"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE
mars 23, 2023
Hommage au Cardinal Aron Jean-Marie Lustiger
Allocution prononcée le 19 Septembre 2017 au Collège des Bernardins par Richard Prasquier
Mesdames et Messieurs,
En m’invitant à prendre la parole au cours de ce colloque, les organisateurs m’ont imposé une tâche difficile. Un risque essentiel en parlant d’un homme qu’on a beaucoup admiré est celui des anecdotes, à laquelle il m’est arrivé de succomber, tant certaines ont suscité en moi des réverbérations émotionnelles. Dix ans après la mort du cardinal Lustiger, il me parait plus utile de réfléchir, même au prix d’une certaine froideur, à ce qu’était son message, comment il était lié à la configuration culturelle, spirituelle, historique et politique des temps où il a vécu, comment ce message a été reçu, et quelles sont les leçons à en tirer pour aujourd’hui.
Je parle en tant que Juif séculier, sioniste, plus pétri d’histoire que de connaissances religieuses, marqué par la Shoah et le message qu’elle nous jette sur les pulsions meurtrières de l’homme, profondément convaincu que la vérité n’est pas un capital, mais une quête qui s’enrichit de la participation des hommes de toute origine, que tout syncrétisme nous appauvrirait et ne serait que le point de départ de futures et imprévisibles exclusions. Un homme enfin qui n’a jamais su engager de vrai dialogue avec la transcendance. Tout cela colore, influence et peut-être distord ce que je vais dire.
Un film récent sur le cardinal Lustiger s’appelait le « métis de Dieu ». Diffusé aux Etats Unis, il a pris sous la patte des agences de com. le titre plus porteur de « the Jewish cardinal ». Ce titre est non seulement réducteur, il est trompeur. L’action de Jean Marie Lustiger, le prêtre, l’évêque, le cardinal, fut dirigée vers le peuple catholique, qu’il a essayé de rendre plus chrétien. Les rapports avec le judaïsme n’occupaient que les quatre dernières minutes d’une heure d’un entretien qu’il a accordé à des journalistes de Cateo peu avant son décès.
Evidemment, s’ils écoutaient l’entretien les Juifs ne seraient probablement pas passionnés par des sujets importants pour l’Eglise comme les réformes du diaconat. Rien de plus normal. Méfions-nous des loupes médiatiques: être chrétien ce n’est pas uniquement penser aux Juifs et être Juif ce n’est pas avant tout s’occuper de ses relations avec les chrétiens.
Jean Marie Lustiger était un cardinal chrétien, mais cela aurait fait un très mauvais titre de film…….
Cette mise en perspective permet d’éviter les embrouillaminis spirituels. Le renforcement des relations entre Chrétiens et Juifs est absolument nécessaire face aux menaces nouvelles auxquelles nous sommes confrontés tous ensemble, mais ce dialogue n’est possible que si on ne cherche ni à avaler l’autre, ni à se dissoudre dans l’autre. En fait, le risque actuel c’est plutôt la dérive vers une mutuelle indifférence maintenant qu’est établi un code accepté de relations réciproques. Les enthousiasmes du passé ont pris des rides. Le catholicisme se découvre minoritaire dans les lieux où il a façonné l’histoire. Le judaïsme tend à se concentrer vers un pays, Israël, devenu par certains aspects un véritable Juif des Nations, dont la critique médiatico-politique se fait de façon pavlovienne.
Or, nous avons des choses à nous dire et des valeurs à partager. C’était là une certitude profondément ancrée chez le cardinal Lustiger. Je reprendrai les mots de Elie Wiesel en 1987: « Il a choisi, ou Dieu a choisi pour lui, une voie différente de la mienne, mais l’une et l’autre méritent d’être éclairées par la même lumière, car elles mènent vers la même vérité »
Pour avancer ensemble, je vais parler de ce que je connais un peu, en évitant autant que faire se peut d’entrer dans la théologie: d’autres seraient ici beaucoup plus habilités que moi. Mais plutôt que de décrire la liste des réalisations de Mgr Lustiger dans le domaine des relations judéo-chrétiennes, il me parait utile de réfléchir sur les conflits, les critiques, les incompréhensions qu’il a dû affronter dans le monde juif, et dont certaines d’ailleurs s’adressaient au Pape Jean Paul II, dont il était si proche. Quant aux critiques qu’il a affrontées dans le monde catholique, ce n’est évidemment pas à moi d’en parler……
Je relèverai trois sources de tensions récurrentes: la mémoire de la Shoah, la conversion, l’identité juive.
