"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE

juin 5, 2023

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Le conflit du Moyen-Orient ou les poupées russes

 

 

 

 

Première partie

Winston Churchill avait accoutumé de dire: « Never let a good crisis go to waste.”
Au grand galop, Vladimir Vladimirovitch Poutine chasse nos obsédantes hésitations. S’il en était toutefois besoin !
L’observateur qui se contenterait de scruter les événements du Moyen-Orient à la seule aune de la bestialité de Daesh ou du drame qui a déjà tué plus de 250 000 personnes en Syrie se condamnerait à une vision parfaitement amétrope.
Mao Ze Dong, grand démocrate devant l’Eternel, disait finement : « Quand le sage montre la lune, l’idiot, lui, regarde le doigt.»
Ce conflit, pour atroce qu’il soit, ne nous semble pas pour autant le principal qui agite la planète. Ne serait-ce que parce qu’il souffre d’un handicap majeur et d’une absence de vision abyssale. Il n’a ni unité de commandement (ce qui est un peu gênant pour mener une guerre), ni objectif précis. Conquérir le monde, même harnaché des oripeaux terroristes relève davantage du fantasme et de la peur. Ce ne sont pas 30 voire 50000 barbares qui viendront à bout des démocraties.

L’on peut nourrir une certaine prévention, voire le considérer comme une bête d’aversion, le Camarade Colonel du KGB est tout sauf idiot. Sur l’échiquier géopolitique, il ne cesse de marquer des points.
D’aucuns arguent et soutiennent que Poutine défend les intérêts de ce que l’on appelait autrefois le monde libre. Rassurons-les et rassurons-les très vite. Ils sont peut-être sortis, comme aimait à le dire Raymond Aron, de l’église stalinienne – en l’occurrence poutinienne – mais non de la confusion mentale.

Le retour vers la Russie éternelle.

Il nous semble que l’essence de la politique étrangère de Poutine aspire à retrouver les couleurs de l’Eurasianisme tout en évitant d’être encalminé comme le « Junior Partner » de la Chine. Car au Moyen-Orient, Poutine s’il espère vendre très chèrement la peau de l’ours aux chinois, escompte bien, mêmement et bellement, engranger des dividendes auprès d’occidentaux ankylosés pour de multiples, trop, multiples raisons dans une relative léthargie.
Avec l’ombre portée du « canard laqué » chinois, il brandit la bouteille de vodka pour assouvir les vieux rêves de la Russie éternelle.

La barbarie frappe au Moyen-Orient. Que le lecteur veuille bien nous pardonner une remarque que d’aucuns jugeront -et à juste raison- cynique. Quid novi ?
Quid Novi, d’autant plus qu’à vouloir jauger comme l’élément déterminant du conflit ses racines religieuses, certes réelles, mais non séminales et en tout cas non suffisantes, on occulte dangereusement quatre faits qui, assurément, n’ont pas causé mort d’homme.
Pour autant ils chantournent la Weltanschauung de Poutine du nouvel ordre du monde.
Quels sont-ils ? Contentons-nous à ce stade de l’analyse de les rapporter sans souci de leur importance relative.
– Constructions désormais fréquentes par les chinois de pistes d’aéroport dans les îles tant disputées de mer de Chine.
– Inauguration à Moscou de la plus grande mosquée d’Europe sous la présidence de Poutine et avec l’aimable participation de Recep Tayip Erdogan, de Noursoultan Nazarbaïev, de Mahmoud Abbas, et du Grand Mufti de Russie. On ne saurait rêver d’une parentèle plus noble et plus prestigieuse.
– Abandon officiel en 2014 du dollar comme monnaie d’échange par la Chine et par la Russie.
– Enfin élaboration d’une nouvelle doctrine nucléaire russe concomitamment avec de vraies percées technologiques de l’armement chinois. Après le Liaoning acheté à l’Ukraine, la Chine construit son deuxième porte-avions, certes à pont recourbé.
Et entre-temps Xi Ji Ping s’amuse en croisière à Washington.

Cela ne signifie ni un retour à la guerre froide – que le tout-puissant laisse reposer en paix Karl Marx et Staline – ni l’amorce d’un début de conflit mondial. Mais cela exprime et exprime fortement que l’hégémon américain (pour simplifier) se verra à l’avenir sérieusement écorné.
Que veut Poutine ? Quels sont ses moyens, ses atouts ? Ses forces et ses faiblesses ? Enfin comment envisage-t-il – ou pas – la sortie de crise ?
Et d’ailleurs la désire-t-il vraiment ?
Finalement à partir de quel moment l’Occident devra-t-il cesser de naviguer entre les rives escarpées et étroites d’une admiration béate ou d’une détestation craintive vis-à-vis de Poutine ? Quels choix s’offrent à nous ?

Que veut Poutine ?

Notre postulat de départ : ce conflit du Moyen-Orient n’est pas- tant s’en faut- le souci majeur de Poutine. L’homme a une réelle vision planétaire pour son pays. Il attend et piaffe d’impatience devant ce qu’il considère comme la juste revanche de l’Histoire. Dans sa rhétorique – parfois matamoresque – à l’ONU ou au sommet du G20 à Antalya, il évoque, voire convoque le juste courroux de l’Histoire.
Poutine en dépit de ses promesses de foi de premier communiant n’est pas intervenu – en tout cas pas uniquement ou principalement – dans ce bourbier pour éliminer Daesh et la menace terroriste.

Il s’est immiscé au Moyen-Orient et s’y ingérera pour protéger, projeter et promouvoir ses seuls intérêts. Vouloir croire et faire accroire à toute force qu’une coopération voire une nouvelle Sainte Alliance des oppositions à la barbarie est possible, relève soit d’une utopie bien-pensante soit d’une dystopie craintive. Cela témoigne en tout cas d’une profonde méconnaissance historique.
« Si la Russie n’a guère eu de peine à sacrifier les intérêts de ses alliés, on n’a pas pu la décider à sacrifier les siens. »1

Comprendre Poutine afin de ne pas vaguer quant à ses intentions. Que le lecteur veuille bien nous autoriser un emprunt à un orfèvre en la matière. Orfèvre car il possède un vrai discernement historique qu’il a su mettre – et à profit – dans ses négociations stratégiques avec l’URSS dont finalement selon le bon mot savoureux et prémonitoire du Général de Gaulle : « La Russie boira le communisme comme le buvard boit l’encre. »

Henry Kissinger donc ! « La mémoire des Etats est l’épreuve de vérité de leur politique. Plus élémentaire a été une expérience, plus profonde sera sa marque sur l’interprétation du présent à la lumière du passé à laquelle se livre une nation. Il arrive même parfois qu’une expérience soit si traumatisante que la nation devienne prisonnière de son passé. » 2

Formaté et parfaitement formaté à l’école du KGB, les soubassements religieux ne sont pas en haut de l’agenda de sa politique étrangère. Le substrat de celle-ci ressort davantage de la revanche de la géographie pure et dure. Chez Poutine on part du Heartland et l’on prend l’exacte mesure du voisin chinois. Tout procède de là; tout y aboutit !
Poutine cherche donc à se poser d’abord vis-à-vis de la Chine puis à se reconstruire vis-à-vis du vieil ennemi américain. L’on pourrait ajouter le caractère- pas toujours rationnel il est vrai-de son tropisme allemand.

L’ébauche de son partenariat stratégique avec Téhéran relève aussi, mais pas seulement, de son désir de se montrer indispensable. Il peut ainsi protester de la vacuité de la menace nucléaire iranienne qui- selon lui- n’aurait été que pur fantasme !
« It was not about the hypothetical iranian threat wich never existed » 3
Chez Poutine le renvoi d’ascenseur n’est pas qu’une simple politesse.

Que l’on ne s’y méprenne point, au-delà des vicissitudes et de ce qui a de fortes chances de demeurer un accroc, il n’a pas renoncé à approfondir son partenariat énergétique stratégique avec Ankara.
Ces deux pays lui permettent d’ambitionner ses intérêts, d’architecturer son Eurasianisme et d’éployer sa force militaire, condition sine qua non, des lustres d’une politique étrangère retrouvée.

A Lattaquié, Poutine veut bien combattre Daesh –mais en tout cas pas tout de suite – néanmoins il ne voudra en aucune façon se mettre le monde musulman à dos. Eviter la contagion bien entendu, allumer les brandons de 15 % de sa population est donc hors de question. Il doit tenir compte que les islamistes se radicaliseront et ne sont plus cantonnés désormais au seul Caucase Nord mais qu’ils vivent dans toute la Russie. Pour le moment Poutine gère un islam encore faible en Russie, et les deux tiers de ces imams ont plus de 70 ans.
Pour autant il existe, selon les estimations, plusieurs milliers de cellules salafistes qui se réclament de la mouvance radicale Hizb ut-Tahrir. On évalue leur nombre à 1 million. Quand bien même ne prônent-t-il pas la violence, ils considèrent l’intervention russe comme une guerre injuste contre l’islam. Poutine, prendra en compte ce fait, dans tous les cas de figure.
Son fan-club des penseurs européens d’extrême droite aurait bien tort de se réjouir.

