"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE

juin 9, 2023

eugène berg 1
La crise ukrainienne de la pensée occidentale.Par Eugène Berg Ambassadeur (e.r) Aout 2022

 

La crise ukrainienne de la pensée occidentale
Par Eugène Berg Ambassadeur (e.r)
Aout 2022

 

Si ne vous vous intéressez pas à l’Ukraine, l’ Ukraine s’intéressera à vous. On peut reprendre ces paroles de Léon Trotski[1], ce fils de l’Ukraine, qui a étudié dix ans à Odessa,  s’agissant de la guerre en cours : « Si vous ne vous intéressez pas à la guerre, la guerre s’intéressera à vous ». Mais en fait, nous nous sommes mis à nous intéresser à l’ Ukraine depuis l’invasion russe un certain 24 février à l’aube à l’heure du laitier, lorsque la Russie a justifié son action en qualifiant le monde occidental d’ »empire du mal et un monde fondé sur le mensonge ».
On en connaît désormais les villes, les paysages, les provinces, les lieux de massacre et d’héroïsme qui  s’ajouteront à  tant  d  ‘autres dans ces terres de sang . Katyn, Babyi Yar…Tel n’aura pas été l’un des paradoxes de l’ action de Vladimir Poutine.
Etat dont il est allé jusqu’à nier l’existence, l’ Ukraine qui  a lentement émergé de sa chrysalide a forgé sa nouvelle identité, dans le sang, les larmes, les grondements des missiles. L’ancien commissaire aux Armées du gouvernement bolchevique, avait déjà dressé un constant sans fard .« En Grande -Russie aussi, la bureaucratie a étranglé et pillé le peuple. Mais, en Ukraine, les choses ont été compliquées encore par le massacre des espérances nationales. Nulle part, les destructions, les épurations, la répression et , de façon générale, toutes les formes de banditisme, bureaucratique n’assumèrent un caractère de violence aussi meurtrier qu’en Ukraine, dans la lutte contre les puissantes aspirations, profondément enracinées , des masses ukrainiennes à plus de liberté et d’indépendance ».[2]

Dmytro Pavlycchko, un Galicien qui présida plus tard la Commission parlementaire ukrainienne des Affaires étrangères, déclara, juste après l’indépendance , à ses compatriotes nationalistes que la Pologne avait changé : « Une nouvelle ère a commencé ».[3]
Comme l’avait dit Leopold Sedar Senghor à propos de la conférence de Bandung, ces mots , au demeurant guère originaux, étaient bien la « répétition générale de l’histoire future ».
Si la Pologne avait été à l’origine de la Seconde guerre mondiale en septembre 1939, peut -être de la guerre froide, puis avait joué un rôle décisif dans l’ébranlement de l’Union soviétique, cette fois -ci c’est sa voisine, avec laquelle elle a partagé une longue histoire de quatre siècles et demi, l’Ukraine qui se situe aux avants -postes de l’histoire. Après 1945, après 1991, 2022, marquera un autre tournant de l’histoire européenne et mondiale.

            Le plus grand conflit qui ait éclaté sur le sol européen depuis 1945 nous interpelle tous. Nous y étions-nous attendus ? En notre for intérieur certainement non, et seule la CIA, par un changement délibéré de stratégie a décidé de faire de la diffusion de l’information une arme.[4] Arme ou manipulation ? Voilà une des redoutables questions à laquelle nous nous devons de répondre, sans laisser ce soin à nos fils  et nos filles.

Alors qu’il ne devait revêtir au départ pour les stratèges russes, qu’un simple aspect local, régional, présenté qu’il était comme le restauration des liens de fraternité entre peuple russe et peuple ukrainien, qui avaient été rompus par la clique des nazis au pouvoir à la solde des Etats -Unis, il est devenu très vite, ce conflit de voisinage, un affrontement d’envergure, géopolitique, sociétal, économique, culturel et existentiel opposant pour l’ archiprêtre Kyrill le Bien et le Mal, et pour Zelensky, la liberté, la souveraineté, la démocratie. Mais s’il est existentiel l’est -il tout autant pour les deux adversaires. « C’est une guerre existentielle pour la Russie. Nous ne pouvons pas la perdre » avoue Sergueï Karaganov,[5] un des grands architectes de la politique extérieure russe, conseiller de Eltsine et de Poutine.
Pour cet intellectuel aux origines juives, le drame de l’Ukraine est aussi un drame personnel, et il n’est pas seul dans son cas. C’est sûrement encore plus vrai pour l’Ukraine, dont la suppression comme Etat indépendant ou souverain a été et reste un des objectifs de la guerre, mais qu’en est-il de la Russie, dont la sécurité était certes menacée à ses yeux par l’extension de l’OTAN, mais d’aucune façon l’ existence de la Russie n’était mise en danger de manière fondamentale.

