"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE
mars 22, 2023
Un souvenir de mars 1953, au début de ma classe d’hypokhâgne au lycée Fénelon : les larmes de l’une de mes camarades venue de Tunisie. Nous venions d’apprendre la mort de Staline. L’émotion était largement répandue, bien au-delà des militants du parti communiste. Les tyrans ont plus souvent suscité la passion et la fascination que la haine.
Un degré inédit de haine
La haine personnelle qui s’attache aujourd’hui à la personne du président de la République est inédite. A l’égard de leurs gouvernants, les Français ont manifesté au cours de l’histoire des sentiments divers et extrêmes, de l’admiration à l’attachement jusqu’à la détestation. On fait volontiers l’hypothèse que la mort de Louis XVI reste un impensé de notre histoire qui continue à marquer notre vie collective. Mais la passion autour de la personne d’Emmanuel Macron nous a pris par surprise. On peut évidemment critiquer sa politique ou son style personnel, pointer ses maladresses ou ses provocations, mais n’est-ce pas le cas de tous ceux qui sont dans l’action ?
L’explication par la seule politique semble insuffisante même s’il ne faut pas la négliger. Il est vrai que la concentration du pouvoir a pour effet de concentrer aussi les critiques et les indignations. On le sait, la Ve république confie l’essentiel du pouvoir à un monarque républicain élu par le peuple. Les révisions constitutionnelles n’ont cessé de renforcer le pouvoir du président, de l’élection au suffrage universel direct en 1962 à l’introduction du quinquennat et l’élection législative dans la foulée en 2000, sans oublier les effets de la pratique gouvernementale. En sorte que l’affaiblissement progressif des corps intermédiaires n’est pas seulement dû à la personnalité des présidents ou à leur appétit de pouvoir, mais des institutions elles-mêmes. En 1968, on s’inquiétait de ce qu’entre le général de Gaulle et Daniel Cohn-Bendit il n’y eût pas de corps intermédiaires et que la révolte des étudiants, qui souhaitaient entrer dans les dortoirs des filles, débouchât finalement sur une remise en cause de toutes les institutions. Pourtant, à l’époque, le Premier ministre négocia avec les syndicats les accords de Grenelle. Les partis politiques, en particulier le Parti communiste, pouvaient apparaître débordés par les manifestants gauchistes, mais ils organisaient encore les débats et les élections. L’élection continuait à définir la légitimité des gouvernants, seuls quelques gauchistes faisaient écho à la formule inoubliable de Jean-Paul Sartre, « élection piège à cons », quand le président de la République décida de dissoudre l’Assemblée nationale. Le Parti communiste se mit immédiatement en ordre de bataille pour organiser la campagne électorale et personne ne contesta la légitimité de l’Assemblée « introuvable » qui fut élue en juin 1968.
Les institutions politiques n’ont pas changé mais aujourd’hui le délitement de la société de la démocratie qu’en empruntant à Montesquieu, j’ai appelée « extrême » est frappant[1]. Toutes les institutions sont contestées. Seule la CFDT s’efforce héroïquement de contribuer aux débats publics, mais les autres syndicats, les partis traditionnels semblent épuisés, les pouvoirs locaux assurent la gestion et s’opposent au gouvernement central, le rôle des assemblées est affaibli et l’on n’est pas sûr qu’une dissolution de l’Assemblée nationale redonnerait une légitimité politique au président légitiment élu en 2017 et dont le mandat s’achève en 2022. Le mouvement des Gilets jaunes qui se veut sans chefs et sans organisation, purement « transversal », qui refuse de se plier aux règles qui organisent les manifestations et remet en cause la légitimité du président est à l’image d’une société qui, en profondeur, refuse les hiérarchies, l’autorité, les distinctions et les compétences.
Lorsque le dialogue démocratique, qui fait appel à la raison commune, n’est plus possible, il reste la violence et la haine. La démocratie « extrême » donne à cette haine une forme particulière. Dans le monde de la passion de l’égalité et du refus de la reconnaissance des compétences, le président actuel n’est plus seulement celui qui concentre le pouvoir, et, à ce titre, concentre les critiques, comme les précédents présidents de la République. Il est celui qui tranche radicalement avec la passion égalitaire. Il est scandaleux qu’il soit aussi jeune et talentueux. De plus, il semble n’avoir connu ni les épreuves ni les échecs. Mitterrand n’a été élu qu’après une longue vie publique et deux échecs à l’élection présidentielle, Chirac n’est devenu président de la République qu’après de longues souffrances politiques et deux échecs : ces cicatrices l’ont comme rapproché de ses électeurs. Le terme d’arrogant, qui est en train de devenir une sorte d’adjectif homérique, traduit la haine à l’égard de celui qui n’a pas traversé les épreuves initiatiques.