Alors que veut-il ? Challenger l’Ouest, se mesurer aux USA, compter pour Pékin. Étendre son influence jusqu’aux mers chaudes, vieux rêve de la politique tsariste. C’est là son antiphonaire. La Russie compte bien entendu sur le symbole éclatant de ses exportations militaires. (Elle est aujourd’hui le deuxième exportateur avec 27 % des exportations mondiales, les USA 31 % source Sipri). Elle veut également, et c’est plus récent, exporter son énergie et son savoir-faire nucléaire.
Enfin mais ce n’est pas son souci principal, elle veut stopper l’expansion djihadiste sur son flanc sud. Quoiqu’il en eût, son tourment fondamental et nodal est la Chine. Habile manœuvrier Poutine s’offre – à grands renforts de communication complaisamment relayée- de se poser en héraut et défenseur des minorités chrétiennes.
Se voulant porteur de l’Eurasianisme – et l’on sait l’influence d’Alexandre Dugin sur lui – il se doit bien entendu d’habiter et d’habiller cette posture. Si tant est que l’on puisse discerner des signaux contradictoires dans sa politique syrienne, ils reflètent l’ordre des priorités de sa politique étrangère qui est aussi le consensus minimal des différents courants qui se réclament de l’Eurasianisme. 4

Chez Poutine, et c’est en ce sens qu’il a une vraie vision stratégique mondiale, ces différents facteurs s’emboîtent, se complètent et se confortent mutuellement. Déterminer quel est le chainon structurant demeure une énigme doublée d’un mystère comme le disait si délicieusement Winston Churchill.
Ce que l’on peut affirmer avec une quasi-certitude c’est que l’Eurasianisme demeure son émerillon d’affourche.

Ensuite restaurer la grandeur passée. Restaurer la grandeur passée, aux yeux de Poutine, injustement, hautement, scandaleusement brigandée lors de la chute du communisme par les Américains et honteusement abaissée, déshonorée et profanée par Boris Eltsine, demeure l’objectif quasi obsessionnel de Poutine. Il enchérira et achètera à haut prix le témoignage de l’aigle de la Russie tsariste guidant la puissance de l’ours soviétique. « But Putin’s recent address to Russia’s Federal Assembly was more a reflection of his resentment of Russia’s geopolitical marginalization than a battle cry from a rising empire.” 5

Même pour Poutine, la Syrie ne sera pas une promenade de santé. Echafauder, ordonnancer et propulser aussi rapidement, massivement et efficacement un corps expéditionnaire, encore peu nombreux certes, mais complexe est à la portée de fort peu de pays. Être entré presque par effraction en Syrie rehausse de façon considérable le prestige de la Russie et donc de Poutine. À n’en pas douter c’est déjà un premier gain appréciable même s’il est non quantifiable.
Napoléon disait et cela explique aussi l’aventure de Poutine: « Tout s’use ici, je n’ai déjà plus de gloire, cette petite Europe n’en fournit pas assez. Il faut aller en Orient: toutes les grandes gloires viennent de là. »

La Syrie remake de l’Ukraine !

Ayant été boudé, mis à l’écart, voire ostracisé par Barak Obama et par ses pairs lors du sommet de Brisbane, son discours à l’ONU a pour lui le goût délicat, subtil et finement parfumé d’une chapellenie.
Quand bien même sa prestation onusienne ne restera-t-elle pas aussi célèbre que le discours de Churchill à Fulton le 5 Mars 1946, l’on aurait grandement tort de la négliger.
“However, the bloc thinking of the times of the Cold War and the desire to explore new geopolitical areas is still present among some of our colleagues.” 6
“First, they continue their policy of expanding NATO. What for? If the Warsaw Bloc stopped its existence, the Soviet Union have collapsed and, nevertheless, the NATO continues expanding as well as its military infrastructure. Then they offered the poor Soviet countries a false choice: either to be with the West or with the East. Sooner or later, this logic of confrontation was bound to spark off a grave geopolitical crisis. This is exactly what happened in Ukraine, where the discontent of population with the current authorities was used and the military coup was orchestrated from outside — that triggered a civil war as a result.” 7

Point n’est besoin d’un ajustoir pour s’apercevoir de la vitesse à laquelle Poutine s’est délesté des habits étiqués, étriqués et rapiécés de l’Empire reçu en héritage. Les crispations d’un antan (pas si lointain) reflets d’une anxiété agressive laissent peu à peu la place à une politique parfaitement pourpensée et dont la maturité impeccable et remarquable lui permet de ne pas sur- réagir lors du crash de l’avion russe abattu par la Turquie.

Entendons-nous si le personnage de Poutine ne nous inspire pas un respect démesuré, sa politique étrangère et la maestria avec laquelle il l’a conçoit, l’administre et l’exécute forcent la considération et l’admiration.
Alcide de Gasperi aurait pu écrire à son propos ce qui était destiné à Andreotti : « Personne n’est à l’abri de certaines fréquentations. Même Jésus-Christ, parmi ses 12 apôtres avait Juda. »
Avec des moyens encore amputés et reséqués, la Russie est véritablement de retour. Désormais bon chien chassant de race en dehors de son pré carré.

Pour quels bénéfices ?

Pour Poutine l’alliance nécessaire de la Russie avec la Chine et que commande la raison ne peut souffrir un duopole Chine USA. Ses virevoltes aériennes où il se rêve sinon en soliste virtuose, à tout le moins en chef d’orchestre impérial et impérieux sont pour lui le moyen de ne pas être un simple figurant dans le jeu chinois mais bien un deus ex machina. Il est pour le moment seul face au partenaire rival. Tant que les chinois ne seront pas sur zone, Poutine jouit d’une certaine gravitas vis-à-vis de Pékin.
C’est là un deuxième bénéfice non négligeable. Pour le Margrave de Moscou toute impétration est bonne à prendre. Et celle-ci lui tient particulièrement à cœur.

Dans le couple Pékin-Moscou, tumultueux mais désormais menaçant, Moscou se refuse à jouer les veuves délaissées. Amants diaboliques certes ! Mais la dame d’atour, alias Poutine, possède un savoir-faire, des moyens militaires qui sont tout sauf des affiquets et que Pékin ne maîtrise pas encore totalement. En outre les relations personnelles entre Xi Ji Ping et Vladimir Vladimorovitch Poutine reflètent de profondes et nombreuses connivences.

Il est un quatrième acolyte avec Rohani et presque à égalité que tout prédispose à rejoindre ce couple que seul l’Amour en son fleuve sépare : Erdogan.
Si la noce a été momentanément interrompue les bans n’ont point été définitivement fermés. Lors de la normalisation qui ne manquera point d’arriver les béatilles y seront là pour ferrer leurs intérêts bien compris.

Une des caractéristiques particulièrement intéressantes du Moyen-Orient est que les retournements d’alliances peuvent être rapides, brutaux et complets. De la même façon que les cours du pétrole sont devenus erratiques et partant ne sont plus vraiment significatifs, la diplomatie moyen-orientale emprunte la figure du rock and roll ou des claquements de porte du théâtre de Feydeau !
Il n’empêche le résultat tangible de l’aventure de Poutine en Syrie est qu’il est désormais regardé tout autrement par Pékin. Quand bien même si Xi Ji Ping laissera Poutine s’embarrasser à Damas, il a dorénavant pour lui les yeux de Chimène ou plutôt, mais en apparence seulement, ceux de Mao pour Staline. Dans la Cité interdite, Poutine n’est pas Khrouchtchev. Pour autant et en parfait remake du piège tendu par Staline à Mao en Corée, le lecteur se rappellera une analogie avec le jugement porté par Kissinger : « En induisant l’Autriche à occuper une position majeure en Italie, Pitt espérait éliminer la rivalité qui l’opposait à la Prusse en Allemagne et qui avait si souvent fourni prétexte à Paris pour intervenir. » 8
A Pékin les écrits d’Henry Kissinger sont lus comme les Saintes Ecritures !

Troisième avantage, Poutine pour prix de son intervention en Syrie (et reconnaissons-le les candidats ne font pas montre d’un zèle excessif) voudrait que l’on oublie sa virée criméenne et ukrainienne. Tel le Saint-Siège, il estime, en quelque sorte, qu’il s’agit là d’une annate.
Pour autant, nous n’avions pas condamné son intervention dans son étranger proche, sans toutefois considérer que ces territoires étaient son alleu.
Magnanime, ou plus surement, sachant saisir l’opportunité lorsqu’elle se présente, Poutine se dit prêt à diminuer- sinon le nominal de la dette ukrainienne-à tout le moins les modalités de remboursement. Tout dépend du point de vue de l’observateur.
Et pour parfaire son offre, il accompagne cette renonciation par des frappes aériennes contre Daesh pour la première fois coordonnées avec l’ASL et les USA.

Si un observateur attentif y voyait là un lien avec une possible levée des sanctions contre la Rodina en février 2016 cela ne saurait être que pure coïncidence. Cette hypothèse est désormais plausible sinon pour cette fois-ci en tout cas pour le coup d’après. Bornons-nous à constater que les accords de Minsk II sont désormais globalement respectés.

Pour Poutine, l’Ukraine est le salaire de la Syrie ! Ite missa est !

L’analyse du conflit par Poutine

Poutine considère la crise du Moyen-Orient comme le résultat de la confrontation Est-Ouest. Ce serait même selon lui un remake de la crise ukrainienne qui serait elle aussi artificielle. L’OTAN serait d’autant plus responsable de la crise que le Pacte de Varsovie a été dissous. Toujours selon lui, l’Ouest après avoir exacerbé d’autres conflits gonfle à outrance les convulsions voire Daesh à seule fin d’évacuer la Russie des principaux théâtres d’opérations.
Au passage il se permet l’éloge des Nations Unies: «But we consider the attempts to undermine the legitimacy of the United Nations as extremely dangerous. « Et pour éviter qu’ils: «They could lead to a collapse of the entire architecture of international organizations, and then indeed there would be no other rules left but the rule of force.” 9

C’est ainsi qu’il faut lire sa diatribe à l’ONU contre le mauvais fonctionnement de cette institution. Il en reconnaît sa légitimité et sa nécessité pour en pointer davantage ses lacunes et le peu de place laissée aux pays émergeants. Dans cette dénonciation, noblesse oblige, la cible de ses attaques est bien entendu le Conseil de Sécurité organe de prédilection des Américains. Poutine, en professeur de relations internationales !