Les répercussions de cette  guerre qui  a déjà dépassé en longueur la moyenne des quelque 400 guerres répertoriés depuis 1814 – 5 mois, sont globales, durables  , profondes. Pour la première fois , la grande puissance mondiale qu’est la Chine a pris aussi nettement position sur une question ayant trait au Vieux Continent. Pour sa premièrement sortie post Covid, effectuée à l’étranger, Vladimir Poutine, lors de l’inauguration des JO d’hiver, a signé avec son ami Xi Ji Ping, qu’ ‘il rencontrait pour la 38 è fois depuis l’arrivée de celui -ci au Zhongnanhai…, un communiqué de pas moins de seize pages annonçant l’avènement d’une ère nouvelle, post occidentale , marquée par la multipolarité la souveraineté des Etats, et le rejet des valeurs occidentales. Bien des pays du Sud, de l’ancien Tiers monde, touchés plus ou moins durement ont proclamé que cette guerre n’était pas la nôtre, reprenant  ce proverbe africain «  lorsque deux éléphants se battent c’est l’herbe qui souffre ». Ainsi si l’OTAN, dont Vladimir Poutine souhaitait la disparition, a connu une renaissance, le non -alignement , devenu vieillard moribond a également ressuscité

Si les États font la guerre et si la guerre fait les États, selon le sociologue Charles Tilly, alors cette guerre en Ukraine et pour l’Ukraine aura forgé un nouvel ordre mondial. Avec Volodymir Zelensky, juriste de formation, nous assistons bien , à l’ avènement du dernier Etat -nation d’ Europe, lequel connaît une sorte de baptême du feu en se confrontant à son ancienne puissance tutélaire impériale.
Alors que jusqu’ à présent beaucoup d’analystes avaient adopté une grille de lecture binaire de la société ukrainienne : d’un côté les Ukrainiens de l’ Est, russophones et qui seraient pro -russes, et de l’autre, leurs concitoyens de l’Ouest, ukrainophones, donc pro -occidentaux .Ces lignes de clivage sont de plus en plus obsolètes, et dorénavant le clivage est générationnel, et il oppose les partisans d’un ancrage à l’Ouest aux tenants des nostalgiques de l’empire soviétique. Dans le contexte de la guerre actuelle, que nous observons, chaque jour , comme à la loupe, la figure héroïque de Zelensky apparaît clairement aux yeux du public occidental, pas habitué à voir un chef d’Etat démocratiquement élu obligé de prendre des décisions qui engagent la vie et la mort de ses concitoyens.

Le fait que les responsables politiques européens se pressent désormais à Kyiv est révélateur, sans doute parce que le courage personnel de Zelensky questionne les consciences d’Européens qui voient revenir sur le continent le spectre de la guerre et s’interrogent sur l’ attitude qu’ils adopteraient dans une telle situation.[6]

