"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE

mai 28, 2023

Dominique schnapper1
La démocratie peut-elle survivre à la haine? Par Dominique Schnapper

La démocratie peut-elle survivre à la haine?
Dominique Schnapper

Telos 21 janvier 2020

La haine toute particulière qui s’attache à notre président trop jeune et trop brillant ne devrait pas dissimuler qu’elle s’étend aujourd’hui dans tous les domaines de la vie sociale. Dans la démocratie, où tous les postes et les statuts sont en principe ouverts à tous, les individus ne cessent de se mesurer et de se comparer les uns aux autres. Comme l’a écrit mon collègue Danielo Martucelli, la jalousie est l’expression pervertie de l’égalité. Les sociétés démocratiques, on le sait depuis Tocqueville et on l’observe tous les jours, nourrissent la passion de l’égalité. Et la jalousie, quand elle devient féroce, se transforme aisément en haine.

Les réseaux sociaux jouent un rôle central à cet égard. La députée Laetitia Avia porte aujourd’hui une proposition de loi pour lutter contre les torrents de haine qui s’y déversent. Sous couvert d’anonymat et sans contrôle extérieur, les réseaux diffusent une haine qui ne s’attaque pas seulement aux princes qui nous gouvernent, aux personnalités connues (qu’on écrase quand elles sont en difficulté), mais aussi à des victimes clouées au pilori parce qu’elles sont modestes ou faibles et ne savent pas se défendre.
Des adolescents sur lesquels s’est acharnée une meute de camarades de classe ou de voisins se sont suicidés. Inutile de rappeler que l’antisémitisme, condamné par la loi, y est particulièrement à l’honneur sous toutes ses formes, plus ou moins sophistiquées. L’intention de la proposition loi est évidemment louable, mais peut-on espérer contrôler par la loi l’immense pouvoir de la technique ? [1]

Or la démocratie repose sur le respect de l’Etat de droit et, en particulier, sur la reconnaissance des minorités politiques (éventuellement liées à des minorités sociales ou ethniques), toujours susceptibles de devenir majoritaires. Elle se caractérise par l’élaboration d’un espace public commun à tous où les citoyens peuvent débattre rationnellement pour définir leur destin. C’est là évidemment une idée et non une description de la manière dont se déroule effectivement la vie politique. Mais c’est une Idée régulatrice de ce déroulement. Les citoyens comme les hommes politique doivent dialoguer et admettre que l’autre a le droit d’avoir un point de vue différent du leur – même c’est finalement la position de la majorité qui sera adoptée.

Le dialogue respectueux est une exigence qui se décline à tous les niveaux : entre les citoyens, entre les élus et les électeurs, à l’intérieur des partis politiques, entre les partis politiques, dans toutes les institutions de la vie publique. Une démocratie convenable doit éliminer non les sentiments de sympathie et d’antipathie qui naturellement unissent et opposent les personnes et sont inhérentes à toute vie sociale, mais les formes pathologiques de ces sentiments qui conduisent à la haine. Par-delà leurs sentiments personnels, les hommes politiques doivent reconnaître à leurs adversaires la légitimité de militer sur des positions différentes des leurs.

La haine fait partie de ces passions tristes qui opposent les uns aux autres les individus, elle est sans doute inévitable. Mais, si son expression s’étend dans l’espace public, si elle devient l’un des principaux éléments qui animent la vie sociale et contraignent les décisions politiques, elle devient un danger. La logique de l’ordre démocratique impose à tous les hommes publics, quels que soient leurs sympathies et leurs antipathies, de manifester leur considération à l’égard de ceux qui leur sont opposés dans le combat politique.
On a souvent ironisé sur la familiarité qui pouvait régner entre des députés quand ils se retrouvaient dans la buvette de l’Assemblée nationale après s’être affrontés en termes forts dans l’hémicycle, mais c’était traduire la solidarité avec le concurrent politique. Quand Jacques Chirac a été victimes d’un grave accident de la route, ses adversaires politiques ont produit des communiqués de sympathie, cela ne signifiait rien sur leurs sentiments, mais reconnaissait symboliquement sa légitimité en tant que responsable politique.

Une Constitution n’est pas seulement un ensemble de dispositions juridiques, elle impose de conformer à certains usages et autres règles tacites de fonctionnement. Il importe que les hommes politiques se conduisent d’une manière « décente », pour reprendre le terme de George Orwell. Ils peuvent se détester – tout semble montrer qu’ils ne s’en privent pas -, mais l’expression de leur haine doit être contrôlée dans l’espace public par les usages : ce contrôle signifie que chacun reconnait que son adversaire en tant qu’homme politique, est légitime. En conséquence, jusqu’à une date récente dans les démocraties stabilisées, la manifestation d’une haine personnelle et les injures étaient sinon exclues, du moins limitées dans le débat public.

