"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE

mars 22, 2023

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GUERRE INTERÉTATIQUE, GUERRE CIVILE Par Philippe MOREAU DEFARGES

GUERRE INTERÉTATIQUE, GUERRE CIVILE Par Philippe MOREAU DEFARGES



            Tout homme est une guerre civile, tel est le titre de l’ouvrage en deux volumes de Jean Lartéguy publiés en 1969-70.  Par cette formule, l’auteur du Mal jaune et des Centurions signifie que tout antagonisme ou conflit idéologique passe à l’intérieur de tous les acteurs sociaux : individus, familles, villes, régions, nations, continents, ces oppositions ou déchirements interagissant les uns avec les autres selon des dynamiques imprévisibles, soumises à des bifurcations permanentes.

            Ici s’impose un clivage conceptuel fondamental de l’histoire des sociétés : guerre interétatique, guerre civile. La première se déroule entre des entités souveraines, les États, cellules de base du système international. La seconde dresse les uns contre les autres les citoyens d’un même État.

            Mais ce qui est clair et net dans le ciel des idées se brouille dès que l’on descend dans l’arène de l’histoire. Un exemple majeur met en lumière la question centrale que pose la distinction guerre civile/guerre interétatique. Il s’agit de l’affrontement entre le Nord et le Sud, des États-Unis (1861-1865). Les Américains l’appellent « Civil War », les Français la nomment « Guerre de Sécession ». Le terme « Civil War » signifie une lutte entre un seul et même peuple, même si le grand cinéaste américain, David Wark Griffith, né dans le Sud, issu d’une famille ruinée par le conflit, donne pour titre à son chef d’œuvre de 1915 racontant l’affrontement et ses suites (naissance du Ku Klux Klan) « Birth of a nation »(« Naissance d’une nation »). Le qualificatif « guerre de Sécession », lui, fait du Nord et du Sud deux peuples différents, séparés par une opposition fondamentale sur l’esclavage des Noirs.

            Cet exemple rappelle tout d’abord que la manière de nommer n’est jamais neutre : ainsi la France de Napoléon III parie-t-elle pour une victoire du Sud avec, pour conséquence, l’éclatement des États-Unis… En outre, cet exemple pose la question centrale contre laquelle bute la distinction guerre civile/guerre interétatique : qu’est-ce qu’un peuple ? Qu’est-ce qui fait un peuple ? Est ou constitue un peuple tout groupe humain 1) se ressentant et s’autodéfinissant comme peuple à partir d’éléments communs bien spécifiques (territoire, art, histoire, culture…) (condition subjective) ; 2) obtenant une forme de reconnaissance,  d’abord des États, cette reconnaissance n’étant obtenue que difficilement (condition intersubjective). Les peuples sont donc des ensembles mouvants, se faisant ou se défaisant en permanence. Comme l’illustrent les guerres de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990, leurs combats ont lieu tant entre les peuples (Serbes, Croates, Bosniaks…) qu’à l’intérieur d’eux -mêmes.

            Une autre frontière entre guerre interétatique et guerre civile se trouve dans la célébrissime La Russie en 1839 (1843) du marquis Astolphe de Custine : dans la première, les protagonistes vivent vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur le terrain des combats ; dans la seconde, ils peuvent rentrer dîner et dormir chez eux.[1]

*          *

*

I – TOUTE GUERRE INTERÉTATIQUE S’ARTICULE SUR DES GUERRES CIVILES.

            Tout conflit armé déroule à de multiples niveaux : national, régional, continental, mondial, familial, individuel…, tous en interaction les uns avec les autres, ces dynamiques suscitant d’imprévisibles bifurcations. Trois exemples illustrent cette idée :

            –Les guerres de Religion (seconde moitié du XVIème siècle-XVIIème siècle).