D’ores et déjà, l’ OTAN, dont Emmanuel Macron avait diagnostiqué la mort cérébrale en novembre 2019, s’est métamorphosée et a effectué une stupéfiante renaissance. Avec l’entrée attendue de la Finlande et de la Suède, deux pays traditionnellement neutres, c’est à une mutation d’ampleur à laquelle on assiste.
Même la prudente Suisse commence à s’interroger. Le camp occidental sérieusement ébranlé par le retrait précipité des États-Unis de Kaboul à la mi-août 2021 et par la signature de l’accord AUKUS, à la mi-septembre s’est réunifié et élargi en intégrant Japon, Corée du Sud et accessoirement Singapour. La guerre en Ukraine, est-ce la manifestation de la nouvelle guerre froide, est-ce un nouvel avatar du conflit Est -Ouest, a réveillé un mouvement, un réflexe du non-alignement qui s’était assoupi après la chute de l’URSS. ?
Cette guerre européenne , localisée quant à son théâtre a introduit une faille entre ce monde euro -atlantique élargi, attaché aux droits de l’homme, la démocratie parlementaire, le multipartisme, la liberté de la presse et d’opinion, l’alternance au pouvoir, et un vaste ensemble aux contours imprécis, mouvants, pour lequel cette guère n’est pas la sienne. Ainsi une bonne partie des Africains, des pays du Golfe, et des pays comme l’Inde ou l’Indonésie, dit se sont abstenus de condamner Moscou, soit se sont abstenus, soit se sont contentés à émettre des déclarations générales condamnant le recours à la force et appelant à une solution pacifique, négociée de la crise.
Mais à mesure que le conflit se prolonge, s’intensifie, se durcit la netteté de ces lignes de clivage tend à s’estomper, comme en témoigne le début de prise de distance du Kazakhstan, traditionnellement le plus fidèle allié de Moscou dans son arrière-cour de l’ Asie centrale, au secours duquel la Russie était accourue dans les premiers jours de janvier.

En dehors de ses répercussions géopolitiques, stratégiques, politiques, durables, cette crise, cette guerre en Ukraine entre deux pays frères, issus du même rameau de la Rus’ de Kiev, a d’ores et déjà d’énormes conséquences économiques, commerciales, technologiques et financières .Elle touche directement les marches énergétiques (la Russie exportant 12% du pétrole mondial et % du gaz . Elle est en passe de créer une famine mondiale susceptible de toucher, selon l’ONU, 1,7 milliard d’individus, alors que les effets du changement climatique se font chaque jour plus redoutables, avec la sécheresse qui frappe l’Inde avec des températures atteignant les 48 °C.
En recourant massivement au charbon et pire au lignite, afin de réduire leur dépendance vis- à vis du charbon et du pétrole russe, maints pays européens, mais aussi la Chine, l’Inde et ;auront certainement rendus hors de portée la réalisation de l’objectif de l’accord de Paris de décembre 2015, de réduire la hausse des températures « si possible « à moins de 1,5°C. Nous en sommes déjà à plus 1,2°C depuis le début de l’ère industrielle, et pour atteindre l’objectif de moins de 1,5 C, nous devrions diminuer dans les trois années à venir nos émissions de gaz à effet de serre ( GES) de 7 à 8% par an d’ici 2030, alors que le hausse après le confinement mondial a repris au rythme de 4% par an.

La guerre en Ukraine, qui, au-delà du cas de ce pays que Vladimir Poutine, voulait récupérer dans le giron « impérial « russe, soit neutraliser à la finlandaise ou à la suisse, a sérieusement ébranlé, sinon mis à bas tout l’édifice de la sécurité européenne et euro -atlantique. Mais il est vrai que celle-ci n’était que façade depuis que les États -Unis, pris par l’Hubris consécutif à la chute de l’URSS et à l’effacement temporaire ont décroîtra émet met tout le tissu des accords d’armes control qu’ils avaient mis en place depuis les années 1960 à la suite de la crise des missiles de Cuba, d’octobre 1962, au cours de laquelle le monde aurait frôle le risque de guerre nucléaire, alors que ce risque, cette menace nous accompagne désormais quotidiennement, les canaux de TV russe, montrant à l’envi que Paris peut -être atteint en 200 secondes et les îles britanniques réduites à l’état de cendres en 220 secondes.

En 1958 en réponse aux menaces proférées par l’ambassadeur soviétique, venu rendre visite au général de Gaulle à l’ Élysée, en pleine crise de Berlin, ce dernier s’est levé, lui a serré la main et a pris congé par ces mots : « Eh ! bien monsieur l’ ambassadeur nous mourrons ensemble ». Cette fois-ci le président Joe Biden a bien averti avant l’entrée en guerre qu’aucun soldat américain ne mourrait pour Kiev.

