Si vous êtes venus ici pour discuter de l’avenir et raisonner sur des soupçons, si vous n’avez pas l’intention de ne considérer que le présent et de ne tenir compte que des faits pour chercher à sauver votre cité, autant vaut lever la séance. Dans le cas contraire, nous sommes prêts à engager la discussion. » …
« Les Athéniens – « Alors nous nous abstiendrons, pour notre part, de faire de belles phrases. Nous ne dirons pas que notre victoire sur le Mède, nous donne le droit d’exercer l’empire ou que notre expédition ici se justifie par les torts que vous avez envers nous. Point de ces longs discours qui ne provoquent que le scepticisme. Et nous nous comptons bien que, de votre côté, vous ne tenterez pas de nous convaincre en nous disant que vous n’êtes pas entré en guerre aux côtés de Sparte, bien que votre cité fut une colonie lacédémonienne, ou que vous ne nous avez jamais causé le moindre préjudice. Ne cherchez à obtenir que ce qui est possible, compte tenu des véritables intentions de chacun. Vous savez aussi bien que nous que, dans le monde des hommes, les arguments de droit n’ont de poids que dans la mesure où les adversaires en présence disposent de moyens de contraintes équivalents et que, si tel n’est pas le cas, les plus forts tirent tout le parti possible de leur puissance, tandis que les plus faibles n’ont qu’à s’incliner. » 67
Complétons enfin ces tableaux, on ne peut plus éloquents et que le génie de Thucydide aurait pu adresser à la situation actuelle : « The melians made this reply, and the Athenians, just as they were breaking off the discussion, said : » Well, at any rate, judging from this decision of yours, you seem to us quite unique in your ability to consider the future as something more certain than it was before your eyes, and to see uncertainties as realities, simply because you would like them to be so. »
On le voit les différends qui opposent les deux belligérants sont tout sauf des vétilles. Mais supposons, un instant, que la Russie et l’Ukraine surmontent leurs incompatibilités, leurs ressentiments, et leurs haines recuites. Restera le problème- crucial-des garanties. Tout règlement de conflit suppose et impose des garanties.
Celles-ci peuvent être assurées soit par les vainqueurs eux-mêmes en occupant le terrain, parfois en se servant eux-mêmes, ainsi les Alliés en 1918, ou les Soviétiques en 1945, soit par des tiers avec des succès mitigés. L’on se rappellera utilement les Casques Bleus de l’ONU avant le déclenchement de la Guerre des Six Jours.
Mais comment rassurer la partie ukrainienne alors que la Russie elle-même, ainsi que la Grande-Bretagne et les USA, s’étaient portés garants de l’intégrité territoriale de l’Ukraine pour prix de l’abandon de son arsenal nucléaire hérité de l’URSS. Arsenal qui rappelons-le en faisait la troisième puissance nucléaire mondiale.
Si la Russie n’a pas accepté l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN, l’on ne voit point la Russie se résigner sans bruit à laisser l’OTAN accomplir sa mission à sa porte.
Par ailleurs, des dirigeants principalement américains- mais pas uniquement- et qui n’étaient visiblement pas de Pomone, ont cru intelligent de criailler et de fouailler qu’il serait bon d’affaiblir la Russie. Au trébuchet des déclarations imbéciles, on n’a guère connu pire. Passons aussi sur le fait que le timing de cette déclaration était particulièrement malvenu. La Russie vivrait cette présence comme inacceptable.
L’ordre du monde reposait depuis la Paix d’Augsburg sur le principe cujus regio, ejus religio avec le jus emigrandi, puis le Traité de Westphalie et surtout depuis la fin de la seconde guerre mondiale sur le principe de l’inviolabilité des frontières, de leur intégrité avec la conséquence immédiate du sacro-saint principe de la non-agression.
Comment faire accepter à l’Ukraine de revivre le cauchemar tchéco-slovaque de 1938. Certes la Realpolitik impose sa loi, mais toute Realpolitik, même selon Kissinger- à l’époque du moins- par trop déconnectée des valeurs des sociétés démocratiques est vouée à l’échec.