LA MEMOIRE DE LA SHOAH:
Le 7 juin 1979, huit mois après avoir été élu Pape à la stupéfaction générale, Jean Paul II, revenu dans son pays encore communiste, lors d’un voyage véritablement historique, prononce devant une croix immense qui fera histoire elle aussi, et devant un million de personnes, un grand discours à Birkenau. Il commence par parler d’Auschwitz, un lieu qu’il connait particulièrement bien, qui faisait partie de son diocèse et était tout proche de sa ville natale, comme d’un endroit où -je cite- « a été remportée une victoire particulière de la foi ».
Cette victoire, c’est celle de Maximilien Kolbe, le prêtre franciscain qui a remplacé un autre polonais, père de famille, condamné par le tirage au sort à mourir de faim en représailles d’une évasion. Puis il mentionne une autre victime, la sœur carmélite, -je cite – « Bénédicte de la Croix, dans le siècle Edith Stein, illustre disciple de Husserl, gloire de la philosophie allemande, et qui descendait d’une famille juive de Wroc?aw ». C’est le seul moment pendant le discours où le mot « Juif » sera prononcé.
Le Pape déclare qu’il vient au nom du Christ s’agenouiller sur « ce Golgotha du temps contemporain », et achève son discours par un rappel de toutes les nations dont les droits ont été violés et oubliés. La foule polonaise a compris, et va se mettre en marche le mouvement extraordinaire qui conduira à la chute du communisme. Quant aux Juifs, ils reçoivent de plein fouet le Golgotha, la béatification du père Kolbe, dont on découvre vite qu’il avait été un antisémite virulent, la mise en exergue d’une convertie alors inconnue: pour beaucoup c’est une nouvelle falsification de ce qu’on n’appelle pas encore la Shoah, la christianisation des victimes, après celle des communistes qui les avaient déguisées en antifascistes.
A l’entrée de son pontificat, Jean Paul II cherche à galvaniser le peuple polonais et son Eglise contre le matérialisme marxiste, considéré comme une idolâtrie athée. Honorer trop visiblement les Juifs ne serait peut-être pas de bonne politique, car l’antisémitisme populaire en Pologne avait été mis largement à profit dans le passé par le régime communiste et il pouvait être manipulé de nouveau: il suffisait de parler de complot sioniste. Et puis Jean Paul II réagit comme il est normal pour un prêtre, c’est-à-dire qu’il insère le Christ dans l’histoire humaine.
C’est pourquoi il faut aussi écouter un autre paragraphe de ce discours, un seul, qui résonne différemment: « Et je m’arrête devant la pierre qui porte l’inscription en langue hébraïque. Cette inscription rappelle le souvenir du peuple dont les fils et les filles étaient destinés à l’extermination totale. Ce peuple tire son origine d’Abraham, qui est le Père de notre foi. Ce peuple, qui a reçu de Dieu ce commandement: «Tu ne tueras pas», a éprouvé en lui-même à un degré spécial ce que signifie tuer. Devant cette pierre, il n’est permis à personne de passer avec indifférence».
N’y avait-il pas là l’ébauche d’un programme? Jean Paul II, alias Lolek, qui à Rome en 1979 revoyait déjà régulièrement son ami d’enfance juif de Wadowice, Julek, ne pouvait probablement imaginer qu’il viendrait quelques années plus tard dans la grande synagogue de Rome, qu’aucun Pape n’avait jamais visitée, et que vingt ans après ce discours, il rencontrerait à Yad Vashem en Israël certains de ces survivants juifs, dont une femme qu’il avait lui-même portée tant elle était faible à la sortie du camp de Starzysko Kamienne?