« Je ne voudrais pas faire un jour la guerre pour Dantzig », dit en 1919, Lloyd George, l’un des quatre grands négociateurs du Traité de Versailles. Vingt ans plus tard, Anglais et Français, sac au dos, n’en partirent pas moins « mourir pour Dantzig », prétendant empêcher Hitler de faire main basse sur le grand port de la Baltique.
À la question posée par l’IFOP, récemment fondée en 1938, faut-il s’opposer par la force à, la mainmise allemande à Dantzig, 76% des sondés en France répondent par oui. [7]L’histoire se répète avait prévenu Karl Marx, une fois comme tragédie, la seconde comme comédie. Mais de comédie, il n’y point sur les rives du Dniepr, ou du Dniestr, sur les côtes de la mer Noire ou aux environs de Tchernobyl.

 


La béquille du Temps fait plus de besogne que la massue de fer d’ Hercule

Où nous mènera cette guerre ? Quand s’arrêtera – -t -elle ? Y aura -t-il des négociations, un traité de paix ou un simple armistice ? Angoissantes questions auxquelles nul à ce jour ne saurait répondre. L’histoire nous enseigne que lorsque les hommes de guerre déposent leur glaive, parole est donnée aux diplomates. À eux, s’ils apparaissent légitimes, de saisir le moment le plus opportun pour intervenir, de se montrer habiles, d’utiliser savamment le « secret, qui évite la bataille d’ego, les affrontements directs sur la place publique et qui , par sa souplesse, en se donnant parfois le temps, permet de tester bien de solutions originales.
De s’appuyer aussi sur une force suffisante, matérielle ou morale. D’où l’importance de disposer d’un outil militaire adapté aux défis de son époque.
Aux diplomates d’ être patients et déterminés, car « la béquille du Temps fait plus de besogne que la massue de fer d’ Hercule » écrivait Baltasar Gracian dans L’ Homme de cour, conseil de prudence toujours utile à l’heure des tweets. Car la diplomatie reste un art des comportements humains – de ceux qui doivent être savamment calculés. Les États exécutent des figures, poursuivent des desseins, envisagent des constructions qui s’enchaînent les unes aux autres et dont la fréquence produit un certain équilibre. Un ordre est créé.
Certes il est condamné à n’être qu‘éphémère. On sait qu’il sera un jour appelé à disparaître, mais on s’y accroche comme le fera Metternich de 1815 à 1848 lorsqu’il se résolut à quitter la scène européenne qu’il avait tant contribué à forger.

Au 9 mai, sur la place Rouge, on n’en était pas là ! Mais quand donc dans la tête de Poutine a germé l’idée de l’invasion de l’ Ukraine ? Le saura -t-on jamais ?

Avant que les archives, les révélations, les mémoires ne dévoilent quelques secrets ou indices nous voilà réduits aux conjectures. Certainement l’idée a dû lui venir entre le printemps 2018 et l’ été 2020. Il a été réélu sans encombre, comme à l’accoutumée, en mars 2018, pour un nouveau mandat, cette fois ci de six ans. En août 2020 le pouvoir de son voisin, devenu son affidé Loukachenko vacille.
N’ y voit-on pas la main de l’Occident. À Kiev, un jeune et inexpérimenté président, un clown est arrivé au pouvoir. Est- ce un interlocuteur valable ?
D’autant plus qu’il semble s’être moqué du maître du Kremlin, le 9 décembre 2019, lors de la réunion du format de Normandie, en souriant à l’évocation des accords de Minsk, qui étaient alors, répétons l’alpha et l’Omega pour Vladimir Poutine, bien que formellement la Russie n’en fît pas partie.
Le processus s’enclenche, l’heure des procrastinations est terminée . Survient la pandémie du Covid, Poutine s’isole dans sa résidence de Novo Ogarevo .Il délègue la gestion de la pandémie au gouvernement, aux gouverneurs, au maire de Moscou, Sobianine ancien chef de son administration présidentielle. L’ affaire Navalny a creusé encore plus le fossé avec les Européens, Angela Merkel surtout qui est allée rendre visite au célèbre blogueur à l’hôpital de la Charité de Berlin. À la Maison- Blanche, son « ami » et admirateur Donald Trump est remplacé par une vieille connaissance qui n’a pas hésité à le traiter de tueur » avant de le qualifier de « boucher ».