Il est une autre difficulté qui empêche à court terme mais pas sur le long terme, d’entrevoir un règlement. Plus nous armons les Ukrainiens et si nous voulons être du bon côté de la morale, nous devons les aider afin d’éviter leur destruction ou leur disparition en tant qu’Etat indépendant, destruction qui demeure le but ultime même si inavoué de Poutine, et de l’Ukraine. Plus l’Ukraine est en mesure de résister à l’avancée russe et plus la Russie se refusera à négocier en vertu du principe romain : Uti possidetis, ita possideatis. Ce que vous possédez, vous le possédez.
Et de façon symétrique plus l’Ukraine résiste, moins elle est prête à négocier. Cette guerre de positions, voire de tranchées, rappelle la guerre de 14-18 et le scénario de son impasse jusqu’à l’intervention américaine.
Mais ne pas armer l’Ukraine, c’est la condamner à la disparition pure et simple. Est-ce vraiment ce que nous voulons ? Est-ce vraiment cela que ce peuple courageux, assoiffé de l’idée européenne mérite ? Pourrions-nous revendiquer quelque considération si nous foulons à nos pieds nos valeurs qui sont et notre force et notre raison d’être ?
Lors de la guerre de Corée, Raymond Aron écrivit si justement : « On se demande avec angoisse si, en allant dès l’origine jusqu’au bout des concessions inévitables, on n’aurait pas évité la tragédie. » 68
Las, l’on ne voit pas quelles concessions peut-on encore accorder à la Russie qui n’a pas hésité à mépriser ce que les Occidentaux avaient piteusement abandonné après la première invasion et l’annexion de la Crimée.
Comme justification, les Russes avancent le précédent kosovare. Dont acte ! Sauf que la comparaison ne tient aucunement la route.
L’indépendance kosovare est advenue après de nombreuses années et sous l’égide de négociations internationales et onusiennes. En outre la Cour Internationale a pointé son caractère exceptionnel. Enfin le Kosovo n’a pas été absorbé par l’Albanie voisine. Il est tout simplement devenu indépendant. Cela fait toute la différence.
Soyons clairs. Salvador de Madariaga, homme d’Etat espagnol et fin juriste déclara : « Technical difficulties are political objections in uniform. »
Laissons de côté la question morale. Supposons une Ukraine asservie, quelles seront les prochaines étapes ? L’exclave de Kaliningrad où les Russes se saisiront du moindre prétexte ? La Pologne ou les pays Baltes désormais voisins d’une Russie prête à utiliser les menaces et toutes les armes énergétiques -y compris nucléaires- pour imposer leur volonté ? Volonté dont l’étape ultime est sinon l’implosion de l’Union Européenne à tout le moins celle de l’Europe puissance. Car et en cela le Président Zelensky a raison, l’implosion de l’Europe relève pour Poutine de l’eschatologie.
Un dernier élément est venu se greffer à ce blocage. Les Russes ont commis moult atrocités dont certaines pourraient relever selon la définition de l’article II section E de la convention de l’ONU sur le génocide.
L’Ukraine, à juste titre, mais l’on ne voit pas Poutine devant un Tribunal International, ne peut oublier ses griefs. Elle tiendra à l’inclure dans les négociations de règlement. Certains pays ont dit fort peu sagement après 1945 : « L’Allemagne paiera ». Évoquer ce problème compliquera inutilement l’ébauche d’un règlement quand bien même son abandon constituera une prime à l’agresseur car les atrocités commises en Ukraine furent parfaitement pourpensées..
Citons à cet égard les propos de Lawrence Freedman :
« Once the nazis decided to move against whole poulations the model was abandoned. Attacks on civilians were not just a matter of maintaining law and order, or unfortunate consequential damage resulting from attacks on the main military -related objective, or desesperate efforts to weaken the ennemy will when all else had failed, but part of the whole rationale for the war, a means of asserting superiority over inferior races or of eliminating them altogether. » 69
Concluons cet épineux problème de la recherche d’un règlement par le propos de Monsieur le Cardinal de Richelieu : « La logique requiert que la chose qui doit être soutenue et la force qui doit être soutenue sont en proportion géométrique l’une par rapport à l’autre. » 70
A défaut d’être un saint homme, Monsieur Armand Duplessis fut un de nos plus brillants hommes d’Etat.