Mais en 1979, que pouvait penser de ce discours le curé de Sainte Jeanne de Chantal, dont la mère a été un de ces victimes de la Shoah, mises un peu sous le boisseau? Il n’a jamais rencontré le Pape et il n’imagine pas que dans moins de six mois il apprendra qu’il est nommé évêque d’Orléans, là où il avait été baptisé le 25 août 1940?
Certes, il était jusque-là resté silencieux. Dans un chapitre bouleversant du Choix de Dieu, il se livre à Dominique Wolton et Jean Louis Messika, ses impitoyables interrogateurs, Il leur dit que pendant très longtemps il ne pouvait pas parler du génocide des Juifs, car la douleur lui était insupportable. Je pense à cette remarque de l’évêque Georges Gilson, cité dans la biographie de Henri Tincq: « Notre génération des Trente Glorieuses était dans l’optimisme et l’espérance et dans la lumière de la Résurrection. Jean Marie Lustiger, lui, portait toujours la croix ». Et le cardinal ajoute qu’il n’a pu sourire à nouveau que quand il a ressenti que Dieu a finalement vaincu le mal dans la résurrection donnée au Messie. La victime, dit-il, a finalement triomphé du bourreau.
Cette représentation est donc très proche de celle du Pape à Auschwitz en 1979. Dans un texte très dur, publié dix ans plus tard, Lettre ouverte au cardinal Lustiger, Raphaël Drai met en sous-titre « l’autre révisionnisme » celui de la captation des victimes de la Shoah par le christianisme, et fait de Monseigneur Lustiger l’alibi de cette politique de vol de mémoire.
Puis il y eut entre 1984 et 1993 la présence des carmélites à Auschwitz. Alors que beaucoup de chrétiens, probablement le Pape lui-même, ne comprenaient pas que leurs prières et leur pénitence pussent entrainer des réactions d’une telle véhémence, pour les Juifs, et je ne connais pas d’exception, la situation était intolérable. Auschwitz ne devait pas être récupéré dans un système explicatif, et la prière perpétuelle était un système explicatif.
Seul à cet endroit le silence était de mise.
Je pense que ces années de combat autour du Carmel d’Auschwitz furent l’occasion pour certains catholiques, Jean Paul II pour commencer, de donner enfin une place distincte d’abord à la sensibilité juive, puis à la conception juive du mal, qui peut faire appel au Messie à venir, mais ne se satisfait pas d’un Messie déjà advenu. Peut-être le cardinal a-t-il influencé l’état d’esprit du Pape, qui lui était si proche, peut-être lui-même a-t-il évolué au cours de ces années.
A l’issue, il y eut une solidarité des mémoires, qui est le plus sûr socle d’une solidarité des projets. Elles ont permis les nouveaux développements à la suite de Vatican II, comme la déclaration dite de repentance de Drancy, dont le cardinal fut le maitre d’œuvre et qui lui permit de boucler la boucle des non-dits à la suite de la guerre. J’entends encore son silence profond, interminable et dense à l’inauguration du lieu de mémoire du Bunker 1, la petite maison rouge où sa mère avait peut-être été gazée. C’était une douleur de fils, ce n’était pas un silence d’alibi.
LA CONVERSION:
Demain commencera Roch Hachana, le nouvel an juif. Une des prières les plus émouvantes de la cérémonie s’appelle « unetaneh tokef » (« disons la puissance de ce jour »). On l’attribue à un rabbin de Mayence du XIe siècle, que l’évêque avait sommé de se convertir et qui aurait refusé: il avait eu les mains et les jambes coupées la veille de Roch Hachana. Porté à la synagogue, il avait chanté cette prière et mourut lors de la dernière strophe. Cette histoire est une légende, mais il y eut bien des martyrs de la foi dans l’histoire juive, et il y eut encore plus de Juifs qui au moment d’être tués ont récité les prières de la tradition.