Après son trimestre « raté », du fait du Covid Vladimir Poutine est parvenu à faire adopter sa révision constitutionnelle, poursuivant un triple objectif : perpétuer le poutinisme en gravant dans le marbre ses principes fondateurs, résoudre le « problème 2024 » date de l’achèvement de son quatrième mandat, relancer une dynamique politique qui tendait à s’essouffler du fait de la disparition de l’effet Crimée., qui avait alors hissé son taux de popularité à 82, 3% d’opinions favorables contre 60, 6% quelques mois auparavant. Mais très vite il a dû faire face à une série de difficultés, apparues en août, autant de points de friction avec les pays occidentaux.

La crise en Biélorussie -pays qui, – maintient les liens les plus étroits et les intérêts les plus prononcés avec le « grand frère », l’affaire de l’empoisonnement de son principal opposant Alexeï Navalny, à Tomsk, certainement perpétré par les services de sécurité locaux, initiative entièrement avalisée par le Kremlin, les manifestations qui se poursuivaient à Khabarovsk, dans l’Extrême Orient russe, se sont ajoutées aux effets du coronavirus, et de la chute de l’économie – 8,5% au 2ème trimestre selon les statistiques officielles.
Parmi tous ces facteurs c’est très certainement celui concernant la Biélorussie qui a joué le rôle décisif. La perspective de voir peu à peu la Biélorussie lui échapper et s’orienter à terme vers une sorte d’alliance informelle avec la Pologne, la Lituanie, dans une sorte de République des deux Nations -nouvelle version, ne pouvait que réveiller d’antiques craintes de l’ancienne Moscovie , celle de voir resurgir un regroupement entre Pologne- Lituanie – Biélorussie – Ukraine que l’on peut qualifier de syndrome de Hadjac. Dans les années 1930 déjà le maréchal Pilsudski a lancé l’idée de l’Intermarium ,une sorte d’alliance politico-militaire qui rassemblerait les pays de la Baltique à la mer Noire, avec pour but d’isoler la Russie.
De fait la perspective de voir surgir à ses portes un bloc de 100 millions d’habitants ne pouvait que provoquer à Moscou les plus vives alarmes. Ce n’était nulle fantaisie, maints responsables ukrainiens ayant caressé l’idée de la constitution d’une alliance allant d’Ankara à Tallin dont le but serait de contenir la Russie[8], l’Ukraine formant le maillon central d’un nouveau cordon sanitaire autour de la Russie, ce qui suscitait chez elle à, la fois la crainte, mais lui fournissait la justification d’ être assaillie par des puissances extérieures, lui permettant de cultiver son slogan de « forteresse assiégée » un trauma plongeant dans l’histoire profonde de la Russie des tsars et de la patrie du socialisme.

Vladimir Poutine s’est assuré de ses arrières, il a modifié la Constitution à sa guise coulant dans le marbre les principes qui lui sont chers, et qui en creux sont un anti-Occident décadent et en déclin. Il a les coudées franches pour rester au pouvoir jusqu’en 2036. Reste à accomplir l’œuvre de sa vie, celle qui fera de lui, l’ancien gamin des rues de Saint- Pétersbourg, sinon légal, mais le commensal de l’homme immortalisé dans la statue le Cavalier de pierre.
Si l’effondrement de l’URSS est la pire catastrophe géopolitique du XXe siècle, on a beau avoir ajouter que celui qui ne la déplore pas n’a pas de cœur, mais celui qui veut y revenir n’a pas de tête », les temps ont peut -être changé depuis qu’il a prononcé cette phrase répétée depuis à satiété.
Ramener l’Ukraine, sinon dans le giron de la Grande Russie, mais a minima l’empêcher de perdre seule son envol , d’empêcher qu’elle spitz une menace pour sa sécurité, préoccupation , au demeurant fort légitime ,mais à laquelle les « collègues « occidentaux n’ont pas répondu, États -Unis en tête . Dès lors personne n’a pu ou voulu arrêter la boule de feu qui a éclaté le 24 février à 5 h05 du matin. Kiev, Kyiv s’était déjà éveillé.
Dira -t-on un jour de Poutine , ce que Voltaire dans son Histoire de Charles XII, avait dit de ce dernier : « Il a porté toutes les vertus de Héros à un excès où elles deviennent défauts et où elles sont aussi dangereuses que les vices opposées ».