Son discours à l’ONU était parfaitement peaufiné, ciselé et sculpté. Qu’on en juge:
«The mission of the organization is to seek and reach compromises, and its strength comes from taking different views and opinions into consideration.”
Et Poutine d’avertir: « As diplomats say, they either pass or do not pass.” 10

En somme il critique le rôle dominant accaparé par accident après la guerre à l’ONU par les USA. Pour autant, loin de lui l’idée de critiquer l’action d’une ONU amendée, dans son sens, cela va sans dire ! Ce qui lui permet de prévenir la communauté internationale contre toute action unilatérale en dehors de l’ONU.

L’ancien colonel du KGB, ironie de l’histoire, refuse tout protectorat pour les petits pays et se pose en défenseur de la démocratie.
Saint Poutine, soyez béni, nôtre père qui êtes aux cieux, nous vous saluons Vladimorovitch plein de grâce. Il pousse même la comparaison jusqu’à critiquer – légèrement – feue l’URSS. Il montre que lui a retenu les leçons de l’Histoire pour ne point imposer un régime de l’extérieur.
Avouons, toute honte bue, que nous ne connaissions point une telle élévation d’âme à Poutine !

Parfois mais pas toujours les discours officiels ne sont que langue de bois ou langage convenu. Avec Poutine il en va rarement ainsi ! L’homme aime annoncer sa doctrine et l’éployer en majesté. A moult égards, il énonce clairement sa politique, sa Weltanschauung.
D’abord le rappel à Yalta: «In Yalta, at the meeting of the anti-hitler coalition leaders.»11 Tout figure dans cette formule lapidaire et intaillée mais quand même légèrement oublieuse de l’Histoire.
Étant désormais solidement enraciné dans la région, il peut brandir le gonfalon d’une alliance contre le terrorisme. Alliance dont il serait bien sur l’élément déterminant et prépondérant tout comme l’URSS se pensait et se vivait dans la lutte contre le nazisme.

Poutine assurément ne figurera pas au Panthéon des démocrates exemplaires. De là à en faire un dictateur au petit pied, voire un moderne Asmodée soudain ressuscité, il y a un pas que nous nous garderons bien de franchir.
Mais l’on ne saurait appréhender sa politique si l’on n’a pas en tête la mémoire de la Grande Guerre Patriotique. Il n’est pas qu’un croisé. Il se veut l’héritier d’une nation qui a défait le nazisme et sa barbarie conquérante. Il est vrai qu’avant cela Staline n’avait guère regimbé à pactiser avec le diable. Mais ce n’est ni la première ni la dernière fois que Dame Histoire emprunte des chemins de traverse.
Pour autant Poutine considère que cette mémoire le sacre et le consacre de tous ses droits et dans tous ses droits. Pour lui le terrorisme égale nazisme !

Il va de soi que nous ne pouvons endosser cette assimilation que l’on voit poindre même là où l’on serait le moins en droit de s’attendre. Il y a du romantisme refoulé chez Poutine. « Avec lui, la guerre a remplacé la littérature comme lieu privilégié de la mémoire nationale. » 12
Dans l’ADN russe « son identité s’est construite sur l’exaltation des 24 millions de morts de « la Grande Guerre patriotique. » « Bon nombre d’analystes insistent sur la mémoire de la « guerre froide » et son retour, pour expliquer le comportement actuel d’une Russie ayant regagné de l’influence par rapport au déclassement des années 1990, et désireuse de reconquérir un rôle de puissance traditionnelle. » 13

La guerre est donc la réaffirmation de l’ADN russe ; C’est son quatrième bénéfice. Il n’est pas le moindre. Il est peut-être le plus complet.

A l’époque où les guerres se gagnent aussi dans l’opinion et par l’opinion, il empoche un cinquième bénéfice. C’est un vrai succès stratégique ou l’on ne parle plus de guerre civile en Syrie mais de la guerre russe contre le Jihad.

Bandoeng serait-elle de retour !

Il endosse le rôle de défenseur des pays plus faibles et du nécessaire statut mais modifié de l’ONU. Le coup de griffe envers les USA est à peine voilé. «The United Nations is unique in its legitimacy, representation and universality. » Il frappe alors d’estoc et de taille. “Decisions debated within the U.N. are either taken as resolutions or not. As diplomats say, they either pass or do not pass.” “Whatever actions any state might take bypassing this procedure are illegitimate.” 14

Poutine intervient quant à lui, à la demande de la seule autorité légitime en Syrie: Bachar El-Assad. Ce n’est pas lui faire injure que de trouver l’argument captieux.
Le credo de Poutine est parfaitement résumé lors de la réunion du Club de Valdaï intitulée « Societies between war and peace : overcoming the logic of conflict in tomorrow’s world. »
Dans sa conférence urbi et orbi, Poutine explique que si le monde est en guerre, cela provient de la seule faute des USA. Il pense que le meilleur moyen de maintenir la paix est de préparer le plus fortement possible la guerre. Il rejoint d’ailleurs en cela Winston Churchill qui affirma un soir d’Octobre 1940 à Lord Ismay et au Général Brooke : « Ceux qui pensent que rien n’a jamais été réglé par la guerre disent des âneries. En fait, rien dans l’histoire n’a jamais été réglé autrement que par la guerre. » Il considère que la paix est un état très fragile, presque une exception dans l’histoire de l’humanité. Ce qui, reconnaissons-le, n’est pas totalement faux.
Hobbes l’avait déjà parfaitement analysé dans l’état d’anarchie.
« Les luttes d’influence, y compris le recours à la violence organisée, sont plus que jamais au centre des rapports internationaux. » 15
«True, peace, a peaceful life have always been humanity’s ideal.” “Meanwhile peace, as a state of world politics, has never been stable and did not come of itself.” 16
« Where you stand depends on where you sit »17

Poutine en viendrait presque à regretter les temps de la guerre froide. Non par nostalgie – encore que – mais parce que le spectre nucléaire nous a protégé. «Incidentally, the world leaders of the 1950s, 1960s, 1970s and even 1980s did treat the use of armed force as an exceptional measure. In this sense, they behaved responsibly, weighing all the circumstances and possible consequences.”
“In the past 25 years, the threshold for the use of force has gone down noticeably. The anti-war immunity we have acquired after two world wars, which we had on a subconscious, psychological level, has become weaker.”18

deuxième partie

Poutine face à « l’ordre international »

Son axe diplomatique pour empocher ses gains.

En un raccourci saisissant mais qui éclaire son état d’esprit le vrai responsable voire coupable des conflits ukrainien et syrien sont donc les USA. Se fussent-ils abstenus qu’il n’y eût point eu de conflit. L’observateur un tantinet perplexe, lui répondra aisément que si les USA ne fussent intervenus notamment en Syrie, Daesh eût progressé bien davantage.
Si la guerre est consubstantielle à l’humanité alors les USA ne peuvent pas être tenus pour responsables. Tertium non datur !
Pour Poutine et cela transparaît dans sa longue mais capitale intervention au club de Valdaï, Daesh, Syrie, Ukraine ne sont que des prétextes. Il voit l’hégémon américain comme oppressant. En fait comme pour toutes les dictatures, la guerre lui permet de se sentir en sécurité et en paix tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Pour lui le but stratégique de la guerre est la guerre per se. C’est à la fois son Ziel et son Zweck. 19
Il est en ce sens un clausewitzien pur et dur. « Si la bagarre s’avère inévitable, il faut frapper le premier. » 20
Poutine ne se sent en paix que lorsqu’il est en guerre !
L’humour, le génie et le vrai sentiment démocratique en moins, il nous rappelle la plaisanterie de Churchill à l’un de ses collaborateurs, un soir de Noël, qui lui demandait un congé. « Comment un congé ? Mais vous n’aimez donc pas cette guerre ? »
La cause presque ontologique de la crise ou du désordre puise sa source dans la conduite américaine. À ses yeux elle est limpide. Elle en exonèrerait presque non seulement Assad mais aussi la barbarie de Daesh.

Doté d’une inventivité prolifique ou autiste (c’est selon), il va même jusqu’à réduire à quia la pseudo menace nucléaire iranienne. « However, the USA’s unilateral withdrawal from the ABM Treaty, which was the cornerstone for preserving the balance of power and international security, has left this whole system in a serious and complicated state”.
“and that the whole purpose of this system is to reduce the nuclear capabilities of all countries but the USA itself to zero. We’ve been hearing arguments this whole time about the Iranian nuclear threat, but as I said in my remarks before, our position was always that there was no such threat, and now not only we but the entire international community share this view.”
“So if there is no Iranian nuclear problem, why develop a missile defense system?” 21

L’on peut considérer le discours de Valdaï comme le marqueur de la politique étrangère de Poutine. Chaque parole même teintée d’une gouaille commune, voire tribunicienne, la ponctue.
C’est en outre un véritable plaidoyer pro domo où comme au temps de feue l’Union Soviétique, Poutine n’hésite point à asséner parfois les contre-vérités les plus criantes. Et afin de mieux convaincre ses interlocuteurs, il émaille aussi son discours de faits réels. Du grand art dans la plus pure tradition de la propagande soviétique!

En parfait gardien du temple, il reprend à son compte, certes sans les nommer, les deux termes classiques de la dissuasion nucléaire sans oublier le volet spécifiquement soviétique.
Le concept de dissuasion est polysémique en russe. Deux mots le qualifient : oustrachenie c’est-à-dire la dissuasion par la peur (c’était le favori du camarade Khroutchev qui sous ses dehors débonnaires était du dernier brutal) et sdierjivanie qui signifie retenir un adversaire. Les soviétiques chérissaient un troisième moyen (même si le distinguo est subtil): acquérir les moyens qui dissuaderont de dissuader.