Le seul précédent qu’on puisse évoquer est celui de Valéry Giscard d’Estaing qui, à la fin de son septennat, a cristallisé une haine dont l’origine était comparable : personnalité politique talentueuse, brillant pédagogue, jeune et beau, à la silhouette athlétique. Mais cette haine fut beaucoup moins violente que celle à laquelle nous assistons aujourd’hui. La démocratie était alors moins « extrême ».
La haine à l’égard de Nicolas Sarkozy était teintée d’agacement, mais sa vulgarité apparente et son goût affiché de l’argent et de la réussite matérielle n’étaient pas étrangers à ses électeurs ; si les intellectuels le trouvaient odieux, ce n’était pas le cas de la majorité de ses partisans. Quant à François Hollande, le sentiment dominant était le mépris plutôt la haine. Or, le mépris donne des satisfactions, puisqu’il procure l’agréable impression que les autres ne nous sont pas supérieurs. Se sentir supérieur suscite un sentiment de confiance en soi – ce qui fait dire à certains anthropologues que notre appétence pour le malheur d’autrui serait un héritage des sociétés primitives. Il est difficile de mépriser l’actuel président de la République. Son électorat se recrute d’ailleurs parmi les plus diplômés et les plus assurés dans la vie sociale.
La haine démocratique
En revanche, il est la victime de ce qu’on peut appeler une haine démocratique. La société démocratique, où toutes les fonctions sont formellement ouvertes à tous, suscite les espoirs et les ambitions. Elle multiplie en conséquence, à tous les niveaux le nombre des déçus et des humiliés. En organisant une concurrence générale qui ouvre formellement à tous toutes les possibilités et toutes les positions sociales, elle n’accorde plus d’excuses aux échecs inévitables que les individus n’ont plus la ressource d’expliquer par la volonté de Dieu, la naissance ou le destin. En proclamant l’égalité des chances et la méritocratie républicaine, elle déçoit inévitablement ceux qui ne réussissent pas, en nourrissant leur sentiment de l’injustice sociale et leurs ressentiments. Tous les démocrates sont jugés responsables de leurs propres échecs, alors que ceux-ci ont des causes sociales autant que personnelles. Les démocrates risquent donc de devenir insatisfaits et envieux. Ils font tous l’expérience de l’échec – même les anciens présidents de la République qui ne sont pas réélus – et nourrissent le ressentiment et la haine pour ceux qui sont trop évidemment et trop publiquement dotés par la nature des « talents » et des « vertus » qui, selon la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, sont les seules distinctions sociales légitimes et qui, ensuite, n’ont connu dans leur vie que les succès. Par leurs échecs avant leur élection, François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy avaient démontré une forme de proximité avec leurs électeurs.
Il faut ajouter le rôle que jouent désormais les réseaux sociaux qui révèlent, sans aucun contrôle, des faits jugés d’autant plus scandaleux qu’on ne vérifie pas leur véracité et donnent une illusion de transparence et de compréhension sur des sujets, par définition complexes.
La maîtrise dont a fait preuve le président de la République six heures devant des maires ruraux, démontrant sa connaissance des dossiers et même sa capacité à écouter et ses qualités de pédagogue, risque de renforcer cette image : il est trop jeune et trop intelligent. Arrogant en un mot… On peut craindre que nombre d’électeurs, devant ce spectacle, se sentent aussi humiliés que Mme Le Pen lors du fameux débat d’entre les deux tours de l’élection présidentielle. Lors de ce moment historique, combien d’entre eux, devant la supériorité aveuglante du futur Président de la République, se sont sentis solidaires d’une candidate écrasée par la compétence de son concurrent ? Comment alors répondre autrement que par la haine ?
[1] Je me permets pour un développement de ces analyses de renvoyer à mon Esprit démocratique des lois, Gallimard, coll. « nrf/essais », 2014.
Dominique Schnapper est la fille de Raymond et Suzanne Aron.
Dominique Schnapper termine ses études en histoire et en sciences politiques à Sciences Po. En 1967, elle a obtenu un doctorat en sociologie à la faculté des lettres de Paris.
Dominique Schnapper traite principalement de la sociologie historique, ainsi que des études sur les minorités, le chômage, le travail et la sociologie urbaine, et depuis les années 1990 aussi avec le concept de nation et de la citoyenneté.
Elle a été membre du Conseil constitutionnel de 2001 à 2010, nommée par Christian Poncelet, alors président du Sénat.
Depuis les années 1980, elle est directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Elle est également présidente du Musée d’art et d’histoire du judaïsme1et présidente de l’Institut d’études avancées de Paris.