En tout cas ce conflit fratricide aura fait découvrir l’Ukraine, son histoire, sa physionomie, sa culture , ses richesses, longtemps dissimulés ou occultés. Pourtant les Français ont entretenu de longue date des rapports étroits avec l’ Ukraine, depuis Anne de Kiev, qui devint, en 1054 ; l’épouse du roi. Après leur mariage à Reims, alors que le souverain français en forme de signature n’a apposé qu’une croix, son épouse elle a calligraphié avec précision son nom. Le premier géographe de l’Ukraine, auteur d’une Description de l’Ukranie, en 1660, est Guillaume Le Vasseur, sieur de Beauplan ( 1595 – 1685). L’œuvre de Beauplan restera longtemps le seul ouvrage de référence sur cette partie de l’Europe, étudiée par les diplomates de Louis XIV à celui de Napoléon .
Evoquant les Tatars qui séparaient le mari et la femme, les parents et les enfants pour les amener en Turquie ou en Crimée, il décrit les pleurs et les gémissements de ces malheureux Rus « Car cette nation chante en pleurant… ». Mais c’est Voltaire qui a parlé le mieux de l’Ukraine dans son Histoire de Charles XII, roi de Suède : » L’Ukraine a toujours aspiré à être libre, mais entourée de puissants voisins, elle devait chercher un protecteur, et donc un maître ».

Sans le charme de Marie Waleewska, Napoléon aurait peut -être suivi son idée de Napoléonide, nom que sur recommandations de Boissy d’Anglas ( 1756 – 1826), il voulait conférer à un Etat cosaque indépendant- pour affaiblir l’ Empire russe, plutôt que d’embrasser la cause polonaise[9].

Ce plan caressé par Vergennes et Choiseul, repris par Hauterive et Antoine de Saint Joseph, aurait permis d’ouvrir une route vers les Indes et le Caucase, mettre disposition de la France les énormes réserves de blé, de chevaux et d’hommes que contenait cette région aux espaces illimités. -t-on pas retrouvé cette idée chez bien des conquérants, chefs d’ Etat, désireux d’ affaiblir l’ours polaire. Ce fut déjà le dessein de Charles XII qui conclut à cet effet une alliance avec le cosaque ukrainien, l’ hetman Mazeppa, ce sera plus tard, l’objectif d’Hitler qui joua la carte ukrainienne contre la Grande Russie.

Là est l’origine du syndrome de la forteresse assiégée, qui a traversé les siècles de l’histoire russe, et qui a resurgi avec une force inédite chez Vladimir Poutine.
Là est bien le drame qui n’ a cessé d’alimenter les rapports entre Moscou et Kiev, entre Grands Russiens et Petits -Russiens, entre aspiration à l’ Europe et attachement au monde russe.».

Si depuis le 11 septembre 2001, une crise majeure a éclaté tous les sept ans, cette fois-ci on est en présence d’une crise majeure, globale, systémique d’une ampleur sans précédent annonciatrice de l’entrée dans une ère nouvelle, celle de la période de la fin de la post -guerre froide ( 1990/1991 – 2021/2022). Crise économique et financière , ouverte en septembre 2008, « révolution » de Maidan, « annexion » de la Crimée et déclenchement de la guerre dans le Donbass, en 2014- 2015.

