"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE
mars 30, 2023
Suite à la sortie de son livre : Le Moyen-Orient au défi du chaos. Un demi-siècle d’échecs et d’espoirs.
Leo Keller Abordons, Monsieur l’Ambassadeur, si vous le voulez bien les rivages du Moyen-Orient et du rôle joué par les États-Unis. Il y a trente ans, je n’aurais peut-être pas lu votre livre comme je l’ai interprété aujourd’hui, avec un vrai plaisir intellectuel tant vos propos- parfois iconoclastes- frappent juste. et je ne formulerai pas mes questions sous la forme actuelle.
Page huit, vous parlez du discours d’Obama que je considère- personnellement- comme une plaidoirie absolument époustouflante même s’il fut fortement critiqué de toutes parts.
Denis Bauchard Vous voulez sans doute parler du discours du Caire prononcé le 5 juin 2009 ?
LK Oui. Les Israéliens furent vent debout contre, alors qu’il recelait force compliments envers Israël. Les Arabes, quant à eux, en tout cas nombre d’entre eux, furent violemment contre. Comment expliquez-vous qu’il fut aussi mal reçu de partout et finalement son propos n’a pas débouché sur grand-chose ?
DB Oui, mais en France il a été reçu plutôt aimablement. Les réactions des pays musulmans étaient-elles si mauvaises que cela ?
LK Oui. Parce qu’il y avait une phrase dans ce discours qui les a heurtés. Lorsqu’Obama les exhortait d’arrêter de considérer qu’Israël était le responsable de tous vos problèmes. Lorsqu’Obama évoqua leurs rapports avec la démocratie et les Droits de l’Homme. Obama n’avait pas sa langue dans sa poche et il ne manquait pas de courage.
DB C’était effectivement un très beau discours, mais il faut bien noter que la politique américaine d’Obama à l’égard du monde arabe et du Moyen-Orient a été un échec, et un échec complet. Car non seulement, il n’a pas convaincu les pays avec lesquels il voulait renouer, mais en plus de cela il s’est mis à dos les alliés traditionnels des États-Unis à commencer par l’Égypte et à continuer par l’Arabie Saoudite et sans parler, bien entendu, d’Israël avec lequel il entretenait des relations exécrables. Pour des raisons diamétralement opposées à la politique de Bush fils, ce fut un échec flagrant de la politique américaine dans cette région du monde.
LK Je suis un admirateur d’Obama…
DB Oui mais l’un n’empêche pas l’autre.
LK Ne pensez-vous pas qu’une des raisons de ce non-succès plutôt que d’un échec, c’est le fait qu’il inaugurait sa politique du New Pivot vers l’Asie ?
DB Oui. Mais pas tout de suite. Car le New Pivot n’a été amorcé qu’à la fin du deuxième mandat vers 2015-2016. Ce n’était donc pas immédiat et d’ailleurs cela s’est fait en deux temps. J’avais d’ailleurs écrit un papier à ce sujet. Dans un premier temps, il affirmait que ce qui était important, c’était d’améliorer les relations avec la Chine mais de façon assez neutre et positive en disant : oui, il faut développer les relations commerciales sur la base de l’intérêt mutuel. Et ça n’est que dans un deuxième temps que le pivot a emprunté un chemin pour contrer la superpuissance chinoise. Super puissance chinoise, qui je pense coïncida aussi avec l’arrivée de Xi-Jin Ping au pouvoir. Et l’on assiste alors à une radicalisation du côté chinois.
LK On dit qu’il y a eu une reculade américaine en Syrie avec les armes chimiques.
DB Oui en août 2013.
LK Certes, mais il y a deux choses qu’il faut également considérer. En 2013, nous sommes à deux ans de la conclusion du JCPOA et nous sommes donc en pleine négociation avec l’Iran pour aboutir au JCPOA. La Syrie est le petit protégé de l’Iran, il faut donc bien, quand même, accorder quelque chose aux Iraniens pour négocier. Donc on négocie ; vous abandonnez un certain nombre de points sur le nucléaire, mais je vous laisse plus ou moins carte blanche en Syrie.