Aucune des deux parties en présence n’est en mesure d’imposer une trêve, à supposer qu’elles le souhaitent.
Un vieux proverbe polonais dit fort sagement qu’il faut être deux pour jouer au ping-pong ! L’on ne voit pas très bien ce que l’on pourrait ajouter aux accords de Minsk II. Classiquement les deux parties se rejettent la responsabilité de l’échec de Minsk et d’un règlement.
Certes les élections promises n’ont pas eu lieu, mais les forces séparatistes n’ont pas non plus été désarmées, pour ne pas parler des Maskirovska. En outre les Russes n’ont pas digéré le déclassement stupide de la langue russe en Ukraine. Ce fut un acte stupide et contraire à certains droits et pouvant être sanctionnés devant un Tribunal International.
Lorsqu’il y aura un règlement, il reflètera probablement et on ne peut plus logiquement le rapport de forces sur le terrain ce qui est sauf écroulement- peu probable de la Russie- c’est que l’Ukraine ne recouvrera vraisemblablement pas sa souveraineté sur la Crimée.
En ayant acquis une dimension aussi identitaire, aussi capitale, la guerre informationnelle a aussi modifié la nature du conflit. En abreuvant ad nauseam les médias et réseaux sociaux, l’antagonisme a acquis une nouvelle dimension et a en quelque sorte changé la nature du conflit. L’affrontement militaire, économique revêt aussi, et peut-être avant tout, les habits du froissement, du déboitement et de l’écrasement identitaire. Les deux belligérants ont déserté le binôme ami- ennemi qui finit toujours – quand bien même imparfaitement- par se résoudre après moult difficultés, par le binôme humilié- humiliant.
Sans sortie honorable, Moscou ne se résoudra pas à un armistice sans recouvrer la souveraineté sur son territoire, sans revenir aux accords de Minsk que l’Ukraine voudra bien entendu amender, Kiev ne viendra pas à la table des négociations, en l’état actuel des mentalités et des différents Boutcha.
Mêmement revenir aux accords de Minsk II est désormais caduc pour Poutine ainsi que l’a si crânement et stupidement proclamé la propagande russe. La télévision russe que l’on pourrait qualifier de la voix de son maître ne cesse de menacer et d’humilier non seulement Kiev mais aussi les Occidentaux.
Après avoir traité les Ukrainiens de criminels nazis, il sera difficile à Poutine de négocier sans perdre la face.
À Kiev, l’on ne se prive pas non plus- même si dans une moindre mesure- de moquer la Russie.
Moralement et juridiquement, il est évident que Kiev est en droit de récupérer jusqu’à la Crimée. Il est tout aussi évident que si après des élections libres, c’est à dire non manipulées par la Russie, les habitants de Crimée seront appelés à se prononcer pour ou contre le rattachement à la Russie. Tant Kiev que Moscou devront respecter la vox populi. Reconnaissons cependant qu’élections libres est un oxymore voire un hapax dans l’histoire russe.
Rattachement de la Crimée qui résultera probablement du vote. Cela aurait comme conséquence sinon d’acter au plan international un gain territorial pour la Russie à tout le moins d’affadir les différentes costilles. Cela aurait également deux répercussions : accorder à Poutine une victoire politique et permettre à la Russie une éventuelle, partielle et progressive réintégration dans le système mondial. Ainsi qu’une levée graduelle et modérée des sanctions.
Mais cela ne saurait se faire qu’en suivant impérativement une des dispositions de Minsk II à savoir d’abord et prioritairement un désarmement des forces pro-russes et l’évacuation des Maskirovska.
L’on a, souvent, vu une haine aussi forte entre deux belligérants, un ressentiment aussi violent, des marges de négociation aussi ténues et des conséquences aussi ultimes, aussi existentielles. Ce cocktail est redoutable et n’a été que très rarement atteint dans les autres conflits. Il rend les négociations si périlleuses et donc si improbables à ce stade. Le théâtre des affrontements en Ukraine cumule au plus haut degré tous ces facteurs. Est-ce à dire que nous devons nous refuser à tout dialogue quand bien même le personnage de Poutine nous inspire peu ?
