"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE
mars 23, 2023
En Occident, la crise du Covid-19 aura au moins permis de remettre sur le devant de la scène les priorités que constituent la santé et l’alimentation alors que le débat public s’était depuis quelques années focalisé sur les questions environnementales stricto sensu. Les Objectifs du développement durable n°2 (alimentation) et n°3 (santé) définis par la communauté internationale pour le cycle 2015-2030 se retrouvent ainsi dans la lumière et les questions liées au climat ou à la biodiversité (ODD 13, 14 et 15) paraissent, un temps, reléguées.
Face à la « guerre » déclarée contre la pandémie, vient naturellement la question de l’organisation géographique de la lutte. Comme le disait Yves Lacoste1 , « La géographie, çà sert à faire la guerre » ou à la perdre par défaut d’une bonne maîtrise du terrain. Force est de constater que jusqu’à présent, tant à l’échelle mondiale qu’européenne, le coronavirus a trouvé un allié objectif dans l’incapacité des sociétés humaines à se structurer spatialement contre lui. Nous paraissons aussi démunis collectivement qu’il y a environ un siècle et la grippe espagnole, pandémie beaucoup plus dévastatrice au demeurant sur le plan humain. Il y a un siècle : avant la Société des Nations, l’ONU, la CEE et l’Union européenne. Quelle permanence, quel aveu d’impuissance collectif.
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A l’échelle Monde d’abord, nul besoin de revenir sur les conséquences du développement des échanges humains via les affaires ou le tourisme dans la diffusion de la maladie de l’Asie à l’Europe via la Chine centrale et l’Italie du Nord. Nous évoluons dans un système économique largement ouvert. Il faut en payer le prix sanitaire tout en s’assurant d’une capacité de réaction rapide en cas de débordement.
Plus inquiétant au fond est le constat de l’éclatement de la chaîne de valeur qui rend un continent entier, le nôtre, totalement dépendant d’importations asiatiques pour l’alimentation en masques de protection ou en réactifs en vue de la préparation des tests de dépistages. La stratégie de confinement suivie par la plupart des pays est directement fonction de la capacité ou non de circonscrire l’étendue du problème par un dépistage d’ampleur.
Faute de cerner la contamination, la protection maximale est de mise dans une société du risque qui sombre dans la société de la peur.
La France, comme la plupart des pays européens, est désormais à la merci de commandes passées à l’étranger pour parer au feu d’une contagion invisible. Il est bien difficile de dire si les annonces faites par le gouvernement seront honorées et à quel terme. Nous ne sommes en vérité plus maîtres des moyens de notre santé publique.
Le cas de l’Italie est plus emblématique encore avec une « aide humanitaire » de la Chine, de la Russie et de Cuba pour bénéficier de l’appui de médecins, approvisionner le pays en masques et ainsi tenter de limiter les conséquences humaines de l’effondrement de son système de santé.
Ce « monde à l’envers » questionne sur la capacité de macro régions, y compris parmi les plus développées, à maintenir une certaine autonomie stratégique sanitaire.
En allant plus loin, sur le chapitre alimentaire cette fois, et alors que la réforme de la politique agricole commune (PAC) est de nouveau en débat dans le cadre du nouvel Agenda financier communautaire 2021-2027, il conviendrait de ne pas oublier qu’en période de pandémie, notre capacité, nous Européens, à assurer l’approvisionnement de nos populations reste essentielle et que le libre-échange et sa théorie économique fondatrice de recherche de l’avantage comparatif relatif touche à ses limites.
Que se passerait-il si, demain, nous étions dépendants d’importations de produits alimentaires d’origine américaines en cas de blocage des frontières maritimes ? La crise remet l’Europe face aux fondamentaux de sa plus ancienne politique publique alors qu’elle s’apprêtait, si ce n’est à la renier, du moins à la rognier (Degron, décembre 2018).