Après ce qui arrive aux malheureux civils massacrés, c’est hélas un autre problème. Cela donne déjà une autre coloration. Et la deuxième des raisons c’est que techniquement, il y avait eu un certes un petit, tout petit accord Kerry-Lavrov et un des deux a pris la balle au bond. Il y a donc eu un accord sur le désarmement chimique. Après qu’il ait été plus ou moins respecté par les Syriens c’est autre chose
Et les Russes s’étaient engagés à stocker les armes chimiques.
DB Oui tout à fait.
LK Je trouve que c’est donc un peu sévère de parler de reculade américaine.
DB Oui, cette période est encore assez opaque.
LK En plus Kissinger avait dit on ne fait pas la guerre sans l’assentiment de sa population. Les Américains étaient fatigués des différentes guerres passées et parfois perdues. Votre remarque sur l’opacité de cette période me fait penser à la question posée à Deng Xiao Ping : Que pensez-vous de la Révolution française et il répondit : Ecoutez, je crois que c’est peut-être encore un peu tôt pour avoir un avis sur la Révolution française.
DB rires Le souvenir que j’ai de cette affaire, c’est que manifestement il y a eu un retournement brutal, parce que dans un premier temps, Obama avait assuré à François Hollande qu’il avait eu au téléphone qu’il passait à l’’action.
LK D’ailleurs les pilotes français étaient déjà dans les avions moteurs rugissant.
DB Oui, le lendemain Obama a changé d’avis. Je pense que du côté d’Obama sa marge de manœuvre se réduisait.
LK Les Anglais ayant déjà refusé lors du vote au Parlement de le suivre.
DB Oui mais l’on est en droit de se poser la question si le Parlement avait agi tout seul ? Il n’en reste pas moins qu’Obama avait brutalement changé d’avis, et manifestement c’était pour éviter de se retrouver piégé dans ce Moyen-Orient, dans ce bourbier inextricable dont on ne sortait pas.
Mais manifestement, il y a eu une manœuvre concertée entre Lavrov et Kerry, à l’occasion de leurs rencontres le 12 septembre 2013 à Genève au cours de laquelle le secrétaire d’État américain a avalisé les « idées intéressantes » de son homologue russe relatives au contrôle de l’arsenal chimique de la Syrie,. Cet accord se révéla plus tard comme un marché de dupes., mais permit à Washington de sauver la face.
Ceci étant, je reste persuadé, quant à moi, que malgré les déclarations du côté français qu’une réaction aurait changé le cours des choses en Syrie, une intervention militaire n’aurait pas eu de conséquences significatives. Car ce n’est pas cela qui aurait fait tomber Bachar el Assad. Du côté Français, on a dit et insisté : on a raté l’occasion ; Bachar était à bout de forces. Possible mais au risque de me répéter, cela n’aurait pas fait tomber Bachar el Assad. En revanche, en termes de crédibilité américaine, il y a eu à mon avis une perte de face considérable à la fois au niveau des pays arabes concernés et surtout cela a pu donner une impression aux Russes que les Américains ne réagiraient pas d’en d’autres endroits et à d’autres initiatives qu’ils pourraient prendre. Et je pense que ç’est ce qui a permis à la Russie, voire autorisé, d’étendre considérablement son influence dans cette région du monde, dont on voit les effets actuels.
LK Me permettez-vous d’avoir un vrai dissensus avec vous ?
DB Bien sûr.
LK En fait vous devancez mes questions. Page 304 vous citez Denis Ross :
« Y-a-t-il désormais une méfiance généralisée vis-à vis des Etats-Unis parmi ses alliés ? » Et il répond : « C’est incontestable la crédibilité des Etats-Unis a été sérieusement mise à mal et pour longtemps… En effet nous ne sommes plus à même d’être des garants, ni des partenaires équitables. »
J’ai beaucoup de scrupules à ne pas être d’accord avec vous
DB En fait ces propos furent tenus après, c’est au moment du retrait des troupes américaines de Syrie par Trump en 2019.