            Ces tueries sanglantes mettent à l’épreuve aussi bien les loyautés individuelles (fidélité à sa religion et/ou obéissance à son État), familiales, régionales, nationales… Alors même que s’affrontent la France des Valois puis des Bourbons, l’Angleterre d’Henri VIII puis d’Élisabeth Ière, les Pays-Bas, l’Empire des Habsbourg, ces pays sont en proie à des déchirements internes : ; embrasement de l’Allemagne après l’affichage des « 95 thèses » de Luther (1517) ; Saint Barthélémy à Paris (23-24 août 1572) ; décapitation de Charles Ier à Londres (30 janvier 1649). Fidélités religieuses et rivalités interétatiques entretiennent des relations complexes et surprenantes : ainsi la France catholique de Richelieu et de Mazarin s’allie-t-elle à des monarques ou des princes pour abattre la puissance (pourtant catholique) de l’Empire des Habsbourg…

            ­-Les guerres de la Révolution et de l’Empire (1792-1815).

La Révolution française embrase toute l’Europe, déchaînant le principe des nationalités. Alors s’enclenchent deux types d’affrontements qui se bousculent de manière explosive :

-Au sein des espaces politiques, les peuples prennent conscience de leur droit à disposer d’eux-mêmes et se révoltent (au-delà de la France, en Allemagne, en Espagne, en Pologne, en Russie), allant jusqu’à des guerres civiles.

-Entre les États (France, Angleterre, Prusse, Autriche et Russie), se heurtent les ambitions pour la domination du continent. De 1815 jusqu’aux années 2000, la carte de l’Europe ne cesse de se fragmenter et de se recomposer en fonction, d’abord, de la concrétisation des aspirations des nations (unification de l’Italie, de l’Allemagne, de la Yougoslavie, cette dernière finissant par éclater dans la décennie 1990), ensuite, des conflits pour le contrôle de l’Europe (France contre Angleterre, France contre Prusse, Entente contre Empires centraux, Allemagne contre Angleterre et France, enfin États-Unis contre Union soviétique…).

-Les deux guerres mondiales.

            Ces deux luttes planétaires, elles aussi, se déploient sur au moins les deux mêmes plans eux aussi se catapultant : entre les puissances, pour l’hégémonie sur l’Europe ; à l’intérieur des États, des déchirements civils. La Grande Guerre (1914-1918) enclenche de multiples tremblements révolutionnaires : Russie, Allemagne, Europe centrale où se heurtent libéralismes, communismes et fascismes. La Deuxième Guerre mondiale (1939-1945) est précédée par l’une des pires guerres civiles (Espagne, 1936-1939) puis donne lieu dans tous les pays occupés par la force hitlérienne (Pologne, France, Yougoslavie, Grèce, Russie…..) à d’authentiques déchirements nationaux qui ne cessent de hanter les mémoires jusqu’à aujourd’hui.

*          *

*

II – TOUTE GUERRE CIVILE SE TROUVE PRISE DANS LE JEU INTERNATIONAL ET SES MANŒUVRES.

            Une guerre civile, donc une lutte en principe d’un même peuple, met aux prises deux types de parties prenantes :

            –Les ennemis au sein du peuple impliqué.

            Ces derniers doivent concilier deux exigences contradictoires : d’une part, veiller à « laver le linge sale en famille », donc écarter tout élément extérieur ; d’autre part, obtenir des aides (ressources financières, armes, produits alimentaires et industriels) suscitant inévitablement des ingérences étrangères.

            -Les puissances extérieures.

            Celles-ci ont, elles aussi, leur dilemme ; d’un côté, ne pas s’engager afin de ne pas s’embourber dans les manœuvres toujours difficilement compréhensibles des belligérants ; d’un autre côté, au contraire, s’impliquer directement afin de participer à un éventuel règlement du conflit et d’en tirer toutes sortes de bénéfices.

            Deux exemples font saisir concrètement ces problématiques.

            –La Guerre civile espagnole (1936-1939).