Plusieurs persécutions ont été liées à des convertis, utilisés par les autorités contre les Juifs en raison même de leurs connaissances en matière de judaïsme : c’est ainsi que en 1240, le converti Nicolas Donin fut le maitre d’œuvre de la disputation de Paris qui se solda par le brûlement du Talmud, et en 1263 le converti Pablo Cristani mena à la disputation de Barcelone un violent combat contre le grand Nahmanide.
Le Juif converti Pablo de Santa Maria plus tard archevêque de Burgos joua un rôle majeur dans les persécutions qui fragilisèrent définitivement le judaïsme espagnol en 1391. Torquemada était un descendant de conversos. La liste est longue et l’image des convertis désastreuse.
Certains démographes considèrent que les Juifs représentaient 10% de la population du pourtour méditerranéen à l’époque de Jésus. Si cela est le cas, il faut admettre que les conversions, bien plus que les massacres, ont bel et bien saigné le judaïsme.
Or les convertis servent de modèle; ils sont des prosélytes de choix, comme le furent les frères Ratisbonne au XIXe siècle. A cette époque proche de nous où les Juifs entraient dans la Cité, les conversions étaient fréquentes dans le monde européen. Il suffit de citer Heine, les parents de Disraeli, les parents de Karl Marx ou les enfants de Moïse Mendelson, le fondateur de la Haskala, le judaïsme des Lumières. Souvent sur un fond d’indifférence religieuse, de tentations pour la modernité, par des intérêts de carrière ou de statut les convertis, souvent de niveau intellectuel ou matériel élevé, affaiblissaient un judaïsme traditionnel en donnant de lui en miroir l’image d’une religion sclérosée. Ils poussaient en retour les rabbins à une grande méfiance envers les tentations du monde séculier.
Beaucoup d’entre eux n’avaient reçu aucune formation religieuse et provenaient de familles éloignées de la halakha. Ce fut le cas de la famille Lustiger. Contrairement à lui, Franz Rosenzweig, l’auteur de l’admirable Etoile de la Rédemption, décida avant de se convertir de mieux connaitre le judaïsme. Il resta Juif. Inversement, Edith Stein avait été élevée dans un foyer strictement orthodoxe: ce fut le cas de nombreux convertis.
Enfin, quand la conversion avait lieu en période de danger, le converti risquait d’être accusé de désertion: l’histoire chrétienne connait les conflits de l’hérésie donatiste.
Aron et sa sœur Arlette Lustiger furent baptisés le dimanche 25 août 1940. La défaite française était alors consommée, et l’emprise nazie sur le pays était bien dans les esprits, mais la décision de conversion avait eu lieu quatre mois plus tôt en avril, pendant la drôle de guerre. Le statut des Juifs du 3 octobre 1940, avec sa définition raciale du Juif, ôta leurs illusions aux convertis de convenance. Toute l’histoire de cette conversion, qui est fort bien connue, confirme la force de la décision de l’adolescent qui résista à ses parents et au rabbin qu’ils lui avaient envoyé.
Il y avait eu chez lui une expérience individuelle, la découverte du Christ. Un homme honnête, pour ne pas dire « un homme de bonne foi », qu’il soit lui-même religieux ou non religieux, doit s’incliner quand un de ses proches prend une orientation spirituelle qui en donnant sens à sa vie lui apporte une richesse nouvelle.
Mais comme je comprends les parents Lustiger! Ne s’agissait-il pas d’une lubie d’adolescent? De l’influence d’un adulte tirant profit de la situation d’un enfant déboussolé par la guerre et l’éloignement du foyer familial?
De nos jours, le problème des conversions de jeunes à un Islam rigoriste se pose de façon douloureuse, pas seulement parce qu’elles entrainent un changement de religion, mais parce qu’elles risquent de faire de l’enfant un ennemi de son propre passé familial. Pour les parents Lustiger, j’imagine qu’ils se représentaient la conversion comme une désertion vers ceux qui avaient été les ennemis de leurs ancêtres, ceux qui avaient crié « sale Juif » au petit Aron dans la cour du lycée Montaigne. Il a fallu des années pour que le père Lustiger soit convaincu, puis fier, de la solidité sans hostilité de l’engagement de son fils. Qui sommes-nous pour être plus exigeants et pour limiter notre jugement de celui-ci au terme si péjoratif de « apostat ? ».