Nous pensons que le « en même temps » du Président Macron a tout lieu d’être hic et nunc. Et Macron- reconnaissons-le -a corrigé le tir du départ en affirmant souhaiter la victoire de l’Ukraine et sa pleine et entière souveraineté territoriale ainsi qu’en reconnaissant que nous sommes en guerre. Maintenir le dialogue ! Oui et il en va de l’intérêt même de l’Ukraine.
Mais à condition bien sûr d’une triple exigence : ne pas humilier la Russie et les Russes, lui conserver une place que sa géographie lui permet et last but not the least ne rien céder et ne pas brader les intérêts ukrainiens. Et surtout, mais est-il besoin de le souligner, les maitres de la décision demeurent in fine les Ukrainiens.
L’on suivra en cela la recommandation du Cardinal de Richelieu «Négocier sans cesse ouvertement en tout lieu, encore même qu’on n’en reçoive pas un fruit présent et que celui qu’on peut attendre à l’avenir ne soit pas apparent est chose tout à fait nécessaire pour le bien des Etats » 71
Ceci nous amène donc à la conclusion que critiquent tant de penseurs et hommes politiques : la condition primale pour pouvoir enfin envisager des négociations est d’armer, voire surarmer, l’Ukraine afin qu’elle arrive à une sorte de parité incapacitante pour la Russie. Une Ukraine forte et ayant récupéré, au moins, le Donbass en sa totalité est notre but.
Pour autant, nous devons nous montrer parfaitement clairs quant aux mouvements de troupes de l’OTAN. L’OTAN est une alliance défensive- certes la plus grande au monde- mais qui n’a jamais eu pour ambition et mission d’affaiblir ou d’abattre ni l’Union Soviétique ni la Russie.
Lord Ismay déclara d’ailleurs dans une formule lapidaire mais savoureuse : « To keep the Americans in, the Russians out, the Germans down. »
Cette guerre a aussi éclaté nonobstant l’appétit impérial et nationaliste de Poutine sur une double erreur de calcul. D’une part la surestimation du potentiel russe et de la sous-estimation des forces ukrainiennes et surtout de leur volonté de défendre leur pays par les services russes mais d’autre part de la croyance qu’avaient les Russes dans l’apathie occidentale que nous ferions lit de nos valeurs, encalminés que nous sommes dans notre confort, et que nous ne ferions rien de plus qu’après l’annexion de la Crimée.
Pour autant demeure cette lancinante question. Eussent-ils pensé différemment, entrassent-ils en guerre ?
Que l’Ukraine accorde une large autonomie aux populations russophones ne nous semble pas totalement aberrant. Mais c’est à eux et à eux seuls d’en décider et d’en déterminer les contours.
L’exemple catalan pourrait effectivement servir de modèle.
De même qu’il faut armer l’Ukraine, il faudra éviter toute perception erronée de la part des Russes. Si chaque partie est rassurée quant à son intégrité et au respect de sa souveraineté, alors il y aura- peut -être- une fenêtre ou à tout le moins un vasistas pour des négociations.
L’on pourrait, toujours en respectant ce préalable opérer de la sorte dans une bande étroite du Donbass et à condition de réintégrer les Ukrainiens qui avaient fui le Donbass en 2014. Cette solution est certes bancale et loin d’être satisfaisante, et heurte profondément nos valeurs car reconnaissons- le, c’est en quelque sorte punir l’agressé dès lors qu’on lui impose une action touchant sa souveraineté.
Supposons une large autonomie du Donbass- solution qui satisferait la souveraineté ukrainienne au sortir d’un règlement qui ne saurait être qu’interne et aurait pour conséquence de rassurer la Russie quant au sort des russophones.
Nombre d’Etats connaissent et pratiquent cette solution avec des bonheurs variés.
Mais l’on se heurterait très vite à un impedimenta. Comment empêcher les Russes, qui corrompent et manipulent régulièrement les élections et s’escriment à dicter les opinions dans tant de pays, s’abstiendraient de telles pratiques à leur frontière.