L’explosion récente d’un vocabulaire politique nouveau et l’échange d’injures qui trop souvent prend la place du débat argumenté sont préoccupants. La communication que privilégie le président Trump contribue à un style peu cadenassé, pour user d’un euphémisme. Mais elle s’inscrit dans une histoire plus longue. Dès le début des années 1900, avant le succès politique de Trump, Newt Gringrich et son équipe avaient distribué des mémos destinés aux candidats républicains, en leur enjoignant de dénoncer leurs adversaires démocrates en les qualifiant de                    « lamentables », « bizarres », « parjures », « antidrapeau », « antifamille » et « traitres »[2].
Pendant la campagne de 2008, le candidat Barack Obama fut constamment accusé d’être « socialiste », né au Kenya, secrètement musulman, « anti Américain », bref de ne pas être un « vrai » Américain. La publication de son acte de naissance et la preuve de la fréquentation de son Eglise n’eurent aucun effet sur ce délire.
Au cours de sa campagne présidentielle de 2016, dans les réunions électorales de style ancien, Donald Trump a contesté à Hillary Clinton sa qualité de rivale légitime en la qualifiant sans trêve de « criminelle » et en répétant inlassablement qu’elle devait « aller en prison ».
Il applaudissait ses partisans scandant en hurlant : « Enfermons-là ». A la veille du scrutin, il a refusé de s’engager à admettre les résultats de l’élection présidentielle si elle ne lui était pas favorable, contestant ainsi non seulement l’honneur de l’autre candidate, mais celui de tout le système politique du pays. On s’interroge sur les conséquences dans la vie publique du premier amendement de la Constitution assurant la pleine liberté d’expression.

À la lumière de l’exemple américain où le style du président élu se trouve en harmonie avec les passions d’une majorité d’électeurs (même si Hillary Clinton a recueilli plus de voix), les réactions des hommes politiques aux vœux du président de la République française paraissent encore décentes. Il n’en reste pas moins que la dénonciation des « élites » et la haine qu’elles suscitent tiennent lieu de philosophie politique à un nombre croissant de citoyens.
La destruction des lieux de luxe – une des sources de l’économie française – et la dégradation des permanences des députés de la majorité et des bureaux des syndicats réformistes, les attaques personnelles contre des membres des forces de l’ordre témoignent de la diffusion d’une haine intense.
Les dérives qui marquent inévitablement le maintien de l’ordre par des forces de l’ordre sollicitées depuis des mois renforcent le phénomène en un véritable cercle vicieux. Cette haine généralisée est inquiétante dans la mesure où la démocratie est un régime où chaque citoyen doit respecter la dignité de l’autre, même s’il s’oppose à lui dans ses choix politiques.

La haine est dysfonctionnelle. Si elle règne sans contrôle, elle peut être une étape dans les processus par lesquels les démocraties, fragiles, pourraient mourir. Les démocrates peuvent avoir – doivent avoir – des adversaires politiques, mais ils ne doivent pas avoir d’ennemis.

Dominique Schnapper

Publié in https://www.telos-eu.com/fr/politique-francaise-et-internationale/la-democratie-peut-elle-survivre-a-la-haine.html

[1]. Monique Dagnaud, « Réguler Internet ? Même pas en rêve », Telos, 10 novembre 2019.
[2] Précisions empruntées à Steven Levitsky, Daniel Ziblatt, La Mort des démocraties, Calmann-Lévy, coll. « Liberté de l’esprit », 2019 (2018).

