"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE
avril 1, 2023
Jean d’Ormesson ou le triomphe de l’intelligence
L’été et ses chaudes caresses, et son cortège de dolce farniente, nous adresse ses premiers adieux et se prépare lentement mais sûrement à déserter nos habitudes, alors qu’il darde encore nos corps et nos esprits de ses derniers rayons de soleil si cher à Jean d’Ormesson.
J’ai donc pensé que la rentrée serait plus douce et surtout plus intelligente en relisant et vous offrant quelques-unes de ses chroniques heureusement reprises dans son livre Dieu, les affaires et nous. Je les ai choisies selon plusieurs critères.
On connaissait Jean d’Ormesson écrivain du bonheur. N’en déplaise aux grincheux et aux jaloux-souvent les mêmes d’ailleurs-, c’est en écrivain du bonheur que notre Jean d’Ormesson national, immortel déjà pléiadisé du temps de son vivant, passera à la postérité.
Il n’est pas obligatoire d’être malheureux et de porter et ressasser toutes les petitesses du monde pour être un grand écrivain.
Le génie, le bonheur et l’élégance y suffisent amplement ! La preuve ; Jean d’Ormesson a traversé le siècle avec une classe aristocratique, style et charme !
Mais il est aussi un éditorialiste en tout point remarquable. Ses analyses, toujours pertinentes et intelligentes, se révèlent à la patine du temps toujours d’actualité. Les travers qu’il pointe – sans acrimonie aucune – sont invariablement aussi vrais.
Ils encombrent la société française aujourd’hui comme hier lors de leur écriture. Les drames qui frappaient le monde sont comme de coutume aussi menaçants.
Les solutions – de bon sens – échafaudées par Jean d’Ormesson demeurent évidemment et assidument justes.
La résistance à l’épreuve du temps – verdict impitoyable et cruel qui est le premier critère ayant inspiré mon choix – forcément partial, je l’avoue, – de ces chroniques. Le deuxième, c’est que tous ces articles reflètent une joie de vivre où la jubilation pétille à chaque ligne. Une joie ni béate ni bêlante mais raisonnée car faisant confiance en l’humanité finalement victorieuse.
C’est suffisamment rare de nos jours pour mériter d’être souligné quand tant d’esprits chagrins, écrivains au kilomètre, brouillent à plaisir nos esprits. Son ode à la vie n’a d’égale qu’un humour subtil, discret et délicieux.
Une plume merveilleuse; une culture encyclopédique mais jamais pédante ou ennuyeuse.
Jean d’Ormesson est beaucoup plus qu’un passeur d’idées ce qui n’est déjà pas si mal. Jean d’Ormesson – et il n’est pas sûr qu’il n’en soit pas fier – n’aime rien tant que de choquer son propre camp, voire chatouiller ses origines.
Il bouscule comme personne, idées préconçues, conduites engoncées et schémas encalminés. Mais attention il reste profondément fier de ses racines. N’est-il pas l’héritier de legs familiaux contradictoires ?
Le quatrième critère réside dans le fait qu’il se refuse à être, tout comme Raymond Aron, prisonnier de préjugés et d’idéologie. Il sait, comme peu de personnes, disséquer et analyser une pensée, une situation avec la précision du scalpel d’un chirurgien.
Aucune posture ne détient à ses yeux le monopole de la vérité. Les faits et les faits seuls ! dictent son analyse. Ses articles reflètent certes une analyse critique froide et impeccable. Ils habitent aussi une vraie générosité humaine et une vraie attention aux souffrances humaines. Cynisme absent chez Jean d’Ormesson.
Chez Jean d’Ormesson l’amour de la vie se conjugue avec un vrai souci de l’autre. Pour autant il est aussi l’orfèvre des psychologies, des embrasements passions déchaînées (J.O. est aussi un homme de passions et sentiments cachés et inavoués.)
Pour autant il aime et respecte ses adversaires – parfois plus que ses propres partisans –, il hait l’intolérance et la barbarie. Aucune complaisance à attendre de lui.
Il a aussi des fulgurances. Le lecteur trouvera avec délice ou agacement (simple question de point de vue) l’apparition dans une chronique du mot aviseur.
Le comte est décidément inclassable.
L’ancien directeur du Figaro est un rebelle : « Je mets les rebelles plus hauts que les politiques. »
J’ai choisi pour vous, chers lecteurs en vacances, ces articles que d’aucuns raffoleront (on est dans la bourgeoisie bienséante) et que d’autres n’aimeront pas car ils n’épousent pas la totalité de leurs vues. Qu’importe ? Tant pis ou tant mieux !
J.O. c’est aussi un touche-à-tout de génie. Les problèmes français, européens mondiaux et ici du Moyen-Orient seront donc là au rendez-vous de la rentrée.
J’ai aussi choisi une chronique atypique sur Georges Pompidou; d’abord parce qu’elle nous rappelle un très grand président trop méconnu mais surtout parce qu’elle met en scène avec une pudeur si agréable, si précieuse et si peu respectée de nos jours (merci Facebook) la notion que la vie est bonne : l’amitié !
Je vous souhaite à toutes et à tous le même bonheur, le même émerveillement sans cesse renouvelés que me procure chacun des livres, chacune des chroniques de ce diable d’homme.
Jean d’Ormesson, un dernier mot, vous êtes épatant !
Leo Keller
Deauville le 19/08/2016
Dieu, les affaires et nous
Jean d’Ormesson
de l’Académie Française
La vie est merveilleuse
Mon cher Marc, je croyais que les lettres du 1er janvier avaient disparu avec les costumes marins, les autobus à plate-forme, le 3 % perpétuel et la confiance en emprunt russe. Voilà que tu m’envoies des vœux qui me projettent dans le passé autant que dans l’avenir. Ils me touchent beaucoup. Voici les miens.
Un peu de mélancolie les entoure. Je voudrais pouvoir te dire que ton avenir est lumineux, ta patrie grande et respectée, ce qui t’attend plein de promesses. Je ne le peux pas. Je préfère ne pas mentir en commençant l’année. Un ami de Jean-Paul Sartre écrivait naguère qu’il ne permettrait à personne de soutenir que vingt ans étaient le plus bel âge de la vie. Que dirait-il aujourd’hui ! Mon cher Marc, mieux vaut regarder les choses en face : à dix-huit ou dix-neuf ans, tu entres dans un monde qui est jonché de décombres.
Nous sortons d’un univers qui valait ce qu’il valait. Plein de privilèges, d’injustices et d’inégalités, il vivait au moins dans l’impatience de l’avenir et dans l’espérance de l’amélioration. C’est ce qu’on appelait le progrès. Ce progrès prenait des visages très différents : la science, l’industrie, la patrie, le socialisme, la paix. Et il est vrai que la science, la technique, l’industrie se sont prodigieusement développées depuis un siècle et demi. La physique, la médecine, l’électricité, les transports, l’automobile, l’avion ont transformé ton existence. Tu ne vivrais pas volontiers comme ont vécu tes aïeux tout au long de tant de siècles.
En France au moins, l’immense majorité n’a plus guère froid. La majorité voyage. Ton espérance de vie n’a jamais été aussi longue. Des miracles ont été accomplis contre la maladie et la souffrance. Beaucoup meurent du cœur ou du cancer parce qu’ils ne meurent plus, avant, de la petite vérole ou de la tuberculose.
Et beaucoup meurent de leurs plaisirs, sous forme de drogue ou de tabac ou de vitesse en automobile.
Tout va bien : l’homme est plus puissant que jamais. Tout va mal : il l’est devenu beaucoup trop. Hier, il n’avait pas de moyens, mais il avait des espérances. Aujourd’hui, il a des moyens. Mais il n’a plus d’espérance.
Il n’a plus d’espérance parce que les grandes choses auxquelles il croyait se sont écroulées tour à tour. Les vieilles vertus d’autrefois – le respect pour les anciens, la tradition, la famille, l’exaltation du travail, la patrie – sont tombées au rang de sarcasmes, de matières à plaisanterie, de lubies malfaisantes. Compromises par leurs liens avec des causes impures ou vaincues, avec des intérêts camouflés, avec des idéologies rejetées, ils ont cessé de constituer ce qu’elles avaient été si longtemps : un moteur de l’histoire.
On dirait que l’histoire, vers la fin du siècle passé et pendant les trois quarts de siècle que nous vivons, s’est tournée tout entière vers deux puissances formidables qui ont marqué notre époque de leur triomphe douteux: la science et le socialisme.
Il est de plus en plus clair que le socialisme aura été la grande affaire du XXe siècle. Sous sa forme nationale et sous sa forme internationale, sous ces espèces hitlériennes et sur ces espèces staliniennes, il aura représenté les illusions perdues de nos années troublées, la folle espérance d’une révolution radicale et d’une rénovation de l’homme. S’il fallait à tout prix trouver un seul slogan pour les périodes successives de notre histoire écoulée, peut-être pourrait-on proposer l’Ordre pour l’âge classique, les Lumières pour le XVIIIe, le Désir de tempêtes pour la Révolution, l’Empire, le romantisme.