Mais cette fois –ci le 24 février, soixante-six ans après, jour pour jour, après le discours de Nikita Sergueïevitch Khrouchtchev, au XXe Congrès du PCUS, éclatait la guerre en Ukraine, événement de portée mondiale, dont la Russie est le principal maître d’œuvre:
« Camarades! Le Comité central s’est déclaré résolument contre le culte de l’individu. Nous considérons que Staline a été encensé à l’ excès ».
C’est cet événement de portée mondiale, aux multiples et certainement durables répercussions qu’il s’agit à la fois d’éclairer et de replacer dans son environnement . Accord nucléaire iranien, menaces chinoises sur Taïwan, ajoutons à ces crises, la brève crise qui a fait irruption au Kazakhstan, qui aurait servi de galop d’essai à l’ « opération militaire spéciale » déclenchée le 24 février 2022, en Ukraine, et la situation sécuritaire au Sahel, où la Russie n’a pas caché d’y déloger la France, toutes ces crises qui s’aiguisent et qui sont en un certain sens interconnectées, constituent l’arrière -plan dans s’est déployée la guerre, la plus importante qui ait éclaté sur le sol européen. Impliquant une grande puissance, elle nous fait   entrer dans une nouvelle ère, aux contours encore imprécis mais avec laquelle nous sortirons de la période de ‘l ‘après-guerre froide.

Ainsi, après le 12 mars 1947 ( doctrine Truman), la crise des missiles de Cuba (octobre 1962), la chute du Mur et l’ effondrement de l’URSS, le 24 février est appelé à devenir une date fondatrice, marquant à la fois une démondialisation, une désoccidentalisation et une nouvelle coupure du monde.

Qui mieux que les grands écrivains comme Goldoni dans La Villégiature ou Musil, dans L’homme sans qualité ont su relater ces fins de monde, ces attentes mélancoliques d’une catastrophe fatale. Tout ordre passe.

L’auteur qui a peut-être le mieux exprimé cette fin d’un  d’un monde, fut Anton Tchékhov. La Cerisaie dont la première eût lieu au Théâtre d’art de Moscou le 17 janvier 1904, au moment même où éclatait la guerre russo-japonaise décrit la fin prochaine d’une classe nobiliaire terrienne, oisive qui sera balayé par le tempête révolutionnaire de 1917, alors que l’Empire subissait de la part du pays du Soleil Levant un premier et rude assaut.
Il nous cogne « à l’âme » dit le metteur en scène Éric La cascade. Nostalgie d’un monde disparu, illusions perdues, sentiment douloureux d’un certain ordre qui s’effiloche, c’ est aussi tout ce qui nous a cogné à l’âme un certain 24 février.

Eugène Berg
Ambassadeur (e.r)

Notes

[1] Lev Bronstein, dit Trotski est né le 7 novembre 1879 à Ianovka, un village du sud de l’Ukraine , près de Kherson . A neuf ans, sa mère une femme très cultivée, l’envoya faire ses études à Odessa

[2] Œuvres, vol.21 Institut Léon Trotski, Paris, 1986 p.125.

[3] La reconstruction des Nations, Pologne, Ukraine, Lituanie, Bélarus 1569 – 1999 NRF Gallimard , 2017 p. 408

[4] Les nouvelles menaces sur notre monde vues par la CIA, Préface d’ Adrien Jaulmes et Lucas Menget, Equateurs Document, 20022, p .15.

[5] Entretiens avec Politique Internationale n° 176 été 2022.

[6] Volodymyr Zelensky , Dans la tête d’un héros » , Régis Genté et Stéphane Siohan, Robert Laffont, 2022, 196 pages

[7] in L’Abîme, 1939-1945, J.B. Duroselle, Imprimerie Nationale, 1982. 556 Éditoriaux de l’Œuvre, du 4 mai 1939 de Marcel Déat.

[8] Iouriy Loutsenko, ancien ministre de l’Intérieur en 2005, puis Procureur général en 2016, Entretien à Politique internationale, n° 152 été 2016, Ukraine : d’une révolution à l’autre.

[9] Tetiana Andrushchuk et Danièle Georget Dictionnaire amoureux de l’ Ukraine, 2022, les Français et l’Ukraine, p.153.

Biographie Eugène Berg
– Ministère des Affaires Étrangères
Direction des affaires politiques, puis au Service des Nations unies et Organisations Internationales.
Adjoint au Président de la Commission Interministérielle pour la Coopération franco-allemande.
Consul général à Leipzig (Allemagne).
Ambassadeur de France en Namibie et au Botswana.Ambassadeur de France aux îles Fidji, à Kiribati, aux Iles Marshall, aux Etats Fédérés de Micronésie, à Nauru, à Tonga et à Tuvalu.

 

 

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