LK Oui mais il y a un continuum. Première chose, le modeste analyste que je suis, pense que cette guerre était foutue dès le départ. Obama avait d’ailleurs dit : « make no shit » Il y a une interview cultissime d’Obama dans The Atlantic par Jeffrey Goldberg.
DB Oui et fort longue.
LK Il y disait : j’en ai assez de croire et de faire comme l’establishment de Washington ; de devoir suivre le playbook dont le texte oblige de montrer ses muscles et on y va. Non. Ce n’est pas ça la politique étrangère. Il y fait d’ailleurs une analyse très fine en disant, non je ne m’en sortirai pas. Est-ce que la sagesse de cette déclaration ne renforce pas la crédibilité ? J’admets qu’elle n’était peut-être pas bienvenue, mais de dire, j’ai fait une erreur et donc je ne vais pas au bout de mon erreur. On aurait du tenir ce genre de propos au Vietnam, on aurait évité les erreurs de Westmorland. Donc moi, je trouve que c’est un acte d’intelligence exceptionnelle. C’est aussi cela la Realpolitik. Accepter de reconnaître qu’on a pu se tromper, c’est la marque des grands Hommes d’Etat
DB Oui, mais cela n’empêche que sa décision fût le début de la perte de crédibilité des États-Unis dans la région.
LK Alors je vais y revenir et j’espère ne pas vous choquer. Il y a des moments où il faut savoir prendre ses pertes.
DB Oui
LK Je n’aurais pas pensé cela il y a trente ou quarante ans, mais l’hyper puissance américaine a des limites. Les Américains doivent accepter qu’ils n’ont pas vocation à être partout le numéro un, et les maitres du monde. Ce n’est pas vous, Ambassadeur Français qui allez me contredire.
DB Oui c’est évident.
LK Donc si l’on veut un état du monde plus ou moins stable et bien il faut consentir, surtout si vous n’êtes plus capable comme le démontre le piège de Kindleberger, qui signale les dangers pour l’ordre mondial lorsque la puissance dominante ne peut plus assurer financièrement, militairement une suprématie et que la puissance montante n’est pas encore suffisamment forte. Il faut accepter cette nouvelle situation de puissance qui va diminuendo. Et les Européens doivent en prendre conscience et en tirer les leçons. Et Denis Ross le dit d’ailleurs fort justement. Deux mots sont passionnants dans sa citation. On n’est plus « capables » d’être les « garants. »
Trump n’avait rien compris. Il y a trois conditions pour arriver à un règlement de paix ou à des négociations.
– Un des deux adversaires l’emporte sur le terrain
-Les deux adversaires sont fatigués de se battre
– Un Honest broker est là pour siffler la fin de la partie.
DB Oui, un tiers musclé.
LK Ce fut Kissinger puis le fameux plan Tenet avec le monitoring de la CIA.
Or ici non seulement les deux premières conditions n’étaient pas remplies mais Trump a cassé des décennies d’effort avec ses différents plans dont les Accords d’Abraham.
Pour en revenir à Obama, je pense que ne pas intervenir en Syrie, compte tenu du contexte n’était pas si mal vu que ça.
DB Non il y a peut-être un malentendu. Je ne dis pas que la décision d’Obama était irrationnelle ou intempestive etc., car peut- être de son point de vue ou de la politique intérieure américaine ou même de la politique étrangère, elle pouvait se justifier. Ce que je dis simplement c’est que cette non- décision, ou plutôt celle de ne pas intervenir, a eu un effet dévastateur au Moyen-Orient pour la crédibilité américaine en particulier auprès de pays alliés importants comme l’Égypte ou l’Arabie Saoudite et a été interprété par les Russes comme un feu vert, un feu vert pour développer leur influence et ensuite pour intervenir, alors eux, militairement et fortement en Syrie.
LK Alors je vais emprunter votre raisonnement si vous me le permettez. Les Américains interviennent, ils se prennent une nouvelle gamelle…
DB Oh, ils ne se prennent pas une gamelle, ils détruisent deux ou trois cibles militaires pour le symbole…
LK Oui cela s’appelle une chaconne, un pas en avant deux pas en arrière.