À partir de l’extrême fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours, il me semble que le mot d’ordre, longtemps caché et secret, pourrait être : Changer la vie. Tu arrives juste à temps, mon cher Marc, pour assister à la fin de ces grandes illusions.
Le socialisme a été un beau et noble rêve. Son déclin et son écroulement prennent des allures théâtrales : le drame wagnérien avec Hitler, la tragédie sanglante avec Staline, la comédie satirique et la bouffonnerie triste avec le socialisme à la française. Sous ses formes diverses et souvent antithétiques, le socialisme s’était identifié de si près aux espoirs et aux rêves des masses qu’il a fallu à chaque fois aller assez loin dans l’expérience – dans le drame ou dans la dérision – que les masques tombent et que les yeux se dessillent. Il n’est pas question, bien entendu, de comparer en quoi que ce soit, Monsieur Mitterrand, si cultivé, le bon Monsieur Mauroy, le doux Monsieur Mermaz ou Monsieur Deferre, bourgeois marseillais à l’assassin Hitler ou à l’assassin Staline.
Simplement, si le socialisme était resté dans l’opposition, on n’aurait jamais su ce que c’était et on aurait continué à le considérer comme une grande espérance. Il a fallu attendre son accession au pouvoir chacun puisse voir et comprendre. Hitler et Staline, qui étaient des dictateurs, ont conservé coûte que coûte le pouvoir et massacré leurs adversaires. Les socialistes français, qui sont des démocrates et des libéraux, se contentent, avec leurs alliés communistes, de s’accrocher au pouvoir en dépit de la désaffection évidente des électeurs.
Ils fraudent, ils truquent, ils manipulent les chiffres, ils découpent les circonscriptions, ils concoctent froidement des lois électorales, ils essayent de museler la presse sans envoyer personne dans des goulags qui, grâce à Dieu, n’existent pas chez nous.
Monsieur François Mitterrand restera dans l’histoire comme l’homme qui a donné le pouvoir au socialisme français et qui lui a porté en même temps, et de ce fait même, le plus rude de tous les coups. Ah! Que le socialisme était beau quand des opposants le rêvaient !
Que reste-t-il ? La science ? Elle est en mauvaise forme. Non seulement parce que le socialisme, achevant un travail déjà largement entamé, a pratiquement détruit l’université française, hier encore la première du monde. Mais aussi parce que la science se développant plus qu’à fournir le moyen de détruire la planète, a mis, pour la première fois, et elle-même, des limites à son pouvoir. Toute la notion de progrès m’en paraît ébranlée. Tu arrives à l’âge adulte, mon cher Marc, à une époque où la France est diminuée, où son enseignement st saboté, où son prestige se dégrade, où sa dernière espérance – le socialisme – est en train de s’effondrer et où, phénomène sans précédent depuis des siècles et des siècles, la science hésite et s’interroge sur elle-même et sur notre avenir.
Voilà pour le cadre général. Pour le choix de ta carrière, tout le monde t’a déjà prévenu : surtout ne cherche pas le succès, tu serais suspect aussitôt. Surtout ne t’enrichis pas, c’est une évidence ; mais ne t’efforce même pas d’exceller dans ton domaine : ta vie deviendrait impossible, mène même l’existence la plus médiocre, la plus terne, la plus moyenne possible. À moins, bien entendu, que tu n’entres à la CGT ou au parti communiste. Les grosses fortunes et les grandes réussites ne sont encouragées et défendues qu’à l’ombre de la carte PC.
Ne vise pas un prix littéraire, ni une industrie florissante, ni un commerce qui marche bien. Ni surtout des journaux que le succès ferait tomber aussitôt sous le coup de la loi. Mais essaye de jouer au loto – ou peut-être à ce nouveau tac-o- tac dont on nous dit tant de bien. Il semble que notre gouvernement réserve ses faveurs aux seules fortunes nées du hasard – mais surtout pas du mérite, de l’épargne, du travail, du talent. Tu pourrais aussi tenter de devenir aviseur : c’est le joli nom que ceux qui nous gouvernent réservent aux mouchards et dénonciateurs. Ne t’attaque jamais aux voleurs et aux assassins : tu finirais en prison. Mais si tu parviens faire pincer un de ces ignobles richards, on te filera des primes qui ne prêtent pas à rire.
Je ne voudrais pas, mon cher Marc, que ces conseils un peu amers puissent te décourager. Je crois, au fond de moi-même, qu’il y a encore de beaux jours à vivre et de grandes choses à faire. Mais tu ne dois plus compter sur les structures qui nous entourent et qui se sont effondrées. Oublie tout ce que je t’ai dit et ne retiens que ceci : la vie est merveilleuse ; il faut tout trouver en toi-même : la justice, le bonheur, la simplicité, la grandeur.
Et alors, peut-être, tu reconstruiras un monde.
Le Figaro Magazine 7 janvier 1984
Un adieu au président sortant
Voilà que ce diable d’homme va enfin quitter ses fonctions et nos esprits. Après quatorze années de pouvoir, sinon absolu, du moins suprême, il laisse sa place à nos espérances. En 1981 j’espérais Giscard : ce fut Mitterrand en 1988, j’espérais Chirac : ce fut encore Mitterrand. Il aura fallu boire jusqu’à la lie le socialisme de Mitterrand. Chirac arrive. C’est un bonheur. Un gaulliste à l’Élysée, un disciple et un ami de Georges Pompidou à l’Elysée : la joie de la foule à la Concorde, c’est la nôtre.
En 1981, avec l’audace du chagrin, je donnais rendez-vous à François Mitterrand devant le tribunal de l’histoire. Voici qu’approche le moment où nous pourrons enfin juger l’homme et son œuvre. La revanche a été longue à venir. Les longs couteaux s’affutent. Et non seulement dans notre camp, mais dans le sien. Comme il arrive souvent, il semble que des voix plus amères et plus criardes encore s’élèvent de son camp plutôt que du nôtre. Une espèce de curée se prépare.
Une écharpe jaune
Que se passe-t-il ? Voici qu’à l’instant même où le fumet, un peu froid de, la vengeance vient chatouiller nos narines, la plume hésite devant son œuvre. Jusqu’à son dernier souffle de président, pourtant, il aura irrité adversaires et partisans. Il avait ouvert son règne au Panthéon, une rose rouge à la main. Il a réussi à se débrouiller, par génies interposés, pour le clore encore au Panthéon qui accueillait les Curie. Ah ! Il exagère. Il tire à soi toutes les gloires. Il use le pouvoir jusqu’à la corde. On voit bien qu’il est capable de se réjouir, par vanité personnelle, par souci de sa statue, d’être remplacé par un adversaire au lieu d’être remplacé par un disciple. Quelle duplicité ! Quel machiavélisme ! Qu’il s’en aille et qu’on n’en parle plus !
Il faut pourtant parler encore de lui. Dimanche, son camp est battu. Un camp qu’il a soutenu avec une modération qui pourrait faire contre lui l’unanimité de ses ennemis et de ses partisans. Et lundi est son jour de gloire. On savait qu’il avait préparé de longue date la cérémonie de la célébration de la victoire sur le nazisme. On se préparait à défendre contre lui les thermopyles du souvenir. Et puis, peu à peu, la simplicité grandiose du spectacle l’a emporté sur l’hostilité. On a vu, côte à côte, Chirac et Mitterrand. Chirac ramassait l’écharpe jaune de Madame Mitterrand. L’ancien président et le nouveau conversaient l’un avec l’autre. Et les chefs d’État et de gouvernement venaient rendre hommage au vieux renard blessé qui menait jusqu’au bout, avec un courage exemplaire et dignité, son combat solitaire. Lundi, place Charles De Gaulle, aux côtés de Chirac et de Balladur, Mitterrand c’était la France.
Lundi soir, au Schauspielhaus de Berlin, avant de se rendre avec les autres chefs d’État à Moscou célébrer la victoire des alliés sur le nazisme et protester contre la sale guerre de Tchétchénie, Mitterrand c’était l’Europe. L’avouerai-je ? J’ai rarement été aussi ému par un discours politique que par le discours berlinois de Mitterrand. Là encore, il était la France. Il était l’Europe, il était la réconciliation, engagée par De Gaulle, entre la France et l’Allemagne, il était la voie de la paix, de la justice et de la vérité. Et il était la France dans ce qu’elle a de meilleur.
L’Allemagne, décidément, réussit à Mitterrand. Vous souvenez-vous du discours de Mitterrand à Bonn, sur l’affaire des missiles ? C’était le plus grand, le plus courageux discours de Mitterrand. Jusqu’à celui de lundi.