Oui mais que faire d’autre, à partir du moment où l’Occident se refuse à intervenir tant cette intervention nécessiterait hommes, moyens et … sacs plastiques.
Si le soutien à l’Ukraine au sein des sociétés occidentales allait diminuendo, cela inciterait aussi l’Ukraine à accepter la forme mais non le fond des négociations. Il est d’ailleurs intéressant de constater que ce soutien à Poutine perd mêmement de sa force symétriquement parmi la population russe. Sauf que si en Occident, l’on ne saurait mener une guerre de nos jours sans l’adhésion des peuples, cette contrainte est moins nécessaire en Russie.
Encore que les désertions au sein de l’armée russe s’accélèrent et que Poutine doit désormais faire appel à des détenus en prison ou à des SDF. En outre les critiques se multiplient jusqu’au sein des élites russes.
Est apparu, récemment, un phénomène encore inimaginable il y a deux semaines. Des soldats de la « vaillante et invincible « armée russe, héritière de la glorieuse armée rouge , battre en retraite et s’enfuir sans armes et sans bagages. En d’autres temps , la VI -ème armée de von Paulus capitulait dans une région pas si lointaine.
Alors comment sortir de cette impasse ? Comment compenser ces « diktats » imposés à l’Ukraine ?
Les Occidentaux disposent pour cela de plusieurs leviers.
Le premier moyen que nous mentionnons juste pour information mais que nous nous gardons bien de recommander est de rappeler aux Ukrainiens que nous sommes leurs bailleurs de fonds et d’armes. Disons-le franchement cette idée nous révulse.
Mais un des problèmes réels qui se pose à l’Ukraine dans le cadre d’un règlement est la garantie de ne plus être agressée.
D’aucuns, faucons confortablement installés derrière leurs certitudes bien-pensantes et amateurs d’excuses colorées, développent l’idée saugrenue que le meilleur moyen d’empêcher une agression future serait d’émasculer la Russie. Cette idée est juste digne de figurer au concours Lépine de la bêtise.
Le deuxième problème, dans un autre registre nous renvoie, aux divergences apparues après-guerre à Versailles entre Clemenceau et les Anglo-Saxons.
La troisième difficulté trouve son origine dans une des racines qui a provoqué l’ire des Russes lors des événements de la place Maïdan. Autant nous pensions que l’avenir de l’Ukraine résidait dans une espèce de finlandisation, dont on aperçoit aujourd’hui combien cette idée est dorénavant poussiéreuse, autant nous pensons que désormais l’Ukraine à acquis- à folle enchère- par le prix de son sang le droit d’intégrer l’OTAN, voire l’Europe sous des conditions plus contraignantes.
C’est d’ailleurs notre principal levier pour amener les Ukrainiens à la table des négociations. En quelque sorte ce serait notre Phoros pour la Paix.
L’Union Européenne n’est pas qu’une valeur géographique. L’Union Européenne, notre union, est l’héritière de l’éthique à Nicomaque. Et l’Ukraine qui devra certes opérer moult révolutions non seulement dans son corpus juridique mais aussi dans sa mentalité, a vocation, à l’avenir, à en devenir membre ainsi que de l’OTAN. Ce sera, au moins pour elle le meilleur gage de sa stabilité.
Au passage, Paris et Berlin devraient négocier son adhésion contre l’abandon de la règle de l’unanimité. Les pays de l’Est, hormis la Hongrie, dont il faudra trouver un moyen de l’exclure, si elle ne redevient pas européenne, seront contents d’accroître leur poids et influence à l’Est.
Notons aussi, et c’est la troisième arme à notre disposition, que le soutien tacite des démocratures qui soutiennent la Russie n’est nullement pérenne ; la présence chinoise en Afrique suscite désormais moult frondes. Lorsque les pays africains s’apercevront que les forces russes, et Wagner en est l’exemple le plus frappant, il y a fort à parier que leur soutien à la Russie ira diminuendo. Le temps des regrets de la présence française arrivera.