L’on retrouve trait pour trait cette signature dans le discours de Valdaï. Pour autant, il est un passage qui a été fort peu relevé dans son discours; à tort car il replace l’affaire syrienne et Daesh dans leur juste dimension : un conflit presque local dans la Weltanschauung poutinienne.
«Christian culture lies at the foundation of our unity, but we also have an advantage in that nearly 20% of our population is Muslim, and in this respect, we can be a link between many of our partners and the Islamic world. » 22
Le mot important est : avantage. C’est cet avantage qui fonde et lui permet d’arborer avant tout son Eurasianisme, pierre de touche de sa politique étrangère. C’est ainsi qu’il faut angler son intervention au Club de Valdaï.
Il est le lien, presque le liant, entre les valeurs chrétiennes et le monde musulman.
Ceux qui voudraient oublier cette composante du projet russe se condamnent à une vision parfaitement erronée.
Géorgie avant-hier, Ukraine et Crimée hier, Lattaquié et Syrie aujourd’hui, demain ? Assad n’a d’intérêt que parce qu’il permet à Poutine de chausser sur ses épaules chancelantes les habits du chevalier blanc.

A Lattaquié Poutine roule pour lui et pour lui seul. S’il peut abuser quelques « idiots utiles » il ne refusera point, mais à la condition d’être au volant du véhicule.

Il est une constante qui revient à plusieurs reprises dans son adresse; ce contre quoi Poutine ferraille et guerroie c’est la domination d’une hyper- puissance (en l’occurrence américaine) contre le reste du monde. Pas plus mais pas moins! Et Poutine n’aura de cesse que de convaincre Chine, pays émergents et alii qu’il est le seul en mesure de remédier à cette situation. La critique qu’il avait portée à l’ONU contre les Américains devient à Valdaï catilinaire implacable, véhémente et mordante.
Les nostalgiques des diatribes anti-américaines se remémoreront avec plaisir la philippique certes prémonitoire, même si partielle et surtout partiale du Général de Gaulle lors de son discours au stade de Phnom –Penh le 1/09/1966

L’agneau pascal était iranien

Que le lecteur veuille bien nous pardonner de citer expressis verbis mais chaque mot est pesé, soupesé, tamisé en une sainte et ardente catéchèse. Qu’on en juge. Faisant écho à la dissuasion nucléaire: « Recently the United States conducted the first test of the anti-missile defense system in Europe. What does this mean? It means we were right when we argued with our American partners. They were simply trying yet again to mislead us and the whole world. To put it plainly, they were lying. » 23

Vient juste après son aria. «It was not about the hypothetical Iranian threat, which never existed. It was about an attempt to destroy the strategic balance, to change the balance of forces in their favour not only to dominate, but to have the opportunity to dictate their will to all.” 24
« and that the Islamic State is managed from the outside » “This is a very dangerous scenario, harmful to all, including, in my opinion, to the United States. » 25
Ramzan Kadyrov, le Quiesling tchétchène, séide obligé de Poutine peut ainsi déclarer et ce sans aucune trace d’humour, qu’Isil et consorts sont les enfants spirituels des services secrets occidentaux. Il a également affirmé que Charlie Hebdo était destiné à : « inciting anti-islamic sentiments. » 26
Ces assertions, télécommandées ou pas, par le Kremlin font florès. Ainsi Mukhamed Salyakhetdinov président des organisations musulmanes de Russie a déclaré que les autorités russes : « Shouldn’t look for masterminds among Muslims. »
L’on aura beau chercher une contradiction avec Poutine on ne trouvera pas.

Incidemment cela renforce la thèse que nous avions par ailleurs développée dans ce notre précédent article 27 que l’accord conclu par le P5 plus 1 sous la houlette d’Obama a été, compte tenu des circonstances, le moins mauvais possible ou le meilleur possible.

Renaud Girard, professeur de stratégie à Sciences-Po, commente ainsi le JCPOA (Joint comprehensive plan of actions) ébauché à Lausanne: « L’accord du 2 avril 2015 a toutes les chances d’être encore enseigné dans 30 ans au sein des universités de science politique du monde entier comme un modèle de succès de la diplomatie multilatérale… » 28

Et puisque le système antimissile américain n’a plus lieu d’être : «It would be reasonable to expect work to develop the US anti-missile defence system to come to an end as well. » 29
Et ce en toute simplicité!

Notre homme à Damas

Après avoir rappelé que lui seul possédait la légitimité pour intervenir (ce qui est à tout le moins juridiquement contestable mais marque une ironie cynique) il complète la charge en démontrant que pour combattre efficacement Daesh, seul un Assad confirmé, avivé et ravivé peut prétendre au succès de cette tâche. «The collapse of Syria’s official authorities, for example, will only mobilise terrorists. Right now, instead of undermining them, we must revive them, strengthening state institutions in the conflict zone.”30
Poutine, sans atermoyer davantage, s’évade à nouveau du champ syrien, pour stigmatiser les sanctions qui frappent son pays. Pour lui elles ne servent qu’à attiser et épicer une compétition commerciale afin de permettre aux USA d’imposer leur domination économique et d’expulser la Russie des marchés.
A preuve les amendes infligées aux entreprises européennes coupables d’avoir enfreint la Lex Americana. Tel Janus bis-frons et ne reculant devant rien, tantôt il attise les peurs européennes en expliquant que son intervention serait le rempart ultime contre un afflux massif des émigrés, tantôt il chevauche les vieilles antiennes de la diplomatie soviétique.

Le bon marguillier du Kremlin, auto-intronisé saint patron de l’Europe, tentera par tous les moyens de découpler l’Europe des USA en fustigeant les USA comme fauteurs de guerre. « Or will we use force on any pretext, even just to remind the world who is boss here, without giving a thought about the legitimacy of the use of force and its consequences, without solving problems, but only multiplying them.” 31

Au Moyen-Orient Méphisto habite Poutine ! Qu’on en juge :
«It would be equally irresponsible to try to manipulate extremist groups and place them at one’s service in order to achieve one’s own political goals in the hope of later dealing with them or, in other words, liquidating them.” 32
«It is impossible to combat terrorism in general if some terrorists are used as a battering ram to overthrow the regimes that are not to one’s liking. »
“You declare war on terrorists and simultaneously try to use some of them to arrange the figures on the Middle East board in your own interests, as you may think.” 33
La démonstration est d’autant plus parfaite qu’il n’hésite pas à qualifier les terroristes de bandits dont l’appât du gain est le moteur essentiel. Quand bien même leurs méthodes empruntent à celles du terrorisme. Avec l’utilisation du terme « bandits », nous voici revenus aux temps heureux, bénis, chéris ou abhorrés, réprouvés et détestés de l’URSS (ce n’est qu’une question de point de vue) et le conflit syrien prend une toute autre coloration.
Nous ne sommes plus, ou en tout cas pas principiellement, dans un conflit au Moyen-Orient ou dans la lutte contre une organisation terroriste mais dans l’ébauche d’un dissensus musclé voire d’un heurt futur entre, Moscou, affilié de Pékin, et Washington.
A cet égard, et malgré les accords de déconfliction, l’on ne peut écarter le risque d’hostilités par accident entre Moscou et Washington. Ensuite jusqu’à quand Washington acceptera de voir les Russes s’attaquer aux mouvements de résistance – tels que Liwa Sukkar Al Djabal qu’il soutient.

La guerre a sa propre volonté et le hasard y a aussi sa place disait Clausewitz. En outre les Russes ne font pas montre de la même retenue stratégique que Mao avait manifestée en d’autres temps en ne bombardant qu’un jour sur deux les îles de Quemoy et Matsu.
Somme toute, ce qui caractérise le mieux la diplomatie de Poutine, c’est qu’incapable d’exercer une balance of power, il agite le spectre ou le cauchemar (simple question de point de vue ) d’une balance of threat.
Pour Poutine les trois piliers de la R2P ne sont qu’une aimable billevesée et ne servent en fait qu’à légitimer l’hégémonisme US. En Syrie comme ailleurs Poutine réagit comme un animal blessé, apeuré.
Parions qu’en se rasant le matin il ne rêve plus de l’élection présidentielle mais des propos- à tout le moins irresponsables et dénotant une arrogance inconséquente de ce que Paul Wolfowitz affirmait au général Wesley Clark en 1991 : «We learned that we can intervene militarily in the region with impunity, and the Soviets won’t do a thing to stop us… [We’ve] got about five to ten years to take out these old Soviet ‘surrogate’ regimes – Iraq, Syria, and the rest – before the next superpower [China] comes along to challenge us in the region.” 34

La Russie a toujours combattu le terrorisme et n’aurait donc de leçon à recevoir de quiconque. Poutine en un saisissant raccourci assimile la résistance syrienne à Daesh. Il en pointe les connivences et les trafics d’armes. Soutenir la résistance reviendrait à affermir Daesh. Pour que les choses soient parfaitement claires : «We think it is an enormous mistake to refuse to cooperate with the Syrian government and its armed forces, who are valiantly fighting terrorism face to face. We should finally acknowledge that no one but President Assad’s armed forces and Kurds militias are truly fighting the Islamic State and other terrorist organizations in Syria.”35

Je t’aime moi non plus !

En mentionnant l’aide apportée aux kurdes, il prend, sciemment ou pas, le risque de provoquer Erdogan lequel en abattant un avion russe marque sa propre ligne rouge.
Pour autant il prend bien soin de ne pas passer pour un croisé. Il a trop besoin d’embrigader dans son Eurasianisme certains Etats musulmans et de ne pas allumer la révolte musulmane en Russie.
«And, naturally, the Muslim countries are to play a key role in the coalition, even more so because the Islamic State does not only pose a direct threat to them, but also desecrates one of the greatest world religions by its bloody crimes.” 36

Pour retrouver son rang mondial, Poutine sait pertinemment qu’il ne peut ni se passer des pays arabes ou musulmans ni braquer 17 % de sa population. Vouloir croire parfois à toute force que Poutine se pose en défenseur des valeurs occidentales est une dangereuse chimère.
En quelques lignes il a ainsi réaffirmé sa politique étrangère au sein de laquelle Daesh ou le terrorisme ne sont pas en haut de son agenda. Pour autant il luttera contre le terrorisme dans la mesure et dans la seule mesure où cela ne contrecarre point ses intérêts.
Staline nous a appris que la seule bonne politique qui vaille est d’avoir deux fers au feu.