Écoutons-le lire ce discours, ou plutôt l’improviser comme une mémoire vivante du passé, comme une promesse de l’avenir. Après le président allemand, Roman Herzog, après le Premier ministre russe, cher Tchernomyrdine, après le Premier ministre britannique, John Major, après le vice-président américain, Al Gore, François Mitterrand, accomplissant l’un de ses derniers actes de chef d’État, a parlé de l’Allemagne, de « l’Allemagne d’aujourd’hui, de l’Allemagne de toujours, que l’histoire la géographie et la culture indissolublement liée à la France ». Il a parlé de la science allemande, de la philosophie allemande, de la culture allemande, piétinées par les mauvais maîtres du nationalisme aveugle et de la brutalité. Il a parlé devant Helmut Kohl et devant le public allemand fasciné, « des camps de concentration, de l’holocauste, de l’oubli de toutes les valeurs humaines ». Il a parlé de l’avenir, ce qui était encore facile. Et il a parlé du passé. Écoutons-le : « peu importe l’uniforme ou l’idée qui habitait ses soldats. Ils étaient courageux. Leur cause était mauvaise, mais ils aimaient leur patrie. »
Intraitable sur la cause mauvaise, qui ne sera jamais assez condamnée, il a rendu hommage à ceux qui n’avaient pas d’autre choix que de mourir pour une patrie qui, pour dévoyée qu’elle fût, était encore leur patrie.
J’imagine que l’image d’un grand écrivain dont on a récemment célébré le centenaire, Ernst Jünger, flottait sur les esprits de celui qui parlait et de ceux qui l’écoutaient. Des milliers, des centaines de milliers d’autres Allemands ont été pris, malgré eux, par la faute d’assassins et de déments, dans les mêmes tourbillons. Je pense au lieutenant Heller, dont tant d’écrivains français ont conservé la mémoire et que j’ai eu le bonheur de connaître et d’aimer, à la fin de sa vie, comme traducteur de mes livres. Il n’est question ni d’oubli de l’horreur ni même de pardon pour ceux qui ont commis tant de crimes. Il est question selon les mots mêmes de Mitterrand, du « triomphe de l’esprit » sur les forces du mal.
Un étrange retournement
François Mitterrand a soulevé l’enthousiasme de ses auditeurs allemands. On les comprend. Ses adversaires eux-mêmes ont été bouleversés. Il y a déjà de longues années, le général De Gaulle, dans des conditions autrement difficiles, engageait toute l’Europe sur la voie de la réconciliation franco-allemande. Sur ce point-là au moins, François Mitterrand est le continuateur du général de Gaulle.
En arriverais-je, par hasard, à une apologie de François Mitterrand ? Ce serait un bien étrange retournement, une curieuse palinodie pour quelqu’un qui attendait avec tant d’impatience le jugement de l’histoire. Mieux vaut, en tout cas, que cet art de la palinodie s’exerce au bénéfice d’un pouvoir qui s’en va plutôt que d’un pouvoir qui arrive. C’est plus honorable. On pourrait alors me reprocher de couvrir de fleurs un homme qui ne représente plus un danger. Je ne le couvre pas de fleurs. Il m’a ému, c’est tout. Et impressionné. Et peut-être un peu plus. Il reste un adversaire. Mais un adversaire qui, tout à coup, est entré dans la grandeur. Et peut-être lui aussi sera-t-il plus sensible aux éloges d’un minuscule adversaire qu’aux éloges – ou aux critiques – de ses propres partisans.
Si c’était à refaire, je voterais encore contre François Mitterrand. Mais il y a un apaisement, et peut-être presque un bonheur à découvrir pourquoi tant d’hommes et de femmes ont pu aimer un adversaire pour qui on n’avait pas d’indulgence. François Mitterrand, on le savait, a un immense talent, il a plus que cela.
Il a du courage et une vision. À peine a-t-on prononcé le mot « vision » que surgit l’image du général de Gaulle.
Bien entendu, ce n’est pas la même chose. Par un étrange renversement, le conservateur était un rebelle. Le socialiste est un politique. Je mets les rebelles plus haut que les politiques. Mais ce politique-là, si vilipendé, si détesté – et vilipendé par qui, détesté par qui ? Mais par moi, bien sûr, et par ceux qui pensent comme moi –, a cherché à sa façon une forme de vérité. C’est ce qui l’a mené, j’imagine, à des convictions politiques que je ne partage pas, et aussi un à effort spirituel qui s’exprime dans ses entretiens avec Élie Wiesel, dans sa vocation européenne et dans son discours du Schauspielhaus de Berlin.
Il y a des gens, et je les comprends, qui se dire aujourd’hui qu’il est très délicieux de voir partir d’un homme qu’ils ont combattu et à qui ils refusent et refuseront toute vertu. Je trouve plus agréable, pour ma part, plus roboratif, plus satisfaisant pour l’esprit et le cœur, de me dire que j’étais, un parmi d’autres, l’adversaire politique d’un homme dont je comprends enfin au moment tant attendu du règlement des comptes, pourquoi d’autres ont pu l’aimer.
Le Figaro 12 mai 1991
Une France désenchantée
les Français sont sombres. Ils sont tristes. L’inquiétude les ronge. Presque une espèce d’angoisse en passe de devenir quotidienne.
Aujourd’hui leur déplaît. Demain leur paraît pire. L’avenir leur fait peur. Ils n’ont plus d’espérance. Longtemps niée ou au moins sous-estimée par la gauche tant qu’elle était dans l’opposition, la crise prend sa revanche. Elle frappe à coups redoublés. Le chômage est en hausse. L’activité est en baisse. Les impôts sont en hausse. La popularité de la plupart des dirigeants, à commencer par le président, est en baisse. Hollande avait parlé dans sa campagne de réenchanter le pays. On dirait que les Français s’avancent, les yeux bandés, vers une catastrophe inéluctable.
Ils sont désenchantés. Ils sont désenchantés parce qu’en près de cinq mois le président et son équipe qui avait tant promis n’ont presque rien accompli. Et ce qu’il est permis d’attendre d’eux dans les mois qui viennent est plutôt hypothétique et tout à fait incertain. Le pouvoir a fait le plus facile: il a créé des impôts. Les impôts sont acceptables tant que les gens ont le sentiment qu’ils servent à quelque chose. Ils deviennent insupportables dès que ce sentiment fait défaut. Le gouvernement assure que sacrifice demandé aux électeurs longtemps flattés, changés soudain en contribuables accablés, répondront des économies dans les services de l’État et des réformes profondes. Mais personne ne voit rien venir. On ne voit même rien s’esquisser. Les actes font cruellement défaut au sommet de l’État. Ils sont remplacés par des mots. Ce qui s’agite au-dessus de nous, c’est un gouvernement de la parole.
Un gouvernement de la parole
François Hollande ne cesse d’illustrer ce règne de la parole. Il est intelligent et habile. Il a été très bon dans ses campagnes électorales. Il semble n’avoir jamais cessé de poursuivre ces campagnes électorales. Il est plutôt un candidat perpétuel, toujours en train de se justifier, qu’un président au pouvoir qui décide et qui tranche. Il donne aux Nations Unies sa vision de la planète. Il explique, il rassure, il continue de promettre. Son Premier ministre, de son côté, ne fait pas autre chose à la télévision. Il jongle avec les dizaines de milliards qu’il attend des impôts et qu’il va recueillir grâce aux coupes qui seront effectuées dans les différents ministères. C’est un pouvoir commentateur. Mais, sauf bien sûr les impôts, ce ne sont jamais que promesse, que paroles et que vent.
Le gouvernement, à vrai dire, n’a guère le temps de s’attaquer aux réformes. Il est trop occupé à des combinaisons politiques aux relents électoraux qui réclament toute son énergie. Il n’est pas seulement rongé par la parole. Il est aussi prisonnier des contradictions qui, par un retour en pleine crise aux jeux les plus consternants de la IIIe et de la IVe République, le ligotent et le rendent impuissant.
Un tissu de contradictions
On aurait du mal à énumérer toutes ces contradictions. Au sein déjà du PS, les personnalités et les courants ne cessent de se heurter. Les contradictions sont plus aiguës encore entre socialistes attachés à la croissance et écologistes qui, en secret au moins et souvent en public, lui sont franchement hostiles. Les deux antinomies les plus flagrantes tournent autour du nucléaire et du traité européen. On sait les engagements pris par François Hollande en matière de nucléaire pour s’assurer le soutien des écologistes et des Verts. Quand les Français éberlués ont entendu Arnaud Montebourg, dans le rôle de l’imprécateur au pouvoir, parler de l’avenir de la filière nucléaire, ils ont cru le gouvernement sur le point d’éclater. Mais ces oppositions radicales au sein même du pouvoir ne semblent plus aujourd’hui, dans notre régime nouveau, présenter la moindre importance. Comme n’a aucune conséquence – en dépit des affirmations solennelles d’un Premier ministre qui ose parler de cohérence – l’énormité de la participation au gouvernement de représentants d’un parti qui proclame sans vergogne son opposition au traité européen, fer de lance de François Hollande.
Pour reprendre une formule de Cohn-Bendit, le gouvernement ouvertement défié semble non seulement tolérer en son sein mais féliciter de bon cœur ceux qui veulent, avec insolence et cynisme, le beurre, l’argent du beurre et le cul de la fermière par-dessus le marché. Le gouvernement est aujourd’hui une maison divisée contre elle-même. Chacun sait le sort réservé à ce genre de demeure.
Ce qui manque le plus au pouvoir en place, c’est une vision claire de l’avenir. Nous ne savons pas où nous allons. Où nous le devinons avec effroi. Tout est flou, tout est brouillé. Jusqu’aux relations franco-allemandes, jusqu’à la construction de l’Europe, jusqu’à la place de la France dans le monde. Il n’y a pas l’ombre d’une volonté fortement affirmée dans un gouvernement qui semble naviguer à vue au milieu des récifs.