            La Guerre d’Espagne acquiert d’emblée une dimension mythique. Prologue du deuxième conflit mondial, elle réunit tous les acteurs du combat planétaire d’alors : France, Angleterre, Italie, l’Allemagne et sinon les États-Unis, au moins de nombreux Américains[2]. D’où la politique dite de « non-intervention, les cinq puissances citées convenant en principe de s’abstenir de toute action en Espagne. Dans les faits, l’Italie et l’Allemagne, qui disposent d’un terrain trop parfait pour tester leurs armements et assurer la victoire de Franco,            ne renoncent en rien à leur présence active. L’unique désengagement a lieu du côté du gouvernement de Madrid avec le départ des 35000 volontaires des Brigades internationales en septembre-octobre 1938.

            Comme toute lutte armée, la guerre d’Espagne est le cœur d’interactions complexes aux multiples dimensions. L’une des plus importantes réside dans les tensions allant jusqu’à des chocs sanglants, au sein même de la République, entre Madrid et Barcelone, entre communistes et anarchistes[3].

            –Les guerres de l’ex-Yougoslavie (décennie 1990).

            La Yougoslavie, enfant des traités de paix de 1919-1920), est un amalgame de nationalités (Serbes, Croates, Slovènes…), chacune d’elles ayant un territoire propre, qui n’est jamais ethniquement homogène (par exemple, enclaves serbes en Croatie, imbrication en Bosnie-Herzégovine d’au moins trois peuple : Serbes orthodoxes, Croates catholiques, Bosniaks musulmans). Aucune des parties prenantes ne se révélant capable de l’emporter, c’est une ingérence extérieure qui met fin aux dix années de sang et de mort, le Président américain Bill Clinton enfermant dans la base de Dayton les belligérants et ne les lâchant pas tant qu’un accord n’aura pas été signé -ce qui se fera le 21 novembre 1995.

*          *

*

III – L’UKRAINE DES ANNÉES 2000, GUERRE CIVILE OU/ET GUERRE INTERÉTATIQUE ?

L’Ukraine est l’une des terres de sang[4] de l’Europe, où surviennent les plus grands massacres de masse du XXème siècle :  guerre civile des années 1917-1920, collectivisation et famine en 1929-1933, extermination des slaves et des juifs en 1941-1943, répression de l’indépendantisme ukrainien de 1945 aux années 1950. L’Ukraine, prisonnière du cauchemar de l’histoire, ne cesse d’osciller entre fragmentation et unification, entre soumission et liberté. À l’issue de la Grande Guerre (1914-191), naît la première République indépendante, très vite écrasée. C’est à la suite de la dissolution de l’Union soviétique (25 décembre 1991) que se constitue une deuxième République ukrainienne, exprimant, avec la « Révolution  orange » (octobre 2004-janvier 2005), sa volonté d’ancrage dans l’Europe en rejoignant tant l’Alliance atlantique que l’Union européenne. Cette perspective d’européanisation est inacceptable pour le Grand Frère russe. À partir de 2013, s’installe un bras de fer entre Moscou et Kiev (en mars 2014, sécession de la Crimée, reprise par la Russie ), allant jusqu’à une invasion de l’est de l’Ukraine par l’Armée rouge le 24 février 2022 (auto-proclamation des républiques populaires de Donetsk et de Lougansk).

Alors guerre civile ou guerre interétatique ?

Guerre civile. La Russie et l’Ukraine ont tout de sœurs siamoises, soudées par la longue histoire de la Russie. Cette dernière apparaît pour la première fois à Kiev aux Xème-XIème siècles (v. 988-989, « baptême de la Russie »). À la fin du XVIIIème siècle, la tsarine Catherine II annexe à la Russie l’Ukraine des cosaques. Moscou oscille entre une politique de russification de l’Ukraine et la reconnaissance d’une identité culturelle ukrainienne. Enfin l’Ukraine est durant les deux conflits mondiaux le champ de bataille majeur entre Allemands et Russes.