Certes l’Eglise a beaucoup tenté de convertir les Juifs, alors que l’idée de conversion vers le judaïsme est très peu présente dans le judaïsme. Contrairement à ce qu’on dit souvent elle n’est historiquement pas tout à fait absente, et les rois Hasmonéens ont beaucoup converti en Galilée. Mais le contraste est frappant et repose sur deux conceptions très différentes du salut de l’homme: le christianisme envisage le salut individuel et le judaïsme se veut garant du salut de l’humanité par la préservation de la Loi par le peuple juif.
L’Eglise a donc beaucoup converti. Je pense à la réception glaciale que reçut Theodore Herzl de la part du Pape Pie X: « Si vous envoyez les Juifs en Terre Sainte, nous enverrons des myriades de prêtres pour les convertir…. ».
Mais il n’y a pas d’exemple, dans la longue carrière de Mgr Lustiger qu’il ait lui-même cherché à convertir des Juifs au christianisme. Il s’est donné pour tâche de convertir les chrétiens au christianisme. Et pour cela, il lui fallait avant tout lutter contre les tentations de dévoiement idolâtre qu’il trouvait dans les idéologies du siècle qu’il rangeait dans la même catégorie que ce qu’il appelait le paganisme chrétien, et dont lui-même, sa famille et son peuple d’origine avaient tant souffert.
Il y a peut-être un contraste avec Edith Stein qui a laissé des papiers suivant lesquels elle était prête à donner sa vie pour convertir les Juifs. Je dis peut-être, car j’ignore dans quelle mesure il y a eu une évolution dans la pensée de Mgr Lustiger. Il me parait vraisemblable que l’idée très forte suivant laquelle les promesses du Sinaï ne sont pas révolues ait été accompagnée, mais peut-être plus tard, de son corollaire logique que la voie suivie par les Juifs était aussi et maintenant encore, une voie de salut voulue par Dieu, sur laquelle il n’y avait pas à interférer.
Je pense souvent à cette phrase du cardinal Decourtray, en quelque sorte le frère spirituel de Mgr Lustiger: « Soyez de bons Juifs, cela m’aidera à être un bon chrétien ». Et étant donné la proximité des deux hommes, on peut penser que cette évolution fut aussi celle de Jean Paul II. Le terme de frères aînés que celui-ci a si souvent utilisé en serait le témoin.
C’est pourquoi les accusations de propager un nouveau génocide, spirituel celui-ci, du peuple juif, me paraissent particulièrement mal-venues. Elles me font penser à ces accusations venues d’un versant bien différent de la sensibilité religieuse qui accusaient Simone Veil d’être une avorteuse génocidaire. Simone Veil, avec qui le cardinal entretenait des relations d’estime réciproque profonde quelles que fussent leurs divergences. Personne, et un Juif moins qu’un autre, n’a le droit de banaliser le terme de génocide, qui suivant la définition du Professeur Lemkin, un autre Juif polonais, est une tentative volontaire d’élimination physique d’un groupe humain. Il y a une trentaine d’années j’ai entendu à la radio un dirigeant de la FNSEA parler de génocide des agriculteurs: j’ai alors compris que les mots étaient des armes et que certains mots inappropriés devaient être des armes interdites. Il n’y a pas de génocide spirituel.
En 1995, alors que Mgr Lustiger était en voyage en Israël, le grand rabbin ashkénaze d’Israël, Israël Meir Lau, né en Pologne, enfant de Buchenwald et actuel président de Yad Vashem, l’avait publiquement accusé de trahison et de préparation de l’extermination spirituelle du judaïsme. Une attaque insupportable qui témoigne de la profondeur de la blessure que représente la conversion dans l’histoire du judaïsme.