Ce que Poutine vise aussi c’est retrouver le temps où Brejnev était ou se croyait l’unique Primus inter pares de Nixon. En Syrie il croit être le seul interlocuteur d’Obama : «J’aimais, Seigneur, j’aimais : je voulais être aimé.»
« Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire. » 37

Ce si beau vers reflète aussi le nouveau visage de la diplomatie poutinienne qui est le fruit de son éducation communiste et de son exercice du pouvoir dans la société post-communiste. A Racine, Poutine opposera cependant toujours César qui disait : Oderint dum metuant.
Et ce n’est que lorsqu’il sera incapable de trancher ou d’obtenir ce qu’il considère comme son dû qu’il s’inspirera de cette ligne de conduite: Acheronta movebo flectere si nequeo superos. « Si je ne peux bouger le ciel alors je vais susciter les enfers. » 38

La guerre froide dans l’imaginaire des dirigeants russes reste toujours prégnante. Elle charpente leurs habitudes, elle hante leurs pensées, elle habille leur fierté et reste toujours la grille de lecture, voire leur modus operandi.
Autant que l’aspiration des tsars à l’accès aux mers chaudes, la diplomatie soviétique puis russe n’a eu de cesse que de neutraliser l’Allemagne. Son dernier avatar, l’appel à la Maison Commune.
De Staline avec le criminel Beria et son plan sur Berlin à Gorbatchev ce fut une véritable phobie monomaniaque. En se posant en défenseur des Chrétiens d’Orient et en laissant accroire que la Russie est le dernier rempart endiguant le flot des réfugiés en Europe, Poutine poursuit le vieux rêve soviétique de découpler l’Europe des USA.

L’accord de la « promenade dans le bois » de 1982 est encore présent dans son esprit. Ce qu’il était convenu à l’époque d’appeler le monde libre ne tomba point dans ce piège diabolique; l’on voit mal l’Europe et les USA succomber aujourd’hui quand bien même son récent discours à l’ONU rappelle la conférence de presse donnée en commun avec François Mitterrand le 4 octobre 1985 au palais de l’Élysée.
A Valdaï Poutine se présente aussi comme le garant de la « Maison Commune Européenne. »
De Mitterrand Poutine a surement retenu : « ce qui fait la différence entre les gens, ce n’est pas le talent, chose très répandue, mais la persévérance et l’obstination. »

Le concept de non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats prête cependant à sourire. Nous ne sachions pas que les Polonais, les Tchèques ou les Hongrois eussent gardé un souvenir attendrissant et ému de ce que le camarade Brejnev appelait du doux euphémisme de souveraineté limitée. Il est vrai que le Maréchal Rokossovsky ayant la double nationalité put inviter- en toute légalité- la glorieuse armée rouge à fraterniser à Varsovie. L’on passera aussi à la trappe de l’histoire la réintégration de la Crimée dans la fédération russe. Cette liste des entorses à la souveraineté des Etats -bien entendu -n’est pas exhaustive.

Dans cette veine Poutine, nouvel oblat de l’Eglise démocratique russe perçoit les droits de l’Homme non pas comme une valeur mais comme une idéologie dont le but, l’effet et la vocation ont pour seul et unique objet de menacer la Russie. Avec la vocation impériale US ou la volonté hégémonique, les droits de l’homme ne seraient que l’intérêt bien compris mais non revendiqué, déguisé en vertu. Il peut donc jouer du droit des peuples uniquement pour empêcher toute intervention extérieure. Parler des droits de l’Homme en Syrie relève pour lui, au mieux, d’une incongruité occidentale, au pire d’une agression déguisée contre son pays.
L’on retrouvera d’ailleurs trait pour trait une attitude gémellaire chez les dirigeants chinois qui- faisant allègrement fi des droits de l’homme – engrangent grâce à cela des succès au Moyen-Orient, et notamment dans une Arabie Saoudite ravie.
A l’axe stratégique Moscou – Pékin correspond la parfaite et identique perception des menaces idéologiques.

“The point of the United Nations is not to advance individual liberties and rights but to maintain the “gosudarstvennost” of its constituent states.” 39 En d’autres termes: la souveraineté inséparable de la grandeur. Voilà le maître mot lâché ! C’est la vraie raison de sa rentrée fracassante à l’ONU et en Syrie. Ajoutons que sur ce point, il est aussi en parfaite osmose avec son quasi jumeau idéologique Xi Ji Ping.
Et Julia Ioffe de poursuivre: «Thus Putin peppered his address with another word: sovereignty. This word, too, means something else to Putin and his compatriots; it means not self-governance but freedom from the moralizing interference of the West.”
Une simple analepse dans un passé récent nous ramène aux souvenirs amers et douloureux pour la Russie de l’épisode serbe.

Poutine est mêmement un parfait héritier du Congrès de Vienne. Il a horreur du chaos peut-être même plus que du terrorisme. C’est là une constante de la politique russo- bolchevique. Si le maître mot comme nous l’avons décrit plus haut est “gosudarstvennost ” il faut le colliger à légitimité de l’ordre international.

Soyons justes ! L’on ne peut, en toute logique, demander un partisan de l’État fort, de déserter la « gosudarstvennost » au seul profit de la résistance et des droits de l’homme. Au reste l’expérience a prouvé que parfois, mais pas toujours et pas forcément à l’expérience du temps long, les mouvements de résistance pouvaient fouler aux pieds encore bien davantage les droits de l’homme. Et oui, chers lecteurs, cela est possible !

Certes la morale n’a que peu à voir avec cette notion. Mais par légitimité nous entendons : «… Une stabilité fondée sur l’équilibre des forces a du moins pu être concevable… Cette stabilité, par conséquent, a en général résulté non pas d’une recherche de la paix, mais d’une légitimité reconnue comme telle par tous… »
«Dans le sens que nous lui donnons ici, «légitimité» n’est pas synonyme de justice. Il s’agit uniquement d’un consensus international portant sur la définition d’accords fonctionnels, et aussi sur les règles du jeu diplomatique, qu’il s’agisse des moyens ou des fins. Ceci implique que l’ensemble des puissances acceptent les structures internationales existantes.
Aucune, du moins, ne doit arriver à un point de mécontentement pareil à celui de l’Allemagne d’après le traité de Versailles, et traduire sa rancune par une politique étrangère révolutionnaire. S’il n’exclut pas l’éventualité d’un conflit, un ordre reconnu légitime en limite l’ampleur ». 40

Bien sûr il protège ses bases fort anciennes en Syrie. C’est là la moindre des choses. Parallèlement à sa re – considération par Pékin, Moscou conforte aussi son rôle de leader dans son étranger proche qui sait que dorénavant Poutine peut éployer les moyens de sa politique étrangère.
L’emprise russe sur son empire éclate et scintille dorénavant au grand jour. Poutine est tout de volonté ; elle fulgure chez lui comme chez nul autre acteur. Or en matière de géopolitique volonté de puissance vaut puissance.
Il ne recule devant rien pas même devant l’absence de réaction que l’on eût été à bon droit d’attendre en d’autres circonstances après le clash de l’avion abattu par la chasse turque.
Lord Palmerston, fin connaisseur de la Russie tsariste, doit se reconnaître en Poutine : « Le royaume n’a ni ennemis perpétuels ni amis éternels ; il n’a que des intérêts. »

Au fond l’affaire de Syrie offre à Poutine la possibilité de sortir de la gangue où la chute de l’Union Soviétique l’avait précipitée et où les convulsions post- révolutionnaires l’avaient confinée. En Syrie et accessoirement face à Daesh Poutine retrouve un rôle, une stature, une prestance et un prestige qui lui rappellent les lustres d’antan et confortent son pouvoir en Russie même.
A preuve les sondages approuvant sa politique. La revue Foreign Affairs rappelle que 86 % des Russes pensent que les USA veulent prendre le dessus sur la Russie et en octobre 2015, 87 % des Russes approuvent la politique étrangère de Poutine.

Désormais et c’est pour l’Europe et les USA la principale leçon de ce conflit : La Russie s’est extirpée du rôle de puissance régionale, où il était hasardeux de vouloir la cantonner, cloîtrer et reléguer.
Que l’on permette à l’auteur de ces lignes de saluer au passage la clairvoyance, la sagacité et la vision stratégique de Bush Senior que l’on aura bien soin de ne pas confondre avec son fils qui avait la fâcheuse tendance à confondre la direction d’une équipe de base-ball avec la direction des affaires d’un pays. La Maison-Blanche n’est pas un terrain de base-ball!
Cuirassée dans sa nouvelle armure, et ayant retrouvé les réflexes sinon les moyens de feue l’URSS, elle rembuchera jusque dans les taillis les plus lointains et les plus touffus tout ce qui aura le malheur de contrarier sa course.

Et maintenant ?

Déterminer le moment où Poutine, enhardi par ses victoires posera problème à l’Occident s’avérera crucial et délicat.
Il faudra inventer les réponses qui permettront de l’enserrer dans un tissu de relations pacifiques. Mais une chose est sure: l’Occident est équipé pour contrer les visées expansionnistes de la Chine ou de la Russie. Il est tout sauf sûr qu’il saura et pourra gérer ces mêmes visées si elles émanaient de Moscou et de Pékin réunies en une parfaite anastomose.