L’impuissance du pouvoir
François Hollande avait fait de la croissance une clé de sa politique. Cette croissance n’est pas seulement aujourd’hui égale en France à zéro, elle risque fort demain de devenir négative. Rien d’étonnant: elle est gravement menacée d’abord par les convictions d’une partie de l’équipe dirigeante, ensuite et surtout par la politique fiscale du gouvernement. Tout, dans l’action du pouvoir, va contre la croissance qu’il ne cesse de réclamer. Du coup, l’espoir d’un déficit ramené à 3 % du PIB semble un rêve impossible. Comme paraît hors d’atteinte le but fixé par Hollande: inverser en un an – il ne reste plus que sept mois – la courbe du chômage.
Dans le régime économique qui est le nôtre, l’emploi est lié à l’entreprise. Tout a été fait contrer dans les entreprises qui n’ont jamais été l’objet de la moindre reconnaissance dans le programme électoral de la gauche, qui ont été malmenées moralement et financièrement et que le gouvernement essaye aujourd’hui de rattraper avec maladresse. Les plans sociaux vont se succéder. Trouver des repreneurs dans le climat délétère créé par le pouvoir relève du miracle et sans doute de l’illusion. Le gouvernement qui a fait des promesses qu’il ne pourra pas tenir devra se contenter, comme il en a pris l’habitude, de pousser des cris d’orfraie et de verser des larmes de sang. À cet égard, Mélenchon a raison contre Hollande. Le drame est que Mélenchon serait bien pire que Hollande qu’il a soutenu et qu’il combat dans l’ambiguïté. Le risque d’Hollande et des siens est de faire le lit de Mélenchon par la parole et l’inaction.
Une fuite en avant
Gouvernement de la parole, tissu de contradictions, image de l’impuissance, le pouvoir a choisi la voie redoutable de la fuite en avant. Le président réclame du temps et demande à être jugé sur ses résultats encore à venir. Il le sera. Qui en doute ? Le Premier ministre traite de défaitistes ceux qui mettent en garde contre l’absence totale, au sommet du pouvoir, de toute vision précise, réaliste, efficace de l’avenir. Il y a la crise, bien sûr, mais il y a aussi sa gestion aberrante, sans courage, sans vérité, qui se confond en fin de compte avec une sorte de vague incantation. À regarder froidement ce qui se prépare sous nos yeux de façon mécanique et quasi irrémédiable, il suffit, hélas ! d’être franchement pessimiste aujourd’hui pour se révéler demain, à coup sûr, bon prophète.
Le Figaro 4 octobre 2012
Georges Pompidou, un méconnu éblouissant
En dépit de la remarquable biographie que lui a consacrée Éric Roussel il y a quelques années, Georges Pompidou est le plus méconnu des présidents de la Ve République. Le grand public ne retient plus guère de son action que le centre culturel qui porte son nom à Paris. La publication par les soins d’Alain Pompidou et d’Éric Roussel d’un recueil de ses lettres inédites permet de revenir sur un itinéraire éblouissant où les surprises ne manquent pas.
Un fil rouge court à travers cette correspondance où se mêlent vie publique et vie privée et qui s’étend sur près d’un demi-siècle, de 1928 à 1974, année de la mort de Pompidou. À la veille et au début des années trente, Georges Pompidou, né (ça ne s’invente pas) à Montboudif dans le Cantal, est âgé de quelque vingt ans. Il a un ami intime, Robert Pujol, auquel il écrit lettre sur une lettre – et ces relations épistolaires se poursuivront, à un rythme évidemment moins soutenu, jusqu’aux derniers mois de la vie de Pompidou qui était fidèle en amitié.
Dès les écrits de jeunesse se dessinent un caractère et des traits dominants : une intelligence exceptionnelle, une mémoire prodigieuse, une grande curiosité intellectuelle, un vrai bonheur de vivre, l’amour de l’art et de la littérature, du goût pour la politique. Fils d’enseignants, le jeune Pompidou est un lecteur assidu – et d’abord des œuvres classiques. Conscient de ses dons, il a très jeune quelque chose de victorieux. Il est reçu rue d’Ulm, puis à l’agrégation de lettres. La littérature lui paraît hors d’atteinte. La politique l’attire : il est socialiste. Il lui arrive de penser au journalisme et, fugitivement, à l’Inspection des finances.
Au lendemain de la guerre, à sa requête – « Je ne demande rien de brillant ni d’important, mais d’utile …, je n’apporte aucun génie mais de la bonne volonté et, je crois, du bon sens » –, son ami René Brouillet, adjoint de Gaston Palewski, directeur du cabinet du général de Gaulle, l’invite à venir le rejoindre, dans l’ombre du Général, en qualité de chargé de mission. De Gaulle quitte le pouvoir en janvier 1946. Mais il avait eu le temps de remarquer le jeune chargé de mission qu’il fait nommer au Conseil d’État. Au printemps 1948, il le prend avec lui, dans sa retraite, comme chef de son cabinet privé. Commence une formidable et émouvante aventure.
Pompidou a de l’admiration pour de Gaulle. Et une profonde affection. Mais il le juge : « Finalement, je retiens dureté, intelligence extraordinaire, mais glacée et orgueil ! » Et encore : « Je suis un peu lassé de la rigueur excessive de Charles… » Il joint à un attachement sans faille un solide esprit d’indépendance. En juin 1953, à propos de la vie politique, il écrit au Général : « Quand, en 1946, vous vous êtes retiré, je m’étais promis de ne plus la mener. En 1948, vous m’avez rappelé : je n’ai pas hésité, parce qu’il s’agissait d’être votre collaborateur direct et cela m’apparaissait comme le plus grand honneur qui pût m’échoir et comme une expérience passionnante et enrichissante… Mais je suis ivre du désir de m’éloigner de ces jeux…. C’est pourquoi je me propose de faire un saut provisoire dans les affaires privées. »
Tout est fascinant dans cette lettre. Poussé sans doute par sa femme, Claude, le normalien agrégé de lettres passé par la politique va devenir – provisoirement ?… – directeur général de la banque Rothschild, tout en restant fidèle à de Gaulle et en ne profitant jamais de ses fonctions nouvelles pour faire fortune comme tant d’autres. On imagine le Général, pour dire les choses un peu vite, à la fois étonné et épaté par son collaborateur si plein de talents.
En 1958, de Gaulle, revenu au pouvoir et président du Conseil des ministres, prend Pompidou – qui n’a pas joué un grand rôle dans les événements du printemps 1958 – pour directeur de son cabinet. Georges Pompidou évite tout incident entre le Général et les hautes autorités : René Coty, président de la république, Le Troquer et Monnerville, présidents des assemblées.
Avec Antoine Pinay et Jacques Rueff, il apporte une contribution décisive au redressement économique et financier. En 1959 le jour de son investiture comme président de la République, de Gaulle demande à Pompidou de prendre place à ses côtés dans la voiture à bord de laquelle il descend les Champs-Élysées.
Mais à peine le Général est-il installé à l’Élysée que Pompidou le quitte à nouveau et retrouve sa place chez Rothschild – « J’ai donc retrouvé la banque sans enthousiasme, écrit-il à Pujol.… En fait – je ne le dirais pas un autre que toi –, le poste que j’occupais avec mon chef de gouvernement pratiquement tout-puissant et qui ne se consacrait qu’aux très grandes questions faisait de moi un véritable Premier ministre. »
Tout au long de la période 1959-1961, Pompidou siège – à titre bénévole et gratuit – au Conseil constitutionnel, mais il n’est plus au centre des affaires comme il l’a été dans la seconde moitié de 1958. Il ne se laisse pourtant pas oublier. L’année 1961 est bien intéressante parce qu’il se livre à trois activités apparemment contradictoires et qui le résument assez bien : il est directeur général de la banque Rothschild, il lance son anthologie de la poésie française ; et il participe en secret, à Lucerne, en Suisse, à des conversations avec le FLN qui déboucheront sur l’indépendance de l’Algérie. Au cours de l’été 1961, il refuse le poste de ministre des Finances qui lui est proposé : « Croyez bien, écrit-il en juillet à Michel Debré, Premier ministre, que je suis désolé de vous de décevoir…. Mais je ne puis accepter d’entrer au gouvernement. Ce n’est pas à la légère que j’ai pris ma décision. J’avais été profondément touché et ébranlé par notre conversation. Mais après avoir beaucoup réfléchi et tout examiné autour de moi, j’ai dû constater que les raisons personnelles et familiales qui m’ont jusqu’ici tenu à l’écart de la vie publique sont plus fortes et plus impératives que jamais. »
C’est en s’appuyant sur des documents de ce genre qu’est née, à tort ou à raison, la thèse selon laquelle Georges Pompidou se mettait en réserve de la République afin d’accéder, le moment venu, aux plus hautes responsabilités. Au printemps 1962, en effet, de Gaulle le nomme Premier ministre en remplacement de Michel Debré.