Elle obtient en 2002 le prix de la fondation Balzan pour la sociologie.
Depuis février 2016 à janvier 20192, elle est présidente du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme (DILCRA).
En décembre 2017, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer la désigne pour devenir la présidente du futur Conseil des sages de la laïcité.
Décorations et distinctions
Officier de la Légion d’honneur
Commandeur de l’Ordre national du Mérite
Officier des Arts et des lettres
Prix de l’Assemblée nationale 1994 pour La communauté des citoyens Paris : Gallimard.
Prix Balzan 2002 pour la sociologie.
Prix du livre politique 2007 pour Qu’est-ce que l’intégration ?
Prix du livre antiraciste 2011 de la LICRA.
Ouvrages parus
L’Italie Rouge et Noire, Paris, Gallimard, 1971
Juifs et Israélites, Paris, Gallimard, « Idées », 1980
L’Épreuve du chômage, Paris, Gallimard, « Idées », 1981 ; rééd. 1994
Six manières d’être européen sous la direction d’H. Mendras, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences Humaines », 1989
La France de l’intégration, sociologie de la nation en 1990, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences Humaines », 1991
L’Europe des immigrés, essai sur les politiques d’immigration, Paris, Francois Bourin, 1992
Les Musulmans en Europe sous la direction de B. Lewis, Paris, Observatoire du Changement Social, 1992
La Communauté des citoyens, sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 1994
Contre la fin du travail avec Philippe Petit, Paris, Les Editions Textuel, 1997
La Relation carcérale : Identités et rapports sociaux dans les prisons de femmes de Corinne Rostaing, Dominique Schnapper (Préface), Paris, PUF, « Le lien social », 1997
La Relation à l’Autre. Au cœur de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 1998
La Compréhension sociologique, Paris, PUF, « Quadrige », 1999
Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, « Folio », 2000
Questionner le racisme , Paris, Gallimard, 2000
La Démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2002
Au Fur et à mesure : Chroniques 2001-2002, Paris, Odile Jacob, « Sciences Humaines », 2003
La Communauté des citoyens, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2003
Diasporas et nations avec C. Bordes-Benayoun, Paris, Odile Jacob, 2006
Qu’est ce que l’intégration?, Paris, Gallimard, « Folio actuel », 2007
Les Mots des diasporas avec C. Bordes-Benayoun, Toulouse, Presse de l’université Le Mirail, 2008
La Condition juive. La tentation de l’entre-soi avec C. Bordes-Benayoun et F. Raphaël, Paris, PUF, « Le lien social », 2009
Une Sociologue au Conseil Constitutionnel, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2010
La Démocratie providentielle : Essai sur l’égalité contemporaine, Paris, Gallimard, « Folio actuel », 2010
La Juridicisation du politique de Jacques Commaille, Laurence Dumoulin et Cécile Robert, préface de Dominique Schnapper, Paris, L’extenso LGDJ, 2010
L’Engagement, Paris, Fondapol, 2011
La Compréhension sociologique, Paris, PUF, 2012
Les Juifs dans l’orientalisme, Théo Klein, Laurence Sigal-Klagsbald et Laurent Héricher, Paris, Flammarion, 2012
Travailler et aimer, Paris, Odile Jacob, 2013
L’Esprit démocratique des lois, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2014 – Prix littéraire Paris-Liège 2015
Intellectuels et juifs en France aujourd’hui : De l’enthousiasme des années 60 à la déception des années 2000 avec Jean-Claude Poizat, Paris, Le Bord de l’eau, 2014
Où va notre démocratie ? avec Stéphane Rozès, Pascal Perrineau, Philippe Raynaud, Jean-Pierre le Goff, Alain Blondiaux, Yves Sintomer, Patrick Savidan, Jean-Michel Helvig, Alain-Gérard Slama et Pierre-Marie Vidal, Paris, Éditions de la Bibliothèque publique d’information, 2014, Open édition : sur le site de la bibliothèque du Centre Pompidou [archive]
La Disqualification sociale : Essai sur la nouvelle pauvreté de Serge Paugam, préface de D. Schnapper, 1991, PUF ; rééd. avec nouvelle postface de l’auteur 2015, Open édition : sur CAIRN.INFO [archive]
La République aux 100 cultures, Strasbourg, Arfuyen, « La faute à Voltaire », 2016
Réflexions sur l’antisémitisme avec Paul Salmona et Perrine Simon-Nahum, Paris, Odile Jacob, « OJ.SC.HUMAINES », 2016
De la démocratie en France : République, nation, laïcité, Paris, Odile Jacob, 2017
La Citoyenneté à l’épreuve. La démocratie et les juifs, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2018
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