Si la nouvelle doctrine militaire US est parée pour mener simultanément deux guerres et demie, il s’agit d’une guerre avec un acteur majeur et l’autre avec un acteur de second rang. Mais surement pas deux acteurs majeurs ayant vocation mondiale.
Sauf retournement de situation, toujours possible mais cependant improbable, Poutine a acquis grâce à la crise syrienne une épaisseur stratégique. En s’invitant par effraction dans la région il est devenu pour certains la solution; pour d’autres il commence à en être le problème. Mais il est désormais respecté par tous.
« Sur le plan politique, le véritable étalon de mesure de la puissance militaire est l’évaluation qu’en fait l’ennemi éventuel. Les critères psychologiques rivalisent en importance avec la doctrine stratégique. » 41

Faut-il pour autant considérer cette nouvelle situation comme dangereuse pour l’équilibre du monde. Probablement pas !
Probablement pas- en l’état actuel des choses- pour la raison qu’un monde unipolaire entraîne quasi mécaniquement des mouvements de révolte.

C’est ce qu’ont démontré Kagan et Kristol qui sont tout sauf de douces colombes. Lorsque le moment unipolaire tend vers l’ère unipolaire celle-ci entraine quasi automatiquement un monde instable et suscite la révolte. Ainsi l’unipolarité US n’a pas empêché Staline de prendre plus souvent qu’à son tour l’initiative. C’est également ce qu’enseugne brillamment Robert Jervis dans sa lumineuse théorie du dilemme de la sécurité. Lorsque les armes offensives ne sont pas distinguables des armes défensives nous sommes en présence d’une situation hautement conflictuelle. Or c’est précisément cela que toute situation unipolaire induit.

Schématiquement car cette théorie est d’une beauté absolue et d’une complexité extrême en raison de l’infinie combinaison des critères psychologiques et de la parfaite labilité des situations, si un Etat A augmente ses forces B le perçoit comme une menace. Il a alors le choix entre ne pas réagir mais ce faisant il augmente sa vulnérabilité et la possibilité pour A de s’emparer de lui; ou alors il se réarme à son tour entrainant A dans une nouvelle escalade. L’ascension aux extrêmes peut alors véritablement commencer.
« La sécurité durable ne peut être obtenue par quelqu’un qu’à condition de ne pas en priver quelqu’un d’autre. » 42
Dans cette conjoncture la diplomatie perd son Kampfplatz. Toujours dans cette veine, Kissinger écrivit : « un ordre international se révèle relativement stable si le niveau d’assurances réciproques exigé par ses membres peut être obtenu par la diplomatie. Lorsque celle-ci cesse d’opérer les relations se concentrent de plus en plus sur la stratégie militaire – d’abord sous la forme de course aux armements, ensuite comme une manœuvre pour acquérir l’avantage stratégique, même au risque d’un affrontement, et en dernier ressort, d’une guerre. » 43

Suivent des considérations de la même eau sur les tentatives américaines de déstabiliser la Russie en Ukraine. Le fait que Monsieur Poutine ne partage ni les mêmes valeurs de la démocratie libérale ni que ses buts de politique étrangère passée, la restauration de son étranger proche, ne doit pas nous empêcher de scruter finement les éléments nous permettant d’agir de concert.

L’Eurasianisme de Poutine se nourrit d’une conception verticale du pouvoir. Il ne saurait y avoir de place si ce n’est en façade pour ce que nous appelons les valeurs démocratiques. Dans une interprétation sidérante il se pose en victime et caricature la démocratie occidentale. «What is it you call democracy here? Are you referring to NATO’s move towards our borders? Is that what you mean by democracy? NATO is a military alliance. We are worried not about democracy on our borders, but about military infrastructure coming ever closer to our borders. How do you expect us to respond in such a case? What are we to think? This is the issue that worries us.» 44

Vu de Moscou et en se référant à la théorie du dilemme de la sécurité, il n’a pas complètement tort, quand bien même sur-interprète-t-il cette théorie. « If a nation is too strong, this can be provocative since most means of self-protection simultaneously menace others. » « On the other hand, if a nation is too weak, great dangers arise if an aggressor believes that the status quo powers are weak in capability or resolve.” 45
Il se place dans l’hypothèse où l’Etat B doit recourir à l’offensive contre l’État A afin d’empêcher l’État A de l’envahir. C’est une des hypothèses les plus dangereuses.

Ce que Poutine vise clairement c’est la codirection d’un condominium avec les USA.
C’est le but de la manœuvre lorsqu’il propose aux USA de partager le système antimissile en Europe. Et en redoutable procureur, il pointe l’absence, à ses yeux, flagrante de résultats contre Daesh. Après un inventaire digne de Prévert il affirme : «…it seems to me that our colleagues have not achieved any effective results as yet.” 46
Et pour qu’il n’y ait aucun doute quant à sa volonté de se comporter en allié fiable, il dit avoir demandé quelles cibles devait-il frapper mais la réponse se ferait toujours attendre.
« We need to organize work specifically concentrated on the prevention of terrorist attacks and tackling terrorism on a global scale. We offered to cooperate [with the US] in anti-IS efforts. Unfortunately, our American partners refused. They just sent a written note and it says: we reject your offer,”
“It’s really difficult to criticize us,”
“They’re afraid to inform us on the territories which we shouldn’t strike, fearing that it is precisely where we’ll strike; that we are going to cheat everybody,”
“Apparently, their opinion of us is based on their own concept of human decency,” 47

A Antalya lors du sommet du G20 «We proposed cooperation on antiterrorism; unfortunately our partners in the United States in the initial stage responded with a refusal… [But now] it seems to me that everyone is coming around to the realization that we can wage an effective fight only together… If our partners think the time has come to change our relations, then we will welcome that.” 48
Ses arguments se veulent convaincants. Ils ont l’allure de la vérité mais ils n’en présentent qu’un pâle vernis.

Le théâtre d’ombres japonaises

Pour Poutine l’affaire syrienne et son bras de fer avec les USA est en quelque sorte ce que l’on nomme au théâtre la couturière. Bien sûr il existe des motifs à l’intervention russe autres que ceux de l’idéologie ou de son rôle.
À commencer par l’énergie. C’est désormais, juste après, la clé de la politique étrangère et de sécurité de la Russie.
Trois pays y concourent. Ils sont à la fois d’implacables rivaux et concurrents et mêmement des partenaires indispensables. Iran, Arabie Saoudite et Turquie. Ils fondent l’action russe.
L’Europe ayant fait échouer son projet de South Stream, Poutine s’est rabattu au début de l’année à grand renfort de visites et de rabais commerciaux sur son pipeline baptisé TurkishStream.
Voulant également avoir un coup d’avance il développe une usine nucléaire en Turquie. Il s’agit là d’un investissement à 20 milliards de dollars. La Turquie est son cordon ombilical énergétique. Passées les gesticulations agricoles et touristiques russo-turques, Moscou et Ankara seront obligés sinon de se réconcilier (certes probablement pas dans l’immédiat) mais de parlementer, hiérarchiser et de s’ajuster.

Le problème se complique avec l’Arabie Saoudite. Non pas qu’un rapprochement entre cette dernière et Moscou soit improbable – les visites du roi Salman à Moscou ont eu lieu avant celles de Washington – et Poutine a pris goût à ses escapades en Arabie – mais accommoder Téhéran avec Ankara et Riyad relève d’un pari impossible. Trop d’objectifs contradictoires affectent et sculptent ces pays.
Et pourtant si Téhéran et Washington n’imaginent pas, n’inventent pas un modus vivendi entre eux, le pouvoir d’attraction Moscou-Téhéran ordonnera un rapprochement avec les deux autres participants.
Intérêts stratégiques régionaux profondément divergents certes, opposition frontale entre chiites et sunnites assurément, frictions pétrolières de surcroît risquent malgré tout de peser de peu de poids face aux routes de la soie que Moscou devra lui aussi emprunter.
Certes le conflit chiite-sunnite cimente les relations dans la région. Le ciment pourtant, se fissurera face à la montée des conflits intra-sunnites.

Ce sera tout sauf facile et pourtant Platon affirmait déjà: « Dieu voulant réconcilier les deux ennemis et ne pouvant y réussir les y attacha tout de par leurs extrémités. »

Ajoutons à cela qu’outre les contradictions globales qui agencent ce sous- système, Poutine aura à résoudre les complexités bilatérales. Ainsi la construction du terminal pétrolier saoudien à Gdansk ne sera pas le moindre. Moscou, Pékin, Téhéran, Ankara et Ryad ont cependant trop besoin les uns des autres.
Certes l’on ne voit plus Moscou créer un axe unissant Téhéran à Ryad. Mais l’Histoire est riche de parents que l’enfant adultérin a laissé dans la même alliance.
Ankara et Athènes sont restés membres de l’Otan malgré Chypre.
Et Téhéran a accueilli –sans barguigner- les restes de la chasse irakienne lors de la première guerre du Golfe.
Au Moyen-Orient le cocasse rivalise avec l’absurde!

Moscou est bien entendu conscient de ces difficultés; il pense être capable de les minimiser. Ainsi Mikhail Remizov président de l’institut stratégique russe peut en toute candeur déclarer: « C’est bien le cas de la coalition menée par les USA, à laquelle participent la Turquie, alors qu’ils ne sont pas d’accord sur la question kurde, non ? »
Si Ryad et Téhéran se regardent en chiens de faïence, les ennemis de leurs ennemis n’ont pas forcément vocation à devenir amis. En outre l’on voit mal Téhéran désireux de se refaire une virginité, envahir l’Arabie Saoudite dont l’armée est pourtant déjà embourbée au Yémen. Et surtout la flotte US est là pour veiller au grain et à la veine jugulaire maritime qui sépare nos deux protagonistes.