Les débuts de Pompidou à l’Assemblée nationale sont difficiles : il n’a pas l’habitude de ce genre d’exercice et le Général et lui partagent une certaine réserve à l’égard des parlementaires. « Le Parlement, dit de Gaulle à Pompidou, a beaucoup à attendre de vous. Il n’y a rien à attendre du Parlement. » En même temps le général reconnaît que la vie parlementaire « ne manque pas de ragoût ». Il ajoute que s’il n’avait pas été militaire, il aurait sans doute – et hélas ! – été parlementaire.
À la confiance témoignée par le Général à son Premier ministre répond la fidélité absolue de Pompidou. Sur l’indépendance de l’Algérie, notamment, le Premier ministre partage sans réserve les vues du président. La fidélité, pourtant, est indissociable d’une liberté d’esprit totale. Quand le général Salan ayant sauvé sa tête à l’issue de son procès, de Gaulle est décidé à faire exécuter le général Jouhaud, Pompidou lui déclare qu’il ne peut pas s’associer à une décision qui frappe un subordonné à la place de son supérieur. « Dans ce cas, tranche de Gaulle, il faudra me remettre votre démission. » Georges Pompidou répond simplement : « Bien, mon général. » De Gaulle cède : « Entre deux inconvénients, votre démission et la grâce de Jouhaud, j’ai choisi le moindre. » Avec Pompidou à Matignon, le gaullisme atténuait sa rigueur et prenait une allure gestionnaire. C’était l’époque des Trente Glorieuses. La croissance s’établissait à 6 %. À la fin de 1965, de Gaulle est réélu à la présidence de la République. Et Georges Pompidou est à nouveau nommé Premier ministre. Entre le 15 mars et la fin juillet 1968, aucune lettre ne figure dans le recueil : le tourbillon des « événements » a soufflé trop fort sur le pays.
Pour différentes raisons bien connues, les rapports de Gaulle-Pompidou commencent lentement à se tendre. En juillet 1968, après le raz-de-marée aux élections législatives, de Gaulle hésite à renommer Pompidou à Matignon et Pompidou hésite à y rester. Le Général tranche et le remplace à la tête du gouvernement par Maurice Couve de Murville. Georges Pompidou redevient simplement député du Cantal.
Il prend du recul. Il échange plusieurs lettres de pure forme avec François Mauriac. Il s’éloigne du Général. Le 27 avril 1969, le « non » l’emporte au référendum voulu et organisé par le Général qui démissionne aussitôt. Le 1er juin 1969, Georges Pompidou est élu président de la République. À nouveau, les lettres se font plus rares. Les affaires de l’État prennent tout son temps. Plusieurs années plus tôt, il avait déjà écrit au fidèle Pujol : « A mon tour, je suis en retard pour répondre à ta lettre. J’espère que tu ne m’en voudras pas trop compte tenu de « mes hautes fonctions ». De plus, il faut bien constater que j’ai de plus en plus de peine à tenir une plume. L’habitude de dicter devient une seconde nature… – Ce qui rend le fait d’écrire très énervant et fatigant. »
Cette relative baisse de régime de la correspondance est largement compensée par l’apparition, un an avant la mort de l’auteur, de quelques portraits remarquables d’hommes politiques. « Écrits au courant de la plume… Notamment durant la période électorale de 1973 où l’activité gouvernementale se ralentissait et l’activité politique se concentrait à Matignon », ils mériteraient à eux seule une longue analyse politique et littéraire.
Le portrait de Chaban-Delmas, remplacé assez vite à Matignon par Pierre Messmer, est d’une vivacité qui touche à la cruauté. Beaucoup moins durs sont les portraits de Nixon ou de Heath. Mais les pages qui retiendront toute l’attention sont celles qui sont consacrées à de Gaulle. Le lecteur les comparera avec intérêt aux passages de la correspondance où apparaît le Général en 1950, en 1953, en 1958.
Le temps a fait son œuvre. L’affaire Jouhaud, le désaccord sur la «participation», l’affaire Markovic ont laissé des traces. Un « passif » apparaît à côté de l’actif. Le nouveau président se souvient avec des sentiments mêlés du conseil prodigué par l’ancien : « soyez dur, Pompidou ! » En fin de compte, en dépit des épreuves et des dissentiments, l’admiration pour le Général reste toujours intacte : « Grand homme, au suprême degré, un des plus grands de l’histoire de France et de l’histoire tout court…. Intellectuellement, il m’a révélé à moi-même…. Il m’a appris à élever systématiquement le débat et, surtout, à ne pas céder à la facilité. Certes nos méthodes sont différentes des siennes, moins abruptes et moins grandioses… » En définitive, je lui dois tout. »
On lira pour le plaisir littéraire le portrait d’Edgar Faure : « Il est victime de sa réputation d’extrême habileté. On pense à lui comme à « la solution » dans les crises les plus délicates. Mais l’expérience prouve qu’on ne sort jamais des crises en France par l’habileté. Dans les graves moments, c’est la force de caractère et la rapidité de décision qui l’emportent…. Edgar Faure est l’homme capable de réussir n’importe quelle combinaison, mais à l’heure du destin il n’y a pas de place pour la combinaison. »
Des lettres jusqu’alors inconnues de Georges Pompidou surgit l’image d’un de Gaulle en majesté, parfois contredit mais toujours vénéré. Le plus intéressant et le plus neuf n’est pourtant pas le regard de Pompidou sur de Gaulle, mais le regard du Général sur Pompidou. Très vite, De Gaulle est frappé par les dons rares et multiples de Pompidou qu’il ne tarde pas à pousser vers les sommets jusqu’au moment où le protégé devient rival. Mais même la rivalité ne met pas un terme aux liens d’admiration dans un sens et d’estime dans l’autre qui unissent les deux hommes à la fois si proches et, sur bien des points, très éloignés l’un de l’autre, qui, ensemble est successivement, ont dirigé le pays.
Le Figaro 3 novembre 2012
Pour l’islam
A la menace soviétique a succédé la menace islamique. À peine le mur de Berlin écroulé, l’antagonisme Nord – Sud, longtemps occulté par l’antagonisme Est- Ouest, s’est révélé dans toute son âpreté. Ce n’était pas une nouveauté. Bandoeng, le tiers-mondisme, les dernières secousses de la lutte contre le colonialisme, la misère et la faim dans les pays d’Afrique ou d’Amérique latine, avaient depuis longtemps alerté et ému tous ceux qui ne se cachaient pas la figure sous le sable. Cuba se situait très exactement au confluent de la lutte du Sud contre le Nord et de l’Est contre l’Ouest.
D’où l’importance historique, apparemment démesurée, de cette île minuscule. Mais les stéréotypes de la menace soviétique, d’ailleurs largement justifiés, rejetaient dans l’ombre l’autre conflit. L’implosion de l’Union soviétique a suffi à mettre en lumière la formidable poussée du Sud, récupérée par l’islam, seule force organisée de la misère du tiers-monde.
Le seul ennemi
L’islam, aujourd’hui, frappe sur tous les fronts. En Algérie, en France, en Égypte, en Iran, au Pakistan, en Afghanistan, au Cachemire – et aux États-Unis. Des bombes dans le RER à la manifestation monstre au pied du Capitole de Washington, en passant par les attentats des Frères musulmans au Caire ou les prises d’otages à Srinagar,, court le fil vert de la violence islamique. Les assassins de Paris et les poings levés de Washington se réclament les uns et les autres d’une conception combattante de l’islam. De Martin Luther King, apôtre de la non-violence, à Elijah Muhammad, chef de la secte Nations et Islam, à Malcolm X, fondateur du Black Power, et à l’imam Farrakhan, raciste antisémite et conservateur au nœud papillon, le mouvement d’absorption des noirs américains par l’islam militant s’enfle démesurément. L’islam apparaît soudain comme une menace aux dimensions de la planète.
La pire erreur à commettre serait de se laisser aller à un rejet en bloc tout ce qui est islamique, et du même coup arabe, et du même coup de couleur. Dans la situation actuelle, l’impératif capital, tant du point de vue éthique que du point de vue politique, et de rejeter tout racisme et toute intolérance dans le camp de l’ennemi. Les noirs ne sont pas des ennemis. Les arabes ne sont pas des ennemis. Et l’islam n’est pas l’ennemi.
Il faut le dire haut et fort : l’islam n’est pas l’ennemi.
L’ennemi, le seul ennemi, est la violence, l’intolérance, le racisme. Au sein même du mouvement noir en Amérique, au sein même du monde arabe, au sein même de la religion musulmane, si belle et si grande, les choses sont très compliquées et les tensions sont très fortes. Il est impossible de mettre dans le même sac un Malcolm X et un Farrakhan, qui se sont haïs à mort, des dirigeants arabes tels que Moubarak ou Yasser Arafat, qui mène une lutte héroïque pour la paix à la fois contre Rabin et Peres et à leurs côtés, et les extrémistes du Hamas ou du Hezbollah, les musulmans modérés qui se battent pour l’intégration et les intégristes criminels du GIA.