DB Oui, c’est cela et cela ne mange pas de pain.
LK Alors oui, mais les Russes comprennent que la puissance américaine, le Macht américain, au sens allemand du terme, et bien c’est fini.
DB Oui
LK Il n’existe plus et les Américains ont pris une baffe, et ils sont fatigués d’avoir pris des baffes.
Le Moyen-Orient, avec Hmim et Tartous c’est presque l’Alsace-Lorraine pour les Russes.
DB Oui c’est exact.
LK Je pense que de toute façon au Moyen-Orient, rappelons-nous il y avait cet insensé de Foster Dulles avec sa pactomanie
DB Oui le fameux pacte de Bagdad.
LK Qui n’a rien donné, et il faudra attendre Kissinger pour assister au retour des USA sur la scène du Moyen-Orient.
Churchill eut d’ailleurs un mot fabuleux concernant Dulles :« Foster Dulles is the only case i know of a bull who carries his china shop with him. »
DB Je pense que le simple fait que ce non- respect de sa propre ligne rouge a marqué l’amorce du désengagement américain ; c’est un symbole qui a pu donner l’impression aux Russes qu’ils pouvaient renforcer leur influence au Moyen-Orient, ce qu’ils ont parfaitement compris, avec les alliés traditionnels des États-Unis qu’il s’agisse de l’Arabie Saoudite de l’Egypte voire d’Israël et y compris dans des domaines assez sensibles, coopération militaire et nucléaire avec l’Égypte, coopération militaire voire nucléaire civile avec les Saoudiens.
C’est d’ailleurs la première fois en 2016, qu’un roi d’Arabie Saoudite se rend à Moscou. Et ne parlons même pas de l’Iran. Les Russes, grâce à ce désengagement dont Août 2013 n’était qu’une étape, sont revenus au Moyen-Orient. Et ils sont revenus au Moyen-Orient, non seulement avec les pays avec lesquels ils entretenaient des relations traditionnelles comme la Syrie ou l’Egypte, mais aussi avec des pays avec lesquels ils avaient plutôt des mauvaises relations comme l’Arabie saoudite, l’Iran ou Israël. Je ne crois pas qu’il y a incompatibilité ….
LK A propos de l’Iran, il y a eu un épisode qui a choqué et profondément contristé le vieux laïcard que je suis. Lorsque Rohani est venu à Paris, il exprima le souhait de visiter le Louvre. Et les autorités françaises firent quelque chose qui n’était pas très beau, on a couvert les statues des nus avec des draps.
DB Oui c’est exact.
LK C’était à l’occasion de sa visite d’état en France et l’on aurait pu s’éviter cette humiliation. Je ne sais pas ce que l’Ambassadeur en pense.
DB Je pense que le problème de Rohani ce n’était pas tellement qu’il ne voulait pas voir de nus, mais il ne voulait pas qu’on le photographie à côté de nus.
LK Oui c’est vrai mais pour nous cela revient au même.
DB Oui vous avez raison.
LK Pour nous cela n’était pas acceptable.
DB Effectivement, il y avait peut-être d’autres moyens pour éviter cet incident
En troisième partie nous aborderons pour nos lecteurs les Accords d’Abraham et la Russie au Moyen-Orient
Ancien diplomate, Denis Bauchard a effectué une grande partie de sa carrière en Afrique du Nord et au Moyen Orient ou à traiter des affaires de cette région au Ministère des Affaires étrangères. Il a été ambassadeur en Jordanie (1989-1993), directeur pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient (1993-1996), directeur du cabinet du ministre des Affaires étrangères, Hervé de Charrette (1996-1997) et ambassadeur au Canada (1998-2001). Après avoir été président de l’Institut du Monde arabe (2002-2004), il est aujourd’hui consultant, notamment auprès de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Il vient de publier son dernier livre : » Le Moyen-Orient au défi du Chaos. Un demi- siècle d’échecs et d’espoirs.
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