Washington n’est pas davantage prêt de délaisser sa vieille maîtresse pour une aventure, certes piquante, mais par trop volage, fantasque et instable.
À Téhéran et à Riyad, les USA rejouent la pièce de Lord Ismay, Chef d’Etat-Major Impérial de l’armée britannique et premier Secrétaire Général de l’OTAN (on aura connu pedigree moins glorieux). « To keep the russians out, the americans in and the german down. »
Si la situation présente certaines analogies, elle comporte néanmoins des différences certaines. D’abord Monsieur Stoltenberg n’a peut-être pas la même expérience de la chose militaire que le Lord baron. Ensuite les USA sont partagés entre le désir d’une nouvelle conquête à Téhéran et leur assuétude envers Riyad. Ou pour dire les choses autrement ils ne savent pas où aller exactement. L’Arabie Saoudite n’est point encore mainmortable.
Dans ce no man’s land stratégique Moscou se voit bien entendu déjà en arbitre. Riyad est cependant une ligne rouge tant pour Téhéran que pour Washington. Certes Khamenei a prévenu l’Arabie Saoudite. « that they could face a “brutal and violent reaction” if they “show the slightest disrespect to Iranian pilgrims.”
Il affirme dans le langage fleuri qu’affectionnent tant les ayatollahs perses avoir été patient jusqu’à présent mais : «“but they should know that Iran’s hand is superior to many others and has more capabilities.” “If [Iran] wants to react to disturbing and sinister elements, [Saudi Arabia’s] situation will not be good.”

Pour autant les bruits de bottes entre Ryad et Téhéran relèvent plus de la grosse caisse à usage de leurs opinions respectives que du déclenchement d’hostilités ! Quant à Obama, il ne répètera point l’erreur commise avec Moubarak.

Si seulement Bismarck pouvait revenir

Reste pour Moscou à résoudre l’équation Ankara qui n’a pas encore largué les amarres d’avec l’OTAN et qui aurait besoin d’alliés solides pour carguer ses voiles vers de nouveaux rivages.
Quant à Riyad, plus vieil allié des USA dans la région depuis le pacte de Quincy, Moscou n’aura de cesse que de l’affaiblir. L’Arabie Saoudite ne pourra indéfiniment priver d’oxygène la Russie en jouant le prix du pétrole à la baisse. Il est toutefois improbable que la Turquie et encore davantage l’Arabie Saoudite ne désertent le navire-amiral américain. Ces alliances -mêmes ébranlées- restent solides et la patine du temps maintient utilement leur fonctionnement.

Quant à l’Arabie Saoudite, Poutine sait parfaitement qu’elle ne se satisfera pas d’une alliance incertaine avec une Égypte vacillante ni d’accords sécuritaires officieux avec Israël.
En l’état actuel des choses on la voit mal aller plus avant dans des accords avec Israël. Le pacte de Quincy demeure vivant même si ses fleurs se fanent et perdent de leur éclat. Elle aura besoin de la neutralité de l’Iran pour assurer et acheter sa paix religieuse et sa cohésion sociale.
Le grand soir stratégique n’est bien entendu pas pour demain !

Pour autant Moscou saura jouer de toutes ces dissonances. Les faire évoluer de concert relève d’un art complexe, subtil et délicat. Épouser les méandres de la pensée exquise, sophistiquée et quintessenciée de Bismarck ne semble cependant pas à la portée de Poutine.
Le chef-d’œuvre que fut le traité de réassurance est par définition unique.
Poutine se contentera donc d’escarmouches et d’objectifs plus limités.
Pour autant Poutine et surtout la Chine savent jouer avec le temps. Il leur suffit de quelques chaconnes, passacailles ou entrechats agrémentés du charme discret des pressions de la nouvelle puissance financière chinoise pour ramener les joueurs à la raison.

Réussira-t-il à embrigader ces trois pays derrière sa bannière ? Probablement pas les trois, mais deux sûrement. La realpolitik commande en tout cas de tout faire pour la Turquie et l’Arabie Saoudite de s’entendre avec l’Iran. Poutine essayera de jouer sur la diplomatie néo-ottomane d’Erdogan qui se veut « zéro problème » avec ses voisins.
Saluons au passage la performance d’Erdogan ! Son zéro problème est en fait un problème partout sauf peut-être avec les trafiquants de pétrole. Et encore !

La Turquie dépend déjà de la Russie dans son approvisionnement énergétique mais surtout elle ne se risquera pas abandonner son rôle de hub énergétique vers l’Europe.
Le Turkish Stream va Danapa en Russie à Ipsala en Turquie. Il érige les deux pays en arbitres y compris en regard de l’Europe. Avec le Turkish Stream, la Turquie est une pièce vitale, sinon le centre névralgique de l’Eurasie énergétique. C’est en outre un vieux projet caressé par Davutoglu.
Un vieux proverbe turc plein de sagesse ramènera Erdogan à la raison : « The sheep separated from the flock is soon eaten by the wolf ? »
Quant à Poutine son projet Eurasianiste vaut bien un avion abattu. Quand bien même c’est la première fois qu’un avion russe est abattu par un pays membres de l’OTAN depuis 50 ans.
«Quisquis vitam suam contempsit, tuae dominus est. » « Il n’y a pas de bon vent pour celui qui ne sait où il va. » 50

Enfin last but not the least Erdogan et Poutine ont un profil psychologique qui les amènera tôt ou tard à s’entendre. Ils connaissent tous deux leur histoire et le traité de Rapallo de 1922 suffira à les inspirer.

En somme chacun de ces acteurs va évoluer dans les limites de triangles régionaux. Poutine espère bien être sinon au centre de ce quadrilatère à tout le moins au sommet d’un triangle.
« Une puissance-balancier ne pouvant jouer son rôle que si les divergences qui opposent entre elles les autres puissances sont plus grandes que la somme de ces divergences par rapport à sa politique à elle… » 51
Bismarck avait pour credo d’avoir au moins deux alliés pour la Prusse sur les trois principales puissances que comptait le continent. Il affirmait en outre en un délicieux understatement, qu’à choisir la France n’était pas sa pièce maîtresse.
En somme il s’agit pour Poutine de : « mener la stratégie de Bismarck qui consiste à être le moyeu de la roue vers lequel gravitent tous les rayons, à savoir les rapports entre grandes puissances. » 52

Si Poutine se contente d’objectifs précis et limités, il peut gagner son pari. S’il se montre trop ambitieux, il risque de n’atteindre aucun de ses objectifs. C’est là le paradoxe bien connu décrit par Gortchakov ministre des affaires étrangères du Tsar Alexandre II. Des frontières élargies, loin d’apporter une sécurité supplémentaire, fragilisent ses relations dans le monde.
Loin d’agrandir le choix de ses alliances elle les étrécit. En outre à vouloir tout défendre on perd souvent tout.

La Syrie voisine de la Turquie est donc aussi au cœur de la politique énergétique de Poutine. Et lorsque cela s’avérera nécessaire, Moscou mettra Damas au pas. Il lui suffira simplement de réguler à minima son assistance. Les jours d’Assad sont conditionnés au bon vouloir de Moscou. Tant qu’Assad demeure le garant des intérêts russes à Tartous, Lattaquié et plus largement dans la région, il restera en poste.
A la seconde où il se révélera encombrant, il connaîtra le sort réservé à Ianoukovitch.
En chirurgien implacable Poutine se débarrassera d’Assad comme d’une simple apostume. Il est vrai que l’URSS n’eût aucun scrupule à sacrifier les communistes irakiens lors de la révolution du Général Kassim.
Après avoir été une occasion rêvée pour Poutine, Assad tirera volens nolens sa révérence. L’ex colonel du KGB qui connait sa vulgate bolchévique se souviendra du savoureux dialogue lorsque le camarade Kamenev demanda à Staline, « – Sais-tu ce qu’est la reconnaissance ? – Oui c’est une maladie de chien. » lui répondit Staline.
Le lecteur se rappellera avec effroi, à quel sommet on portait la camaraderie dans le paradis communiste. Ô tempora, Ô mores !
Pour autant, tout laisse présager que Poutine ne se contentera point de la Syrie utile. Il essayera vraisemblablement de recouvrer la plus grande partie des territoires perdus.

Bien sûr Poutine recherche ce qui serait pour lui une consécration suprême: Un groupe de contacts s’inspirant du P5 plus 1 sur l’Iran, du groupe des six sur la Corée serait pour lui une onction bénie.
Elle aurait le triple avantage de démontrer urbi et orbi que lorsque les armes ont frappé, – il fait sienne la locution latine Cedant arma togae
– qu’il est le leader responsable d’une puissance respectée et respectable.
– Et qu’il est dorénavant le seul à faire jeu égal avec les USA. Dans cette veine il n’est pas impossible que son aventure militaire ait aussi pour but de rechercher un groupe Russie, Iran, USA, Turquie, Arabie Saoudite et Égypte. L’Égypte a d’ailleurs renoué des liens avec la Syrie.
En somme il s’agit pour lui d’éviter un déclassement et de mettre fin à l’hégémon US qu’il juge oppressant.

Chez Poutine, l’ancien officier du KGB sommeille toujours «Well, speaking in a professional language of intelligence services I can tell you that this kind of assessment is an « active measure » by enemies of Assad. It is anti-Syrian propaganda. » 53

Et de continuer en septembre 2015 à l’ONU afin que ses intentions soient parfaitement claires: « We support the legitimate governement of Syria » « And there is no other solution to the Syrian crisis than strengthening the effective government structures and rendering them help in fighting terrorism, but at the same time urging them to engage in positive dialogue with the rational opposition and conduct reform.”54

Double language, avertissement à peine voilé à Assad, sa Doxa se révélera pragmatique et non idéologique. Mais à coup sûr la dernière phrase appelant des négociations exhume des limbes de l’histoire le goût amer et acide du baiser sur la bouche (vieille coutume bolchevique) du camarade Brejnev au camarade Dubcek lequel aurait volontiers aimé ne pas recevoir de telles preuves d’amour aussi brulantes.