J’ai eu la chance d’assister à l’accolade de retrouvailles entre le rabbin Lau et le cardinal Lustiger à New York quelques années plus tard. C’était là une magnifique victoire pour le cardinal Lustiger. Après sa mort, le rabbin Lau lui a rendu hommage en regrettant évidemment le magnifique rabbin qu’il aurait été s’il ne s’était pas converti…..
L’IDENTITE JUIVE
Chacun a vu l’extraordinaire cérémonie en mémoire du cardinal sur le parvis de Notre Dame, où le Kaddish fut lu par le petit fils de son cousin, le Professeur Arno Lustiger, personnalité éminente de la communauté juive allemande.
Chacun a en mémoire la dédicace écrite par le cardinal Lustiger lui-même: « « Je suis né juif. J’ai reçu le nom de mon grand-père paternel, Aron. Devenu chrétien par la foi et le baptême, je suis demeuré juif comme le demeuraient les Apôtres. J’ai pour saints patrons Aron le grand prêtre, saint Jean l’Apôtre, sainte Marie pleine de grâce. Nommé 139e archevêque de Paris par Sa Sainteté le pape Jean Paul II, j’ai été intronisé dans cette cathédrale le 27 février 1981, puis j’y ai exercé tout mon ministère. Passants, priez pour moi. » † Aron Jean-Marie cardinal Lustiger, Archevêque de Paris.
Si les Juifs dans leur immense majorité ont fini par comprendre que le cardinal était un ami véritable et pas un convertisseur hypocrite, sa volonté de se vouloir Juif continue de susciter des débats sur lesquels disons-le tout de suite, il n’y a pas de solution.
Le signifiant Juif participe en effet de plusieurs univers du discours. Certains sont délimités par des définitions précises, d’autres se définissent par leurs opposés, d’autres sont des ensembles flous aux confins subjectifs.
Le cardinal lui-même jouait de cette confusion: le fait de se déclarer juif ne l’empêchait pas de dire par exemple « les Juifs et nous autres Chrétiens ». Il y a là une reconnaissance d’un fait évident, celui de la distinction religieuse entre Juifs et Chrétiens. Il n’y a pas d’ambiguïté sur le fait que les pratiques juives et la représentation de l’économie du salut diffèrent entre Juifs et Chrétiens. Geneviève Comeau met en garde contre un syncrétisme négligent: « un chrétien lisant la Bible à la lumière de la crucifixion et de la résurrection et un Juif étudiant la Thora à la lumière de la loi orale (le Talmud) appartiennent à des univers mentaux très différents: l’un n’est pas purement et simplement à la racine de l’autre ». Autrement dit un Juif est autre chose qu’une simple ébauche de Chrétien.
Bien sûr, on peut soulever d’intéressantes questions historiques sur les différents courants du judaïsme à l’époque de Jésus, dont seul s’est maintenu le courant pharisien, avec son insistance sur la loi orale et sa foi en la résurrection des morts, sur l’Eglise judéo-chrétienne de Jacques, qui disparut aussi dans la tourmente de la chute du Temple, et plus tard du karaïsme avec son refus du Talmud, qui fut longtemps florissant au Moyen Age et dont les nazis se donnèrent un macabre plaisir à discuter pour savoir s’il était ou non un judaïsme……
La discussion n’est évidemment pas là.
La définition de Juif nous impose de partir de la loi juive, la halakha. Celle-ci est très claire. On est Juif quand on a une mère juive (ce qui était évidemment le cas du cardinal) ou quand on se convertit au judaïsme devant un tribunal rabbinique. Et cette identité juive ne se perd pas, même quand on ne respecte pas les 613 mitzvot, même quand on se convertit à une autre religion.
Dans ce dernier cas, on est un Juif mechoumad, c’est à dire « disloqué » qui peut revenir dans la communauté par un processus de « retour » ou « techouva ». Bien des rabbins ont espéré en leur for intérieur que un jour le cardinal Lustiger effectuerait ce processus. Il n’en fut rien.