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A l’échelle européenne, problématique est le constat d’une absence quasi-totale de coordination communautaire sur la réponse à donner à la diffusion de la maladie sur le « vieux continents ». Selon les termes de l’article 168, article unique du Titre XIV dédié à la « Santé publique » du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, les Etats-Membres sont compétents en matière de santé, y compris lorsque le problème les dépasse largement : « L’action de l’Union est menée dans le respect de la responsabilité des Etats membres en ce qui concerne la définition de leur politique de santé, ainsi que l’organisation et la fourniture de services de santé et de soins médicaux. »
De là, une situation ubuesque qui voit le Sud de l’Europe décider de confinements plus ou moins drastiques alors que la Suède et les Pays-Bas, sans parler du Royaume-Uni3 qui n’est plus formellement membre de l’UE, préfèrent adopter une « stratégie d’immunité collective » qui laisse libre court à la propagation du virus. Et l’Union de décréter, lors du Conseil européen exceptionnel du 17 mars, la fermeture des frontières de l’Espace Schengen pour une durée de 30 jours en laissant le soin aux Etats-Membres de rétablir ou non le contrôle aux frontières intérieures.
A l’impuissance européenne d’endiguer le Covid-19 s’oppose la force d’un système de contrôle budgétaire des Etats qui lui, depuis le Traité de Maastricht (1992) jusqu’au Traité budgétaire européen (2012), n’aura fait que mettre la pression sur les dépenses publiques dont celles nécessaires à la couverture maladie, lorsqu’elles sont couvertes par les administrations publiques (APU), et sans parler des dépenses d’investissement pourtant nécessaires à la gestion des grandes transitions du siècle qui s’ouvre (Degron, septembre 2018).
Ajoutez à cela que l’Union laisse la bride longue à la fiscalité des Etats-Membres qui sont tous engagés dans une course au dumping fiscal et qui voient s’éroder, année après année, leur recette d’impôt sur les sociétés et vous aboutissez à la fonte des moyens fondamentaux de l’action publique (Degron, 2018 et 2019). Faute d’avoir été anticipée, la crise sanitaire permet cependant d’interrompre, pour « une durée indéterminée », la rigueur budgétaire commune : une décision du Conseil ECOFIN du 23 mars 2020 suspend ainsi l’application des critères de déficit et de dette publics. S’en est-il fait du fameux Pacte de stabilité et de croissance (PSC) ?
Dans ce contexte européen déliquescent, faute de cohérence et d’anticipation, il revient finalement aux gouvernements nationaux et, en France, aux communes d’accompagner les populations dans une crise d’ampleur mondiale dont l’Union est devenu l’épicentre. Aux médecins, infirmiers ou aides-soignants ainsi qu’aux forces de l’ordre, policiers nationaux ou municipaux, de monter au front. Ici, la stratégie laisse place à l’action, les généraux désemparés passent la main aux « poilus » blancs et bleus qui montent au feu sans les protections adaptées.
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De cette brève analyse géo-structurée, qui renvoie à nos travaux de recherche depuis plus de dix ans (cf. bibliographie ci-dessous), découle des éléments d’explication de la crise actuelle mais aussi des pistes, empreintes d’incertitude, pour éviter des contagions plus dramatiques encore à l’avenir.
Rappelons en effet que pour l’instant, malgré tout, la mortalité du Covid-19 demeure relativement faible.
Suite à cet avertissement, le « jour d’après », la globalisation économique saura-t-elle s’autoréguler pour préserver des autonomies stratégiques macro régionales en matière sanitaire et alimentaire au prix d’un renchérissement des coûts et d’une diminution des marges ?
L’Union saura-t-elle mieux qu’actuellement se coordonner sur des questions aussi essentielles d’intérêt commun sans toucher au champ de la décision à majorité du Conseil qui marque seule une authentique politique européenne ? Rien n’est moins sûr. Pour l’instant, le fait national l’emporte et marque le repli de l’Europe, encore une fois. L’épisode que nous traversons, conjoncturel, révèle en fait des faiblesses structurelles de l’organisation spatiale de nos politiques publiques les plus fondamentales.
A l’Union, aux régions et aux intercommunalités, la gestion des questions économiques et environnementales « en temps de paix » ; aux Etats, départements, communes, le soin des questions sanitaires et sociales quand tout va mal. La dispersion des compétences participant au développement durable, au sens global des ODD, qui était jusque-là pointée à bas-bruit (Degron, 2007, 2008 et 2012), saute désormais aux yeux et touche à la préservation de la vie même des gens.
Au-delà des problèmes sociaux-économiques et sanitaires que posent ces dysfonctionnements institutionnels, la remise en cause du modèle de gouvernance européen ne manquera pas de faire le lit des populismes ou nationalismes de tous les bords.