Il y a une frontière à tracer entre ce qui est souhaitable et ce qui est intolérable. Cette frontière n’est ni raciale ni religieuse. Elle doit séparer ceux qui, quelle que soit leur couleur et quelle que soit leur foi, se réclament de la tolérance et ceux qui la refusent.
Suicidaire et honteux
Il serait à la fois suicidaire et honteux de rejeter les noirs, les arabes, les musulmans. Il faut s’appuyer sur eux, leur rendre un peu de confiance, améliorer leur sort quand il dépend de nous, leur redire avec force que la fraternité et l’amitié valent pour eux comme pour tous.
Ce ne sont pas de vains mots. L’opinion publique n’était-elle pas pour les Afghans contre les Soviétiques ? N’est-elle pas, avec ardeur, pour les Bosniaques musulmans contre les Serbes partisans d’une purification ethnique ? La tâche essentielle aujourd’hui est d’unir la fermeté contre les assassins au rejet de toute forme de racisme, d’intégrisme et d’intolérance.
Il faut plus de courage, et aussi plus intelligence, que dans l’exclusion brutale et inepte de ceux qui n’ont pas notre couleur de peau ou qui ne partagent pas nos croyances. La lutte n’est plus, bien sûr, entre la misérable gauche et la misérable droite. Elle n’est même plus entre conservateurs et révolutionnaires : l’imam Farrakhan ou Malcolm X, ou n’importe quel ayatollah sont de fieffés réactionnaires qui ne valent pas mieux que les nazis ou les staliniens de sinistre mémoire. La lutte est entre ceux qui refusent la violence et le racisme et ceux qui veulent les imposer.
Pas de tolérance pour les ennemis de la tolérance
Il faudra apprendre à être à la fois tolérants et inflexibles. Il faudra apprendre à admirer l’islam et à refuser ses excès. La tolérance doit se combiner avec le refus de l’intolérable.
Pas de tolérance pour les ennemis de la tolérance. Il semble qu’il n’y ait pas d’autre issue à la situation où nous nous trouvons qu’une extrême générosité, pour laquelle, peut-être, à l’exemple de ceux qui se sont tant battus, avant nous, contre le nazisme et contre le stalinisme, il faudra savoir mourir.
Le Figaro 18 octobre 1995
Un malaise général
Peut-être est-ce l’âge qui vient ? Ou peut-être l’approche de l’automne ? Ou encore ces tâches sur le soleil de nous parlent ceux qui savent ? Mais un malaise général étend ses ailes sur nous. Malaise économique, bien sûr mais aussi, et c’est plus grave, intellectuel et moral. L’affaire des camps de Chatila et de Sabra est d’abord un choc moral. Ce qu’il est permis de reprocher à Monsieur Begin et au général Sharon, ce n’est pas tant d’avoir mené une politique pleine de risques et d’avoir gagné en vain des batailles inutiles, ce n’est même pas d’avoir fait ou laisser tuer des civils, des femmes, des enfants par centaines, –d’autres, après tout, en ont tué beaucoup plus sans qu’on fasse tant d’histoires –, non, la faute peut-être plus qu’historique, la faute métaphysique de Monsieur Begin et du général Charonne, c’est d’avoir brouillé aux yeux du monde l’image du peuple juif : ils l’ont fait basculer, en quelque 36 heures, du corps des victimes dans le camp des bourreaux.
Voilà le nom de Begin dénoncé un peu partout sur le même air qu’Amin Dada, ou le général Pinochet, ou tel ou tel tyran sanglant des démocraties populaires. Et c’est un scandale et une douleur. C’est dans ce scandale et cette douleur que se dissimule sans doute la grandeur privilégiée du peuple juif. Nous étions tous s’y habitués à voir les juifs tués par les autres et souffrir par les autres qu’une stupeur angoissée nous saisit à les voir tuer les autres et faire souffrir les autres.
Les massacres de Beyrouth ne constituent pas une exception dans l’histoire passée et moderne des abominations des hommes : les Syriens, les Palestiniens, les Jordaniens, les Irakiens, les Arabes en général, les Iraniens, les Russes, les Allemands et une, et tous les autres, avons tous fait aussi bien – ou aussi mal. Nous pensions simplement que l’État d’Israël était un peu différent. Sabra et Chatila font, au contraire, rentrer les juifs dans la loi commune et sinistre d’une humanité coupable. Le remarquable – y a- t-il plus bel hommage au peuple élu et martyr ? – est que nous soyons bouleversés et stupéfaits.
C’est que depuis des siècles et des siècles, les juifs nous apparaissent comme des persécutés. Le grand secret oublié et divulgué, hélas ! par Begin et Sharon, c’est qu’ils pouvaient et peuvent être des persécuteurs. Ou du moins – car on ne sait toujours pas qui a tenu les armes meurtrières – des complices de persécuteurs. Notre indignation même est ainsi un témoignage de solidarité, d’estime, sans doute d’admiration. Au milieu même de l’horreur, il y a un second motif d’admiration. Les massacres ne manquent ni dans notre histoire dans notre temps. Mais tout l’effort des peuples tend à les dissimuler et à les effacer. Parce qu’Israël est une démocratie, les crimes de Beyrouth, au contraire, ont été connus de tous.
On a beaucoup épilogué sur le point de savoir si le gouvernement israélien était au courant dès le vendredi matin du début des massacres et il aurait mieux fait, bien entendu, d’intervenir aussitôt et de mettre un terme à l’abomination.
Dès le samedi en tout cas – trop tard, beaucoup trop tard pour les victimes innombrables et pour ceux qui les pleuraient – le monde entier était au courant, voyait les images des cadavres éclaboussés de sang, pouvait témoigner de l’étendue du désastre et condamner ses responsables. C’était un crime atroce, non pas lavé, ni excusé, ni même tempéré – mais, enfin, éclairé et jugé par la télévision.
Où étaient les journalistes, et la télévision, et l’opinion publique, et le tribunal des consciences au Vietnam et au Cambodge, en Chine du temps de la révolution culturelle en Afghanistan, en Iran, à Cuba, en URSS ? La différence entre les démocraties et les dictatures n’est pas tant dans la pureté des unes et l’indignité des autres : Il arrive aux démocraties de commettre autant de fautes que les dictatures. La différence est dans le traitement des erreurs. Les démocraties les affichent et les dictatures les dissimulent.
La meilleure méthode pour garder une conscience plus et un casier judiciaire vierge aux yeux de l’univers est de suspendre l’information. Plus de journalistes, plus de nouvelles. L’histoire se déroule à huis clos.
Que de crimes dont nous ne savons rien ! Que de drames dont rien n’a filtré à travers les cloisons étanches de la police totalitaire !
De l’Argentine à Cuba, des tyrannies africaines aux démocraties populaires, que d’hommes et de femmes à jamais disparus ! Katia Kaupp évoque dans le Nouvel Observateur une jeune femme juive, Ida Nudel, déportée en Sibérie pour avoir voulu gagner Israël, et dont personne ne se serait soucié si quelques esprits courageux ne s’étaient inquiétés de son destin.
Que d’Ida Nudel à travers le monde ! Elles n’excusent pas naturellement, les centaines et les centaines de cadavres de Beyrouth. Au moins les victimes de Sabra et de Chatila ne resteront-elles pas ignorées.
Des milliers, des dizaines de milliers, peut-être des centaines de milliers d’autres seront à jamais couvertes du voile de l’oubli et de l’hypocrisie meurtrière.
Le Figaro Magazine 2 octobre 1982
Pérès, Arafat, le courage et le risque
Ce qui se passe sous nos yeux sur cette terre où a vécu le Christ et où sont passées les Croisades constitue un des événements les plus importants depuis la fin du national-socialisme et la chute du communisme. Les racines poussent très loin. Elles recouvrent toute l’histoire qui nous a fait et sur laquelle nous vivons. Leur enchevêtrement avait abouti à une situation bloquée et apparemment insoluble, dont nous étions tous responsables.
Sans remonter au déluge, la décision de créer un État juif sur une terre habitée depuis plusieurs siècles par des Arabes musulmans était lourde de remords et de menaces. Les remords, c’étaient ceux des nations occidentales, épouvantées par le drame de l’extermination des juifs européens sous les coups du national-socialisme. Répondant aux vœux des sionistes, qui se battaient pour le retour des juifs sur une terre qui était aussi la leur, elles avaient décidé de battre leur coulpe sur la poitrine des Arabes et des Palestiniens. Du coup, le monde arabe dans sa totalité, et même le monde musulman, qui déborde le monde arabe, trouvait dans la lutte contre l’État hébreu le ciment nécessaire au camouflage de ses querelles intestines et un motif de guerre perpétuelle. Nulle part la paix n’était autant menacée sur cette terre que nous disons sainte.
Il y a encore quelques semaines, les meilleurs esprits, et les plus pacifiques, pouvaient voir à juste titre dans l’hostilité entre Juifs et Arabes un foyer de violence dont il était impossible de venir à bout. Les Palestiniens voulaient reprendre la terre dont ils avaient été chassés. Les Israéliens voulaient défendre la terre qui leur avait été donnée. Les uns et les autres étaient sûrs d’avoir raison, d’incarner la justice et la vérité. Il n’y avait pas d’issue à une situation qui paraissait figée.