En outre les États africains se sont construits après la décolonisation sur des frontières souvent rectilignes et arbitraires. Le non-respect de l’inviolabilité et de l’intégrité des frontières est un des principaux éléments assurant la « relative stabilité » du continent africain.
Vienne ce catéchisme à voler en éclats, l’Afrique connaitra un nouvel antiphonaire imbibé de désolations. La messe sera probablement dite en russe sur une cacophonie wagnérienne !
Les dirigeants africains auraient tout intérêt à se souvenir de la Dépêche que Metternich envoya à son chargé d’affaires auprès du quartier général français lors du Congrès de Vienne : « Jusqu’ici, en effet Saint-Pétersbourg a fait si souvent la preuve de son inconstance que même les estimations les plus sobres permettent de supposer qu’une entreprise aussi peu probable que la conquête de Moscou conduirait Alexandre à … négocier. » « Or cet espoir a été déçu ; si la Russie n’a guère eu de peine à sacrifier les intérêts de ses alliés, on n’a pas pu la décider à sacrifier les siens. »
Ce soutien à géométrie variable à la Russie montrera- peut-être- aux dirigeants russes que le Kairos des négociations est arrivé.
Que le lecteur nous pardonne, mais nous ne pouvons résister au délicat plaisir de citer Otto von Bismarck : « Il faut savoir agripper les pans du manteau de l’Histoire lorsque celui-ci nous fait la grâce de passer à portée de main. »
Reste la question quasi ontologique. Qui a gagné cette guerre ? Car après tout la guerre consiste à porter le feu au-delà de sa frontière. Une autre définition de la guerre qui nous intéresse dans le cas présent consiste à transférer sa souveraineté dans le territoire de l’adversaire.
Si nous zoomons sur le cas présent et relevons les propos de Poutine et alii traitant les Ukrainiens de nazis- insulte tout sauf neutre dans le récit national russe-et leur déniant le droit de faire Nation l’on se rapproche de la seconde guerre mondiale. Ce type de guerre est parfaitement décrit par Lawrence Freedman
« His originality lay in war aims that involved not just by conquering other people hé hébut seeking to enslave and annihilate them. The damage to the ennemy’s society was ameans to an end : it was what the war was all about. » 71
La comparaison est certes un peu forte, nous le reconnaissons bien volontiers. Mais l’on ne saurait oublier cette dimension du côté russe. L’enlèvement de milliers d’enfants ukrainiens en bas âge et déportés en Sibérie, ainsi que la « russianisation » rendue obligatoire dans les écoles sises dans les territoires conquis ressemble si tristement et si douloureusement aux atteintes, aux dispositions de la Convention sur les crimes de guerre et crimes contre l’Humanité. Ils sont imprescriptibles.
La Russie n’est ni l’Allemagne nazie, ni dans un autre registre un Etat africain à la puissance si peu menaçante. Se posera donc la question du pardon et de l’oubli. Un règlement supposera la question du pardon et des réparations, modernes Phoros. Pardonner oui ; oublier non !
Les Américains ne furent pas jugés, et pas seulement parce qu’ils s’étaient bien gardés de ne pas signer le traité établissant la Cour Pénale internationale, mais tout simplement parce que leur puissance les rendaient intouchables. Le massacre de My Lai, la défoliation et les bombardements au napalm ou les maltraitances ignobles imposées à la prison d’Abou Grhaib.
Les Nord-Vietnamiens eurent la -grande – intelligence de se réconcilier avec les Américains après tant d’années de guerre. Il est vrai que le voisin et « ami » chinois le leur commandait.
“Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami ; Mieux vaudrait un sage ennemi.” 72
Les nord-vietnamiens ne nièrent pas l’appartenance du Sud à l’entité vietnamienne, ils prolongeaient essentiellement mais certes pas que, la guerre d’indépendance.
L’invasion du Koweït par le dictateur Saddam Hussein fut essentiellement une guerre de prédation à but financier. La négation de l’Autre en tant que Nation se retrouve aussi au Moyen-Orient où des franges des populations et des dirigeants politiques dénient à l’autre le droit de faire Nation au motif que leur identité n’existe ou n’existait pas auparavant. Ainsi certains Israéliens et certains Arabes.