Victime collatérale de la crise du Covid-19 et de la décomposition institutionnelle commune, l’Union elle aussi perd son souffle et risque fort de rentrer en salle de réanimation. La régulation publique européenne a sans doute perdu une bataille sur l’autel d’un manque d’organisation spatiale efficace. Espérons qu’elle ne perdra la guerre du pouvoir « l’élection d’après ». L’Europe, a plus que jamais, besoin d’un traitement de cheval.
Robin Degron
23 Mars 2020
Notes
1Yves Lacoste, 1976. « La géographie, çà sert, d’abord, à faire la guerre », Ed. Maspero.
2 Ulrick Beck, 1986, réed. 2001. « La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité. », trad. de l’Allemand par Louis Bernardi. Ed. Aubier.
3 Le Royaume-Uni a fini par mettre en œuvre le confinement, une semaine après la France, le lundi 23 mars 2020.
Robin Degron est ancien élève de l’ENA, professeur associé de droit public à l’université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne (HDR Géographie), maître de conférence à Sciences Po et conseiller scientifique de Futuribles. Docteur en géographie économique, DEA en biométrie ancien ingénieur de l’ENGREF, Directeur d’un EDPA à la HPA de Dauphine.Rédacteur en chef adjoint de la Revue Gestion&Finances publiques.
Il est l’auteur de six livres et de plusieurs articles sur le développement durable et l’organisation spatiale des pouvoirs sous contrainte financière, thème de son HDR.
Robin Degron est en outre Conseiller spécial auprès de France Stratégie.
Haut fonctionnaire des finances, Robin Degron a eu des expériences administratives multiscalaires et construit une réflexion sur le développement durable des territoires d’Europe, son organisation, ses moyens.
Conseiller référendaire à la Cour des comptes, Première chambre (2015-2018).
Références de l’auteur
Livres
– The new European budgetary order, Bruylant, Septembre 2018.
– La France, bonne élève du développement durable ?, Collection Doc’en poche, La Documentation française, octobre 2012.
Articles
– « L’échelle critique de la gouvernance territoriale », revue Pouvoirs locaux, numéro spécial des 30 ans de la revue, n°114 (II) octobre 2019.
– « Les démocraties européennes à l’épreuve de la mondialisation à travers le cas du Brexit », revue Politiques et management public, pp. 133-139, vol. 36, n°2 (2019).
– « L’agenda financier Europe 2027 : Une quête de croissance, des cohésions qui s’érodent », Gestion&Finances publiques, pp. 112-120, n°6, novembre-décembre 2018.
– « Les finances publiques, témoins de l’inertie des institutions européennes et françaises », Revue française de finances publiques, pp. 167-183, n°122, avril 2013.
– « La décentralisation et la construction européenne face au développement durable », revue Pouvoirs locaux, pp. 131-139, n°92, I/2012.
– « L’Union européenne, les régions, les agglomérations et les pays : Quelle géoalliance dans le mouvement de globalisation ? », revue Pouvoirs locaux, pp. 35-41, n°77, II/2008.
– « Etat, départements et communes : une géoalliance sociale en crise », revue Pouvoirs locaux, pp. 25-33, n°75, IV/2007.
Communications
– En France (Janvier 2019 à Paris), conférence sur « La planète ou le peuple, faut-il choisir ? », évènement organisé par le Groupe d’études géopolitiques (GEG) de l’Ecole normale supérieure de Paris (texte en ligne)
https://legrandcontinent.eu/2018/12/10/la-planete-ou-le-peuple-faut-il-vraiment-choisir/
– “The EU in front of the investment’s wall”, Actes du colloque de l’Université du Kent, du 7 décembre 2018, à Canterbury, sur l’avenir de l’Europe, à paraître aux Presses de l’Université du Kent.
– En France (Octobre 2018 à Paris), conférence sur « Pour des budgets qui relancent l’investissement en Europe », évènement organisé par la Société d’encouragement pour l’industrie nationale et le Mouvement Européen – France (texte en ligne)
http://www.industrienationale.fr/pour-des-budgets-qui-relancent-leurope/
https://www.youtube.com/watch?v=trsbLCZ5mKI
– « La dette est-elle soluble dans la Constitution ? Oui mais pas en France et c’est tant mieux pour l’Europe ! », Actes du colloque de le Société française de finances publiques, le 15 mai 2018, à l’Université de Reims, sur la dette publique, parus dans la Revue de Gestion et de Finances publiques, n°4, juillet-août 2018.
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