Peu de convertis acceptent de se définir comme des Juifs « disloqués ». Le cardinal Lustiger a dit à certains de ses interlocuteurs, notamment à Elie Wiesel, que cela a d’ailleurs mis en rage, qu’il se considérait comme un Juif accompli. C’était en 1981, le cardinal n’a apparemment plus utilisé cette formule qui est évidemment inacceptable pour un Juif qui devrait alors se considérer comme un Juif incomplet.
On peut émettre une fois de plus l’hypothèse que c’est au fil des années, peut-être à l’occasion de la fréquentation d’un monde juif qu’il ne connaissait en fait guère dans sa jeunesse, que sa pensée a évolué à ce sujet. C’est bien là que se joue en effet la fin de la théorie de la substitution, dont la synagogue aux yeux bandés est le symbole. Une fois de plus, « Soyez de bons Juifs pour que je sois un bon Chrétien », une phrase que pouvait dire le cardinal Decourtray, mais pas le cardinal Lustiger. Mais toutes les déclarations de ce dernier allaient désormais dans ce sens.
Je pense à cet épisode étonnant dont il parle dans le Choix de Dieu, quand en 1951, il est passé de Jordanie en Israël, par ce qu’on appelait alors la Porte de Mandelbaum à Jérusalem et que émerveillé par ce pays, le pays dont il dit que c’est celui de ses ancêtres, il parle avec un vieux pionnier, un sioniste laïc, à qui il reproche de façon inquiète de ne plus pratiquer les prières et la Loi juive.
Il est d’ailleurs significatif que la décision israélienne qui a dénié au père Daniel le bénéfice de la loi du Retour ait été une décision civile, celle de la Cour Suprême, et non religieuse comme le Grand Rabbinat. Le père Daniel, alias Oswald Rufeisen, était un prêtre carmélite, juif converti pendant la guerre, et qui avait eu d’ailleurs au cours de cette guerre un comportement héroïque, sauvant des centaines de coreligionnaires. Il avait toujours été un sioniste, mais quand il put quitter la Pologne pour aller en Israël en 1956, il ne put pas le faire comme Juif avec le bénéfice de la loi du retour, mais avec une naturalisation en bonne et due forme.
Je n’insisterai pas ici sur la définition du « Juif » par les législations racistes. Converti ou non Lustiger était toujours un Juif pour les nazis et leurs émules collaborateurs. Cela marque une personne pour la vie.
Enfin au point de vue sociologique, ou culturel, le vocable juif est polysémique: il y a celui qui est Juif suivant la définition orthodoxe, celui qui est Juif par les tribunaux masortis ou libéraux, celui qui se sent Juif par affinité, celui qui se définit comme Juif par choix personnel. Les instituts de sondages américains font de beaux cercles concentriques à rayons largement croissants de chacune de ces définitions. En France, la religion est exclue des sondages. Mais ces sondages recouvrent une réalité subjective.
J’ai personnellement du mal à reconnaitre à Monseigneur Aron Jean Marie Lustiger le qualificatif de Juif, non pas en raison de ce qu’il a été, ou de ce qu’il n’a pas été, mais en raison du message de confusion que cela ne manquerait pas d’envoyer à l’extérieur. Car qui peut, en se couvrant de son exemple, prétendre posséder en même temps sa richesse spirituelle, la force de son engagement et le poids de son histoire?
Quoi qu’il en soit, Carmel d’Auschwitz, lutte contre l’antisémitisme, dignité du judaïsme, défense de l’Etat d’Israël, le cardinal Lustiger a toujours été présent. Il a renforcé des ponts et nous a montré que ces ponts ne sont pas des hameçons pour nous appâter. Dans la difficile conjoncture actuelle, catholiques et Juifs, nous partageons plus que jamais des valeurs qui sont construites sur cette fraternité humaine à laquelle nous oblige notre commune et noble condition d’avoir été tous créés à l’image divine, suivant une formule qu’affectionnait le cardinal.
Je vous remercie.
RICHARD PRASQUIER
Président d’honneur du CRIF
Récipiendaire du prix de l’Amitié Judéo-Chrétienne en 2015
Mardi 19 Septembre 2017
Collège des Bernardins
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