Publié dans Telos

Telos le 21 Janvier 2020

Dominique Schnapper est la fille de Raymond et Suzanne Aron.
Dominique Schnapper termine ses études en histoire et en sciences politiques à Sciences Po. En 1967, elle a obtenu un doctorat en sociologie à la faculté des lettres de Paris.
Dominique Schnapper traite principalement de la sociologie historique, ainsi que des études sur les minorités, le chômage, le travail et la sociologie urbaine, et depuis les années 1990 aussi avec le concept de nation et de la citoyenneté.
Elle a été membre du Conseil constitutionnel de 2001 à 2010, nommée par Christian Poncelet, alors président du Sénat.
Depuis les années 1980, elle est directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Elle est également présidente du Musée d’art et d’histoire du judaïsme1et présidente de l’Institut d’études avancées de Paris.
Elle obtient en 2002 le prix de la fondation Balzan pour la sociologie.
Depuis février 2016 à janvier 20192, elle est présidente du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme (DILCRA).
En décembre 2017, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer la désigne pour devenir la présidente du futur Conseil des sages de la laïcité.
Décorations et distinctions
Officier de la Légion d’honneur
Commandeur de l’Ordre national du Mérite
Officier des Arts et des lettres
Prix de l’Assemblée nationale 1994 pour La communauté des citoyens Paris : Gallimard.
Prix Balzan 2002 pour la sociologie.
Prix du livre politique 2007 pour Qu’est-ce que l’intégration ?
Prix du livre antiraciste 2011 de la LICRA.
Ouvrages parus
L’Italie Rouge et Noire, Paris, Gallimard, 1971
Juifs et Israélites, Paris, Gallimard, « Idées », 1980
L’Épreuve du chômage, Paris, Gallimard, « Idées », 1981 ; rééd. 1994
Six manières d’être européen sous la direction d’H. Mendras, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences Humaines », 1989
La France de l’intégration, sociologie de la nation en 1990, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences Humaines », 1991
L’Europe des immigrés, essai sur les politiques d’immigration, Paris, Francois Bourin, 1992
Les Musulmans en Europe sous la direction de B. Lewis, Paris, Observatoire du Changement Social, 1992
La Communauté des citoyens, sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 1994
Contre la fin du travail avec Philippe Petit, Paris, Les Editions Textuel, 1997
La Relation carcérale : Identités et rapports sociaux dans les prisons de femmes de Corinne Rostaing, Dominique Schnapper (Préface), Paris, PUF, « Le lien social », 1997
La Relation à l’Autre. Au cœur de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 1998
La Compréhension sociologique, Paris, PUF, « Quadrige », 1999
Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, « Folio », 2000
Questionner le racisme , Paris, Gallimard, 2000
La Démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2002
Au Fur et à mesure : Chroniques 2001-2002, Paris, Odile Jacob, « Sciences Humaines », 2003
La Communauté des citoyens, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2003
Diasporas et nations avec C. Bordes-Benayoun, Paris, Odile Jacob, 2006
Qu’est ce que l’intégration?, Paris, Gallimard, « Folio actuel », 2007
Les Mots des diasporas avec C. Bordes-Benayoun, Toulouse, Presse de l’université Le Mirail, 2008
La Condition juive. La tentation de l’entre-soi avec C. Bordes-Benayoun et F. Raphaël, Paris, PUF, « Le lien social », 2009
Une Sociologue au Conseil Constitutionnel, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2010
La Démocratie providentielle : Essai sur l’égalité contemporaine, Paris, Gallimard, « Folio actuel », 2010
La Juridicisation du politique de Jacques Commaille, Laurence Dumoulin et Cécile Robert, préface de Dominique Schnapper, Paris, L’extenso LGDJ, 2010
L’Engagement, Paris, Fondapol, 2011
La Compréhension sociologique, Paris, PUF, 2012
Les Juifs dans l’orientalisme, Théo Klein, Laurence Sigal-Klagsbald et Laurent Héricher, Paris, Flammarion, 2012
Travailler et aimer, Paris, Odile Jacob, 2013
L’Esprit démocratique des lois, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2014 – Prix littéraire Paris-Liège 2015
Intellectuels et juifs en France aujourd’hui : De l’enthousiasme des années 60 à la déception des années 2000 avec Jean-Claude Poizat, Paris, Le Bord de l’eau, 2014
Où va notre démocratie ? avec Stéphane Rozès, Pascal Perrineau, Philippe Raynaud, Jean-Pierre le Goff, Alain Blondiaux, Yves Sintomer, Patrick Savidan, Jean-Michel Helvig, Alain-Gérard Slama et Pierre-Marie Vidal, Paris, Éditions de la Bibliothèque publique d’information, 2014, Open édition : sur le site de la bibliothèque du Centre Pompidou [archive]
La Disqualification sociale : Essai sur la nouvelle pauvreté de Serge Paugam, préface de D. Schnapper, 1991, PUF ; rééd. avec nouvelle postface de l’auteur 2015, Open édition : sur CAIRN.INFO [archive]
La République aux 100 cultures, Strasbourg, Arfuyen, « La faute à Voltaire », 2016
Réflexions sur l’antisémitisme avec Paul Salmona et Perrine Simon-Nahum, Paris, Odile Jacob, « OJ.SC.HUMAINES », 2016
De la démocratie en France : République, nation, laïcité, Paris, Odile Jacob, 2017
La Citoyenneté à l’épreuve. La démocratie et les juifs, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 20

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commentaires

Une réponse

  1. le bon sens hérité de Raymond Aron survivra-t-il aux utopies suicidaires des nouveau disciples d’Orwell (ou Docteur Folamour?) qui se parent des valeurs d’un monde passé?

    De quelle démocratie peut-on encore parler dans une contexte d’instauration de règles totalitaires qui deviennent la norme?

    Les anciennes valeurs spirituelles des religions n’ont plus droit de cité et laissent place à
    une nouvelle religion de la peur de la liberté (le discours du grand inquisiteur dans les « freres karamazov » de Dostoievski sonne tout à coup étrangement actuel !)

    Les nouvelles formes de guerres secrétes contre les peuples donnent, par la dictature de la peur, aux dirigeants prétexte à leur pérennité

    Les apprentis sorciers religieux qui se réjouissaient de la venue de calamités pour la rédemption d’un monde à la dérive en deviennent eux mêmes des victimes collatérales!

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