Après avoir emprunté certaines caractéristiques à la guerre de 14-18 Poutine effectue un retour vers le futur. Les guerres évoluent, obéissant bien souvent à ce que Clausewitz appelait la fureur de la guerre, Max Weber la Selbstandigkeit c’est-à-dire son autonomie.
Nous rappellerons aussi Raymond Aron : « Dans la guerre aussi ,la fureur nait parfois de la lutte elle-même, non de l’enjeu de la lutte « 73
A ce stade actuel risquons une comparaison avec le Vietnam. Il suffisait aux Nord-Vietnamiens de ne pas perdre militairement pour gagner la guerre. Symétriquement, jusqu’à la menterie de Nixon lors du Watergate, pour n’avoir pas défait militairement et de n’avoir pas gagné complètement, les Américains ont perdu la guerre.
Ce scénario fut aussi celui de la France en Algérie ou une victoire sur le terrain n’empêcha pas la défaite politique.
Pour autant il y a deux critères relativement quantifiables. La Russie a-t-elle atteint les objectifs qu’elle s’était fixés sinon urbi et orbi, à tout le moins implicitement ? A-t-elle atteint ce que Clausewitz appelait le Ziel et le Zweck c’est à dire les buts de guerre et les buts dans la guerre ? Force est de constater qu’elle a déjà engrangé 8% supplémentaires de territoires depuis le 24 février ? Mais a-t- elle pour autant atteint la reconstitution du glacis soviéto-russe ?
Poutine a-t-il il endossé les habits de Pierre le Grand et de Catherine II ?
A-t-il affaibli l’Europe ? Et l’OTAN ? Qu’en est-il advenu de sa démographie ? De son influence mondiale ? De la nouvelle architectonie dont il s’époumonait à plaisir ?
Enfin n’a-t-il pas rendu plus méfiant à son égard des pays tels que la Biélorussie dont il assuré à folle enchère la survie ?
Une des raisons de l’implosion de la RDA était que les pleurs et appels à l’aide de Honecker demeurèrent lettre morte.
Enfin une non-victoire en Ukraine aiguisera la concupiscence chinoise à son encontre.
Il est tout sauf sûr que Poutine ait retenu la leçon de l’épopée napoléonienne qui a rendu la France plus petite et surtout moins nombreuse que lors de son accession au pouvoir.
Autant de questions que nous essayerons de traiter dans une troisième partie.
Luther disait « hier stehe ich, ich kann nicht anders » « c’est là ma position, je ne peux pas faire autrement «
Quant à Zelensky il a montré tant et tant de qualités dans l’adversité la plus sombre que nous lui dédions cette pensée : « Victorious in war shall be made glorious in peace. Posse comitatus »
Nous mettons solennellement en garde Vladimir Vladimirovitch Poutine ; il payera le prix.
Denn Gottes Mühlen mahlen langsam, aber sicher! But he’ll meet a just end, such a type always does.
L’Histoire rejoint parfois l’actualité. Le décès de Michael Gorbatchev nous le rappelle. Ce sera l’objet de notre troisième partie.
Leo Keller
15/09/2022
Notes
62 Henry Kissinger in le Chemin de la Paix
63 Discours de Lavrov 21 Juillet 2022 CNN
64 Denis Bauchard La Guerre en Ukraine vue du Sud Par Denis Bauchard Ambassadeur (e.r) in Blogazoi
65 Thucydide in La Guerre du Péloponnèse
66 Thucydide in La Guerre du Péloponnèse La Pléiade p 735
67 Thucydide in La Guerre du Péloponnèse La Pléiade p1097
68 Raymond Aron in Carnets de la Guerre Froide
69 Lawrence Freedman in the Future of war P67 Penguin books
70 Cardinal de Richelieu in Testament politique
71 Albert Wohlstetter in The Delicate balance of Terror 1955
71 Lawrence Freedman in the Future of war P62 Penguin books
72 La Fontaine in l’Ours et l’amateur de jardins.
73 Raymond Aron In Paix et guerre parmi les nations
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« SE PROMENER D’UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE » VOLTAIRE
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