"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE
juin 9, 2023
02 Octobre 2014
Elie Barnavi, Professeur d’histoire de l’Occident moderne à l’Université de Tel-Aviv, dont il dirige le centre d’études internationales, directeur d’études à l’institut de Défense Nationale est membre du mouvement israélien « la Paix maintenant ».
L’historien qu’il est a aussi su quitter le donjon du « spectateur engagé » pour se muer en acteur influent des relations internationales.
Il a été nommé par le gouvernement Ehud Barak Ambassadeur d’Israël en France de 2000 à 2002. Ambassadeur loyal il a été, mais jamais praticien de la langue de bois ! Il est l’auteur de très nombreux ouvrages dont entre autres : « Tuez-les tous ! La guerre de religion à travers l’histoire » Son dernier livre est : « Dix thèses sur la guerre »
Il est aujourd’hui directeur scientifique du musée de l’Europe à Bruxelles et membre du comité de pilotage du groupe Spinelli éloquent avocat d’une Europe fédérale.
C’est donc un expert de la civilisation européenne qui nous livre ses réflexions sur le référendum écossais et les leçons que nous pouvons en tirer.
A toutes et à tous bonne et décapante lecture !
Leo Keller
De quelques enseignements du référendum écossais
Elie Barnavi
Le premier, lumineux, concerne cet enfant malmené de notre modernité mondialisée qu’on appelle la démocratie. Mise à mal par les démagogues qui lèvent leur tête disgracieuse un peu partout sur le continent qui l’a enfantée, par la crise et le chômage, par l’impuissance des élites à les conjurer, par l’écart insupportable entre riches de plus en plus riches et pauvres de plus en plus pauvres, la démocratie est pâlichonne. Le référendum sur l’indépendance de l’Ecosse lui redonne des couleurs. L’énormité de l’enjeu pouvait faire craindre le pire : nationalisme débridé, xénophobie, refus d’entériner la volonté populaire exprimée dans les urnes. Il n’en fut rien. La campagne a été vive, mais jamais haineuse. Le vainqueur s’est montré magnanime dans la victoire, le vaincu digne dans la défaite. Celui-là est déterminé à honorer ses promesses, celui-ci s’est incliné avec élégance, les deux ont rendu hommage à la pugnacité de leur adversaire. On ferait bien de méditer cette leçon magistrale de comportement démocratique à Moscou et à Madrid. Hélas, comme le gazon anglais selon Astérix – « Vous plantez, attendez quelques siècles… » – il faut du temps pour fabriquer un esprit démocratique de cette trempe.
Le second enseignement est moins exaltant. L’Etat européen prend l’eau de toute part. Coincé entre l’Europe qui le vide de sa substance par le haut et la région qui le sape par en bas, l’Etat-nation s’étiole. A des degrés divers, la Grande-Bretagne, l’Espagne, la Belgique, voire l’Italie, craquent aux coutures sous la poussée de populations impatientes de secouer la tutelle de leurs gouvernements centraux. Indépendantistes catalans, basques, flamands et autres « padans » se frottaient les mains en espérant que les Ecossais allaient leur montrer la voie. Ils sont assurément déçus maintenant, et leurs propres espoirs se sont trouvés quelque peu douchés ; mais ils ne renonceront pas pour autant.
Arrêtons-nous un instant sur le cas britannique, car, pour particulier qu’il soit, il ne manque d’avoir valeur d’exemple. Car enfin, quelle mouche a piqué les Ecossais ? Pourquoi, en effet, souhaiteraient-ils briser des liens forgés avec l’Angleterre par l’Acte d’Union de 1707, voire un siècle auparavant, lorsque Jacques VI Stuart, roi d’Ecosse, montait sur le trône d’Angleterre sous le nom de Jacques Ier ? Certes, l’union n’a pas toujours été un jardin de roses, et les Ecossais sont restés un peuple à part, très conscient de ses spécificités. Mais enfin, vivre sous la même loi, parler la même langue, obéir aux mêmes codes sociaux, partager les mêmes élites sociales, politiques et intellectuelles, participer ensemble à l’aventure impériale et affronter les mêmes ennemis sur les champs de bataille de deux guerres mondiales – tout cela a créé quelque chose comme une communauté de destin. Au nom de quoi cette petite nation de cinq millions d’âmes prendrait-elle le large ?
D’autant qu’apparemment, elle n’a pas grand motif de se plaindre. Après tout, les Ecossais n’ont jamais été traités comme leurs cousins irlandais. Mieux, en vertu du Scotland Act de 1998, ils bénéficient d’un régime de large autonomie, avec leur parlement, leur gouvernement, leur fiscalité. En fait, égaux en tout à leurs voisins du sud, ils ont des privilèges que ces derniers non pas, puisqu’ils sont doublement représentés, à leur parlement d’Edimbourg et à Westminster.