Le mérite immense du gouvernement israélien et d’avoir, d’un seul geste, par un coup d’audace qu’on ne saluera jamais assez, débloqué la situation. Il faut dire et répéter que non seulement la justice, mais aussi la sagesse sont de ce côté-là.
Les armées israéliennes ont remporté l’une après l’autre les guerres où elles étaient impliquées. Mais, ne serait-ce que pour des raisons démographiques, auxquelles s’ajoutent beaucoup d’autres, l’avenir était sombre pour Israël.
La force, dans le moderne, ne suffit plus à régler les problèmes. Dans un monde dominé par la communication de masse, la situation d’Israël se dégradait peu à peu. L’Intifada, la guerre des pierres, était un piège mortel. D’un côté, il était impossible à une armée et à une police de subir sans réagir les attaques dont elles étaient victimes ; de l’autre, la répression devenait intenable. Les Israéliens apparaissaient comme une armée d’occupation ; c’est une position, aujourd’hui, qui ne pardonne pas, Israël disposait dans le monde d’un énorme capital de sympathies. L’intelligence, la mesure, la capacité d’adaptation, le courage des Israéliens, faisaient l’admiration du monde. Mais les Israéliens eux-mêmes sentaient obscurément qu’ils étaient engagés dans une impasse de l’Histoire.
L’immense mérite du gouvernement israélien est d’avoir voulu sortir de l’impasse. Il fait un pas vers la paix. Il a tendu la main aux Palestiniens. L’immense mérite de Yasser Arafat et de l’OLP est d’avoir saisi cette main. Oui, parmi ceux qui veulent la paix dans ce monde, qui ne s’en réjouirait pas ?
Baguette magique
Le rapprochement, à propos de Jéricho et de la bande de Gaza, entre l’OLP et le gouvernement israélien, suffit à transformer, comme par un coup de baguette magique, la situation insoluble où nous nous trouvions il y a encore quelques jours : à l’affrontement entre Juifs et Palestiniens succède un double affrontement entre extrémistes et modérés à l’intérieur de chacun des deux camps. Faucons israéliens et faucons musulmans regardent avec fureur la tentative de rapprochement.
Essayons de comprendre au lieu de condamner. Les Israéliens ont peur. Beaucoup d’entre eux se disent -et comment leur donner tort ? – que leur seule chance de survie est dans les mains de Tsahal. Tout ce qui affaiblit l’armée et la puissance d’Israël est un danger pour l’avenir. Comment être sûr que les territoires accédant à l’autonomie ne seront pas des bases pour un terrorisme de demain, plus redoutable encore que celui d’hier et d’avant-hier ?
Imagine-t-on les sentiments des colons israéliens isolés dans les territoires promis à l’autonomie ?
Du côté palestinien, comment Yasser Arafat, en perte de vitesse, ne serait-il pas accusé par les durs de son camp de pactiser avec l’adversaire ?
Il est très facile, de l’extérieur, de distribuer les bons et les mauvais points. De l’intérieur, la passion est montée à un tel degré que converser avec l’ennemi est un crime inexpiable. Négocier avec lui un arrangement politique est au-delà des mots.
C’est dire le courage dont ont dû faire preuve, pour briser les tabous, et Shimon Pérès et Yasser Arafat. Au moment où ils ouvrent tous deux une voie nouvelle qu’il n’était pas permis d’espérer il y a à peine quelques semaines, comment ne pas penser à un pionnier qui, le premier, a accepté, avec une sorte d’héroïsme au service de la paix, de jeter un pont entre Israël et le monde arabe : Anouar el-Sadate. C’est sur le chemin qu’il a tracé que s’engagent les négociateurs d’aujourd’hui.
Aujourd’hui comme hier, les risques sont immenses. Tout ce que les deux camps comptent de fanatiques va se déchaîner de part et d’autre. Nous voyons en Bosnie les dégâts de la passion nationaliste et religieuse. Les positions sont plus tranchées encore, et les haines plus enracinées, entre Juifs et Arabes.
Le terrorisme va s’en donner à cœur joie. Il va tenter de jeter à nouveau l’une contre l’autre les deux communautés, dont le rapprochement lui est insupportable. Il n’est pas sorcier de prédire que Yasser Arafat est désormais un homme traqué, plus gravement sans doute qu’il ne l’a jamais été par le Mossad.
Il faudra, de part et d’autre, une énergie sans bornes pour empêcher la paix d’être étouffée sous le terrorisme.
Le pari est formidable. Il était plus simple de laisser les choses en l’état. Et peut-être, à court terme, plus rassurant. Mais c’était pour aller, à coup sûr, vers une terrible explosion. C’est pourquoi le coup d’audace d’Israël et de l’OLP est en même temps un coup de sagesse. Tout compte fait, les risques – immenses – d’un accord sont moins grands à moyens ou à long terme que les risques d’un désaccord indéfiniment perpétué sous forme de haine et de violence aux aguets. D’un côté, une certitude de désastre. De l’autre, au sein des dangers et des obstacles innombrables, une espérance de paix
Personne ne peut dire ce qui sortira des événements qui se préparent sous nos yeux. Mais on peut prédire ce qui se passerait si la paix ne l’emportait pas : des massacres sans fin et une apocalypse. C’est pourquoi il faut soutenir de toutes nos forces ceux qui, pour des raisons sans doute très compliquées, et en même temps simples, tentent de se rapprocher.
On peut même imaginer une issue presque radieuse. Les Palestiniens sont une élite au sein du monde arabe. Et chacun sait les capacités et les vertus des Israéliens. Un rapprochement sincère et durable entre Palestiniens et Israéliens ouvrirait des perspectives radicalement nouvelles. Tout dépend non seulement des accords et des textes, mais de l’esprit qui y préside et du sentiment populaire. Il faut tout faire pour que la tolérance l’emporte sur le fanatisme. Et le courage sur les risques.
Le Figaro 7 septembre 1993
Une nouvelle frontière
Le plus frappant, dans les réactions à l’assassinat de Yitzhak Rabin, c’est le contraste entre la consternation des partisans de la paix et les manifestations de joie des extrémistes de Beyrouth, de Tripoli ou de Téhéran. A leur bruyant enthousiasme devant la mort de Rabin se mêlait une ombre de dépit: on leur avait volé leur victime. Inversement, en Israël même, il y a eu des voix qui se sont élevées, avant le crime et après, pour dénoncer la politique de Rabin, ancien faucon passé dans le camp des colombes. Des arabes ont témoigné de leur désarroi à la mort du Premier ministre qui avait serré la main de Yasser Arafat. Et des Israéliens, en secret, ou parfois ouvertement se sont réjouis de l’assassinat.
Beaucoup de juifs ont exprimé leur désespoir à l’idée que le Premier ministre ait été tué par un juif. L’histoire ne manque pourtant pas de juifs meurtriers de juifs. Que le meurtrier de Rabin était un juif est sans doute une amertume morale et un chagrin supplémentaire. C’est une chance historique. C’est le dernier sacrifice de Rabin à la cause de la paix.
Si un extrémiste arabe avait réussi à assassiner le Premier ministre, le fossé se serait encore élargi entre les deux communautés, israélienne et l’arabe. Tout le travail des extrémistes consiste à dresser, par la violence, les communautés les unes contre les autres. Qu’un juif extrémiste ait tué Yitzhak Rabin, c’est le comble de la tristesse et une ruse de la raison, à la fois accablante et pour une fois bénéfique.
Elle permet aux intégristes musulmans d’ajouter le sarcasme à leur satisfaction, mais, loin de mettre en péril la dure montée vers la paix, elle la faciliterait plutôt en montrant au monde arabe modéré que les obstacles sur le chemin de la réconciliation et les sacrifices en sa faveur sont aussi considérables d’un côté que de l’autre.
L’émotion qui s’est emparée des centaines de millions de téléspectateurs qui ont assisté aux obsèques de Rabin et aux paroles bouleversantes de la petite fille de la victime va donner au mouvement vers la paix, désormais incarné par le couple Shimon Peres-Yasser Arafat, qui succède à la triade Rabin-Peres-Arafat, une impulsion nouvelle. Mais surtout, derrière la vague d’émotion aussi légitime, les cartes politiques sont distribuées autrement.
Parce que c’est un juif qui a assassiné Rabin, à l’affrontement entre communautés hostiles va tendre lentement à se substituer l’affrontement entre partisans de la paix et partisans de la haine. Une nouvelle frontière va pouvoir se tracer. Elle passera à l’intérieur de la communauté juive comme elle passera à l’intérieur de la communauté arabe.
C’est un changement considérable. Ce sera la dernière contribution à l’histoire de cet homme d’État exceptionnel qu’était Yitzhak Rabin, il y aura encore – qui en doute ? – de formidables obstacles au retour de la paix dans ce Proche-Orient ravagé. Et, de part et d’autre, s’épaulant et s’encourageant les uns les autres par leur violence même, extrémistes politiques et intégristes religieux feront tout ce qu’ils pourront faire flamber la haine.