Guerre interétatique. Face à l’ours russe, l’identité ukrainienne s’est consolidée à travers les épouvantables épreuves qu’a traversées le pays (famines, épidémies, massacres…). La guerre déclenchée par la Russie en 2022 ne peut que renforcer cette identité, avec, tout de même, deux immenses interrogations : l’Ukraine peut-elle opérer un divorce complet avec la Russie ? L’Ukraine doit-elle et peut-elle s’ancrer à l’Ouest, rompant avec les siècles du passé ? Quant à la Russie, ses lourdes pertes dans la guerre, son effondrement démographique ne sauraient malheureusement qu’entretenir un nationalisme amer, plein de rancœur, incarné en 2023 par le président Vladimir Poutine, ses successeurs ne pouvant que suivre la même politique quelque peu suicidaire.

Trois issues au conflit peuvent être envisagées :

1) La fausse victoire -très improbable- de l’un des belligérants. Si, par une chance inouïe, l’Ukraine l’emporte, le prix de son succès sera comparable à celui de la France et du Royaume-Uni après la Grande Guerre (1914-1918) : des centaines de milliers de morts, des régions entières ravagées et, à l’horizon, une débâcle analogue à celles de 1870 et 1940…. Si, à l’inverse, la Russie gagne et envahit l’Ukraine, elle se trouvera très vite confrontée à des guérillas tant urbaines que rurales. L’Ukraine ne fera que confirmer qu’elle est et sera toujours une terre de sang.

2) Un enlisement interminable du conflit. Tel pourrait être le scénario le plus réaliste. Comme en Palestine ou à Chypre, aucun des deux adversaires ne parvient à l’emporter, et s’installe alors un statu quo, ponctué d’affrontements intermittents. Mais il n’est pas certain que la communauté internationale et, en premier lieu, les grandes puissances s’accommodent d’un abcès dans une zone stratégique, le « Heartland » (Cœur du Monde) d’Halford J. Mackinder.

3) Alors la paix ? Comme lors de deux conflagrations mondiales (1914-1918, 1939-1945), cette paix exigera l’intervention d’une ou de plusieurs puissances tierces (États-Unis, Chine, Union européenne…). Trois éléments rationnels et raisonnables composeraient cette paix :

            -La reconnaissance pleine et entière de la souveraineté et de l’indépendance de l’Ukraine et évidemment par d’autres États.

            -L’acceptation par l’Ukraine d’une amputation des provinces orientales de son territoire, soit comme républiques autonomes rattachées à la Russie, soit à l’extrême annexées par cette dernière.

            -La neutralisation de l’Ukraine, garantie par les parties prenantes de la Conférence de la Paix (États-Unis, Russie, Chine, Union européenne…).

            Mais, l’homme restant ce qu’il est –« un bois tordu » selon la formule d’Emmanuel Kant, le philosophe de Koenigsberg-, le rationnel et le raisonnement triomphent exceptionnellement.

Philippe Moreau Defarges
13/03/2023


[1] Guiliano da Empoli, Le Mage du Kremlin, Gallimard, 2023, p. 132.

[2] Ernest Hemingway, Pour qui sonne le glas, 1940.

[3] George Orwell, La Catalogne libre, 1938.

[4] Timothy Snyder, Bloodlands, 2010, publié en français en 2012 dans « La Bibliothèque des Histoires », Gallimard, 2012.

Philippe MOREAU DEFARGES, ancien diplomate, ancien chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI).

Derniers ouvrages publiés : » Une Histoire mondiale de la paix » chez Odile Jacob « Nouvelles relations internationales », Points-Essais, Seuil, 2017 ; « La géopolitique pour les Nuls, Cinquante notions-clés », First, 2017.  un essai sur la démondialisation, éditions Odile Jacob, 2018.

Philippe Moreau Defarges, né en 1943, est un politologue français, spécialiste des questions internationales, de la géopolitique, de la construction européenne et de la mondialisation. Ministre plénipotentiaire ancien élève de l’École nationale d’administration (promotion Robespierre, 1970), il est conseiller des Affaires étrangères, chercheur à l’IFRI, codirecteur du rapport RAMSES, et chargé d’enseignement à l’université de Paris-II Panthéon-Assas et à l’Institut d’études politiques de Paris

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