Et puis, que feraient-ils tout seuls, dans un monde où seuls les gros ont pignon sur rue ? Ils se disent riches du pétrole de la mer du Nord, mais leurs réserves s’amenuisent rapidement. Les partisans de l’union ont vite fait de calculer le prix économique de la scission ; il eût été considérable. Contrairement aux Anglais, ils sont très européens. Mais leur accession à l’Union européenne n’eût pas été forcément une partie de plaisir. C’est que l’Europe, qui a déjà assez de mal à vingt-huit, ne se sent point la vocation de fédérer une multitude de micro-Etats. Bref, la raison voulait que les Ecossais restassent britanniques. Mais la raison n’est pas la seule raison des nations, il s’en faut.
C’est là que le cas britannique prend valeur d’exemple. Les vieilles solidarités se sont distendues, en l’occurrence la foi protestante, l’armée et l’économie. Les Britanniques sont « sortis de religion » comme les autres Européens, l’empire et les menaces venues du continent ne sont plus que de lointains souvenirs, et l’économie s’est financiarisée, mondialisée et européanisée. Les années Thatcher sont passées par là, et une Ecosse social-démocrate, très attachée à l’Etat providence, a progressivement dérivée loin de sa voisine du nord, nettement plus conservatrice. A Westminster, parmi un bloc de cinquante-neuf députés écossais, un seul est conservateur ! Que tout cela soit peint aux couleurs de l’Union Jack ne change rien. Ces vieilles solidarités sont mises à mal partout. En France, où l’Etat est né de siècles de centralisation monarchique, puis républicaine, il résiste tant bien que mal ; ailleurs, il s’effrite.
Le troisième enseignement concerne l’Europe. Et certes, pour les raisons que nous avons dites, l’Europe respire un peu mieux aujourd’hui. L’indépendance de l’Ecosse aurait précipité la sortie de la Grande-Bretagne de l’Europe dans la foulée du référendum imprudemment promis par David Cameron pour 2017, et le « Brexit » est moins certain aujourd’hui. Mais rien n’est vraiment réglé pour autant ; le référendum britannique sur l’Europe reste une affaire à haut risque. En effet, le dépérissement de l’Etat-nation non seulement ne bénéficie pas à l’Union, il l’entrave davantage. En effet, comment des gouvernements faibles à la légitimité mal assurée ne l’entraîneraient-ils point dans leur discrédit ? Etonnez-vous après cela que, sur un tel champ de ruine, prospèrent les démagogues…
Le quatrième enseignement, enfin, nous ramène aux trois premiers, et il concerne la démocratie, locale, nationale et européenne. La défaite des indépendantistes a beau être sans appel, la Grande-Bretagne ne sera plus jamais ce qu’elle était avant ce référendum. Affolés par l’éventualité d’une défaite, les Anglais ont promis à leurs partenaires rétifs, au cas où ces derniers s’abstiendraient de céder aux sirènes de l’indépendance, une « dévolution maximale ». En clair, cela veut dire encore davantage de pouvoirs, notamment budgétaires et fiscaux, consentis au parlement d’Edimbourg, qui en a déjà beaucoup. Selon Gordon Brown, ancien premier ministre de Grande-Bretagne et Ecossais lui-même, un document en ce sens sera publié à Londres dès la fin octobre, puis, après un mois de consultations, un « papier blanc ». Et un nouveau « Scotland Act » devrait être voté à Westminster au début de l’année prochaine. Il n’est pas difficile d’imaginer que les autres nations qui constituent la Grande-Bretagne voudront aussi une plus grande autonomie, selon la vieille loi si humaine du « pourquoi eux et pas nous ? » Irlandais et Gallois sont déjà sur les rangs. Cependant que les Anglais eux-mêmes se demandent pourquoi il n’ont rien à dire sur ce qui se décide au parlement d’Edimbourg, alors que les Ecossais peuvent voter à Westminster dans des affaires qui ne concernent que l’Angleterre. Ne serait-il pas grand temps de doter la nation anglaise d’un parlement spécifique ?
Cette exigence d’autonomie, d’une démocratie plus directe, plus proche des citoyens, est-elle nécessairement un mal ? Oui, si elle découle d’un recroquevillement frileux sur soi-même, sur la peur et le dégoût de l’autre ; non, si elle exprime un désir légitime de participation aux affaires de la cité. Cette leçon-là du référendum écossais est bonne pour tout le monde, Europe comprise.
Elie Barnavi
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