Mais la mort de Rabin contribuera puissamment à combattre l’idée de l’enchaînement inévitable des violences entre les deux camps opposés d’Israël et du monde arabe. Il aura montré que la vraie opposition est, dans les deux camps, entre partisans de la paix et partisans de la guerre sans fin.
Il y aura fallu beaucoup de courage. Un courage qui n’était plus mis au service de la guerre, mais au service de la paix. Et qui allait simplement jusqu’au sacrifice final. Par un cruel paradoxe, l’assassinat de Rabin, parce qu’il a été perpétré par un extrémiste de son propre camp, sert la paix au lieu de la détruire, comme ç’aurait été le cas si l’arme du crime avait été tenue par un Arabe.
La dernière leçon de Rabin, c’est qu’il faut rassembler, au-delà de leurs camps d’origine ; les partisans de la paix. Puisse-t-elle être entendue, non seulement dans ce Proche-Orient depuis si longtemps ravagé, mais dans tous les foyers de violence et de guerre.
Le Figaro 9 novembre 1995
Une dictature collective
Un mort mérite toujours le respect. Nous sommes si dépendants des volontés de l’URSS qu’un autre sentiment – un sentiment paradoxal, mais nous ne sentons même plus le paradoxe – vient s’ajouter au respect devant la mort d’Andropov : une sorte d’affectueuse gratitude. Car Youri Andropov n’a pas donné l’ordre à ses troupes de marcher sur l’Europe, il n’a pas déclenché la catastrophe nucléaire, il n’a même pas lancé ses tanks sur la Pologne rebelle. Ah ! Le brave homme ! Il a bien mérité de la paix.
Il suffit de prendre un peu de recul pour que tout devienne surprenant dans nos relations avec Monsieur Andropov. Il y a à peine quinze mois, le nom de Monsieur Andropov ne disait rien à personne. Et puis – par quels canaux mystérieux ? – Le bruit a couru que c’était un grand libéral. Ce qualificatif se combinait assez mal avec ce qu’on a fini par savoir de sa carrière passée : elle s’était déroulée en grande partie au KGB dont il était devenu le patron.
La seule idée que le KGB était dirigé par un grand libéral aurait pu et peut-être dû entraîner quelques doutes. Pensez-vous ! J’ai entendu soutenir avec le plus grand sérieux par des esprits éminents que le maniement du KGB l’avait mis en contact avec le monde entier et lui avait donné des ouvertures sur les démocraties occidentales. Bien sûr… Les services secrets, comme chacun sait, et surtout en URSS, sont une pépinière de grands libéraux et constitue le meilleur apprentissage de la démocratie idéale.
A l’occasion de la mort de Monsieur Youri Andropov, hommage a été rendu – vous l’avez entendu comme moi-même – aux efforts de l’ancien chef du KGB en matière de paix et de désarmement. On aurait pu croire, ma parole, Jaurès, un Briand, un Stresemann soviétique venait de disparaître. Il fallait faire un effort pour se rappeler que, sous son règne, les SS 20 ont continué à être installés à un rythme hallucinant et que tous les moyens – y compris, peut-être, ceux des services secrets si proches de Monsieur Andropov ? – ont été utilisés pour contrecarrer les tentatives occidentales, courageusement soutenues par Monsieur François Mitterrand, d’équilibrage des forces.
Monsieur Andropov n’a pas déchaîné le feu nucléaire. Mais il a fait tout ce qu’il a pu pour renforcer l’Armée rouge et la mettre en mesure d’être plus menaçante que jamais.
Le souci du désarmement et l’amour de la paix n’ont pas été jusqu’à retirer les troupes de l’Afghanistan envahi. Ils n’ont pas été jusqu’à reculer d’horreur devant l’ordre d’abattre un avion civil sud-coréen. Le libéralisme n’a pas été jusqu’à appliquer à Andreï Sakharov le bénéfice des accords d’Helsinki. La vérité est que le système soviétique est si fort que la présence ou l’absence de Monsieur Andropov n’a pas grande importance. Le monde entier se croit obligé de prendre des mines et d’aligner des phrases sur une disparition qui, à beaucoup d’égards, est un non-événement.
Elle l’est d’autant plus qu’elle intervient après un règne de quinze mois et une grave maladie qui a fait de Monsieur Andropov, pendant près de six mois, l’arlésienne invisible de la vie politique internationale. Monsieur Gromyko dirige les affaires étrangères de l’URSS, sans aucune interruption, depuis 1957. Le maréchal Oustinov tient l’armée d’une main de fer. Quels que soient les pouvoirs du Numéro un quinze mois, dans ces conditions, ne pèsent pas très lourd. Toutes proportions gardées, Monsieur Youri Andropov est un peu le Jean-Paul Ier de l’Union soviétique.
Les rites funéraires ont été observés avec une régularité qui aurait quelque chose de comique s’il ne s’agissait pas d’une mort. Le monde s’est émerveillé parce que la fin du maître de l’URSS n’a été dissimulée que pendant vingt-quatre heures. Quel progrès !
Deux symptômes pourtant avaient alerté les spécialistes : la musique classique à la radio, qui avait fait dire aussitôt aux Dupont et Dupond de la kremlinologie qu’il « se passait quelque chose » à Moscou, et le remplacement à la télévision d’une émission de gymnastique par un documentaire. Ce sont des signes qui ne trompent pas. La désignation de Monsieur Tchernenko comme président de la commission des funérailles a bouleversé ensuite ceux qui savent.
Il faut remonter à Saint-Simon et aux querelles du tabouret pour retrouver dans notre histoire quelque chose d’analogue à ces détails de protocole révélateurs de la plus haute politique. À travers le détour du marxisme et de la révolution d’Octobre, le communisme soviétique, appuyé sur toute la structure immobile de la permanence russe, n’a pas mis très longtemps à retourner à un mélange étonnant de féodalisme bureaucratique et demi telle mythologie.
La seule question sérieuse que pose la disparition de Monsieur Andropov c’est celle de son successeur. Que fera-t-il ? La réponse la plus plausible : la même chose que son prédécesseur. À nos yeux d’occidentaux au moins, la désignation du successeur de Monsieur Andropov a tourné tout entière autour d’un problème d’âge et de génération : l’affaire se jouait entre MM Romanov et Gorbatchev – les jeunes – d’un côté et Monsieur Tchernenko de l’autre.
On sait comment elle s’est réglée : par la victoire de l’âge et de l’immobilisme. La nomination du nouveau maître apparent de l’URSS, même si elle ramène au pouvoir un fidèle de Brejnev, a-t-elle beaucoup plus d’importance que le décès de Monsieur Andropov ?
Elle est le fruit de négociations entre les tendances du Comité central et du Bureau politique. La différence entre l’époque de Staline et le régime actuel n’est pas dans je ne sais quelle libéralisation tout illusoire du système. Elle est seulement dans l’évidence de la substitution d’un totalitarisme collectif à un totalitarisme personnel.
Le Figaro-Magazine 18 février 1984
Nous sommes tous des Charlie Hebdo
L’émotion submerge Paris, la France, le monde. Nous savions depuis longtemps que, renaissant sans cesse de ses cendres, la barbarie était à l’œuvre. Nous avions vu des images insoutenables de cruauté et de folie. Nous avions vu des images. Une compassion, encore lointaine, nous avait tous emportés. La sauvagerie, cette fois la sauvagerie, cette fois, nous frappe au cœur. Douze morts, peut-être plus encore. Des journalistes massacrés dans l’exercice de leur métier. Des policiers blessés et froidement assassinés. La guerre est parmi nous. Chacun de nous désormais, sur les marchés, dans les transports, au spectacle, à son travail, est un soldat désarmé.
Nous avions des adversaires. Désormais, nous avons un ennemi. L’ennemi n’est pas l’islam. L’ennemi, c’est la barbarie se servant d’un islam qu’elle déshonore et trahit. Les plus hauts responsables de l’islam en France ont dénoncé et condamné cette horreur. Il faut leur être reconnaissants.
La force des terroristes, c’est qu’ils n’ont pas peur de mourir. Nous vivions tous, même les plus malheureux d’entre nous, dans une trompeuse sécurité. Nous voilà contraints au courage.
L’union se fait autour des martyrs libertaires d’un journal défendant des positions qui n’étaient pas toujours les nôtres. Des journalistes sont morts pour la liberté de la presse. Ils nous laissent un exemple et une leçon.
Loin de tous les lieux communs et de toutes les bassesses dont nous sommes abreuvés, nos yeux s’ouvrent soudain sous la violence du coup. Nous sommes tous des républicains et des démocrates attachés à leur liberté. Mieux vaut rester debout dans la dignité et la liberté que vivre dans la peur et dans le renoncement. Devant la violence et la férocité, nous sommes tous des Charlie Hebdo.
Le Figaro 7 janvier 2015
Jean d’Ormesson
de l’Académie Française
Dieu, les affaires et nous aux éditions Robert Laffont
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« SE PROMENER D’UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE » VOLTAIRE
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Une réponse
Merci Léo Keller pour avoir présenter avec délice la pétulance de Jean D’ormesson.
J’ai partagé votre post sur Facebook.
J’aurai un grand plaisir à vous retrouver lors des conférences de Luc Ferry.
Sincèrement.
Mireille Kalogerakis