A cet égard Téhéran et Moscou ont scellé leurs accordailles. Rohani peut ainsi affirmer tout uniment: «This doesn’t mean the Syrian government is not in need of reform.” “But if a government says it simultaneously wants to fight terrorism and change the government in Damascus, it will be a futile effort.” 55
Quant à déterminer qui de Téhéran ou de Moscou tient le plus à Assad cela n’a qu’une importance relative.
À Moscou et à Téhéran il suffit de parler pianissimo; Damas et les capitales occidentales entendent le message fortissimo.

Poutine ne peut se permettre d’échouer car il a parié sur Assad depuis trop longtemps. Perdre la face en Syrie lui est donc interdit. Cela signifierait aux yeux du monde qu’il est mauvais analyste, mauvais stratège et qu’il ne peut constituer une solution de rechange fiable face à l’impéritie américaine. L’influence russe dans la région est à proportion inverse du déclin de celle des USA qui, il est vrai, ont opéré et à juste titre, le choix du « Pivot » vers l’Asie.
A proportion symétrique et inverse, le Moyen-Orient et plus particulièrement la Syrie sont le « pivot » de la Russie.
Que viennent à se multiplier les sacs en plastique ramenant les corps en Russie et Poutine connaîtra le syndrome de Bush Junior en Irak. Deux scénarii s’offriraient alors à nouveau : le risque d’une fuite en avant et/ ou l’embrasement de l’ex empire soviétique et notamment du Caucase forçant ainsi la Chine à assumer au grand jour son emprise.
Le bénéficiaire évident de son échec serait la Chine qui n’en demande pas tant. Poutine apprendra suffisamment tôt, et ses dépens que le concept chinois du Heiping jueqi (ascension pacifique) n’empêche pas Pékin d’être expert ès duplice !

La Syrie adirée serait à coup sûr la démonétisation de Poutine. Enfin que vienne un échec- même partiel- émousser son emprise sur Assad et Damas signifierait la perte de son seul angle de pénétration dans la région.
Voilà pourquoi Poutine ira, s’il le faut seul, avec des troupes de plus en plus nombreuses au sol.
Accessoirement Poutine compte sur la Syrie pour éviter la contagion islamique vers la Russie. Affirmer le rôle des musulmans, voire le célébrer tout en le maintenant ouaté à l’extérieur du limes de l’oppidum russe est un des défis de Poutine.

Dans ce jeu délicatement compliqué où le Général de Gaulle jadis s’envola, Assad possède quelques atouts. Le premier étant qu’il est le premier et dernier rempart des intérêts russes dans la région. Tartous et Lattaquié n’étant que la face visible de l’iceberg.

Daesh ou les liaisons dangereuses

Pourquoi Poutine est-il intervenu seulement maintenant alors que la situation s’est fortement dégradée! Il suffit tout simplement pour le comprendre de se référer à la théorie du triptyque du politologue Alexander George: 56
– la procrastination pour observer l’adversaire
– l’escalade graduelle ( gradual turning of the screw)
– puis l’ultimatum avec le passage à l’acte

Ou pour dire les choses autrement le burgrave du Kremlin a dû méditer Kissinger. « La liberté d’action, c’est-à-dire la conscience de posséder un choix d’initiatives plus vaste que celui de n’importe quel adversaire, assure une meilleure protection qu’une alliance car, à l’heure du besoin, aucune issue n’est barrée. » 57
La conjoncture est désormais du dernier compliqué. Chaque sous- conflit gaze les autres sous-conflits.

Pour l’Arabie Saoudite la chute de la maison Assad risquerait de profiter à Daesh plus qu’à l’écurie concurrente. La déconfiture d’Assad ennemi tout aussi juré de Riyad si elle affaiblit l’Iran, qui rappelons-le n’est que très modérément en odeur de sainteté dans le royaume wahhabite mais exhale davantage surtout depuis quelques jours un parfum de soufre, propulserait Daesh ce dont Riyad ne veut à aucun prix.

Pour la Turquie l’écroulement d’Assad élargirait certes son espace à la frontière sud, mais elle ouvrirait un énorme espace où les kurdes pourraient s’engouffrer ce qui franchement n’enthousiasme par la Turquie. Ce serait tout sauf une apoptose !

Quant à Israël, la disparition d’Assad fragilise, certes, les lignes logistiques du Hezbollah soutenu –en tout cas au moins partiellement- par l’Iran au Liban. Ce qui n’est pas forcément pour déplaire à Jérusalem. Pour autant le pouvoir déstabilisateur de Daesh ne lasse pas de les inquiéter.
Même si Nétanyahu qualifie le danger de l’Iran nucléaire comme la plus grande menace pour Israël, ce qui n’est plus tout à fait l’opinion du chef d’Etat-Major israélien Gady Eisencot qui voit quant à lui dans l’accord de Lausanne des opportunités, 58 un Daesh implanté à Gaza voire en Cisjordanie et Jordanie constitue non pas une menace stratégique mais une source d’attentats probablement plus sévères que tout ce que l’Iran et le Hezbollah ont jamais entrepris.

Israël, quoi qu’il en eût, retire également deux avantages. Un Daesh puissant l’installe durablement en protecteur des pays arabes tels qu’Arabie Saoudite, Égypte et Jordanie. À cet égard les accords officieux de survol de l’Arabie Saoudite, mais qui n’iront pas beaucoup plus loin tant que des progrès n’auront pas été enregistrés dans le processus que l’on n’ose qualifier de paix sont révélateurs.
Non que l’Arabie Saoudite se préoccupât de quelque manière du sort des palestiniens, dont elle se soucie au demeurant comme d’une guigne, mais elle ne tient ni à enflammer son pays ni à l’ostraciser.
Enfin tant que Daesh est menaçant, Nétanyahu peut éviter de se pencher sur le problème central: les négociations avec les palestiniens.

A tout bien considérer Israël préfère sans doute un Assad même affermé; le Golan s’est révélé un des territoires occupés, étrangement le plus calme.

Il n’empêche. Si Assad perdait ville après ville son pouvoir se réduirait comme une peau de chagrin. Il n’empêche dans cet Orient si compliqué les grands acteurs, pour des raisons géopolitiques propres à chacun d’entre eux, sauf probablement la France, souhaitent un Daesh émasculé. Il n’est pas sûr pour autant qu’ils souhaitent un Daesh éradiqué. Moscou le sait et en joue parfaitement. C’est aussi son atout.

À commencer par le premier d’entre eux : Bachar El-Assad. Daesh est pour lui la condition de sa survie. C’est son assurance vie ! Ses 250 000 morts s’effacent devant l’hydre de Daesh. Tant que ce dernier est menaçant, tous les Etats, y compris la France, qui était la plus opposée au maintien transitoire d’Assad, rejoignent dorénavant la position de la Russie et de l’Iran.

La Turquie s’accommode quant à elle et jusqu’à présent de juteux trafics. Tant que les divers attentats sur son sol ne mettent pas en danger le soutien dont il jouit encore parmi ses électeurs, Erdogan n’en sera pas vraiment ému et contristé. Malgré l’affaire de l’avion abattu, Poutine préfère une Turquie éloignée chaque jour davantage des occidentaux.

Quant à la Russie, Daesh est l’occasion rêvée qui lui permet son spectaculaire come-back dans la région.
Plus Poutine tardait à intervenir plus Daesh devenait puissant et difficile à déloger et plus le coût deviendrait exorbitant. Plus tôt son intervention aurait suscité interrogations et levée de boucliers.
Poutine intervient maintenant car la réorganisation de son armée et surtout de ses unités rapides d’intervention commence à porter ses fruits. Les errements de la campagne en Géorgie sont effacés. Les missiles Kaliber en état de marche et l’affaire ukrainienne estompée.
Lors du sommet de Brisbane, Poutine boudé et ostracisé n’aurait pu intervenir. La levée des boucliers eut été un handicap. Daesh était alors encore une menace dont les occidentaux n’avaient point pris l’exacte mesure. Désormais, même si c’est d’une autre façon, Poutine sait qu’il a lui aussi autant à craindre que les occidentaux.

Après avoir vidé le risque nucléaire à Téhéran (même si l’accord présente quelques imperfections) l’Iran est dorénavant un acteur incontournable dans la région. Pour éviter tout rapprochement intempestif Téhéran-Washington, Moscou pense qu’un tête-à-tête avec Téhéran est préférable à une compénétration avec les Américains. Autant Moscou aura accompagné, voire soutenu même avec réticence, Washington dans l’accord nucléaire autant il ne se laissera point enrégimenter dans un accord de limitation des armements.

L’accord de Lausanne, en libérant les énergies, a permis et favorisé la nécessaire fusion diplomatique et militaire Téhéran- Moscou. Sauf à vouloir s’engager très lourdement au sol, ce que Moscou cherche à éviter, ce dernier a besoin de la coopération active avec Téhéran pour prendre sa part dans le « sale boulot ».
Mais surtout le pouvoir d’Assad ne tenait plus qu’à un fil. Courir le risque de vraies frappes américaines et alliées pouvait signifier le départ d’Assad.
Quant à l’Ukraine le temps de la digestion a fait son œuvre.

Enfin last but not least le Président Obama est devenu, élection présidentielle oblige, un lame duck.
Les valses hésitations d’Obama pavent donc une voie royale à Poutine. Comme l’a écrit si justement Alekseï Pushkov, président de la commission des affaires étrangères à la Douma, « The US needs cooperation on Syria more than Russia» 59

Une chose est sûre, Moscou ne se laissera pas prendre une deuxième fois par surprise comme en Libye où ses intérêts ont été balayés. Au passage il mentionne que l’intervention telle qu’elle a eu lieu en Libye a été entreprise en violation de la résolution 1973 du Conseil de Sécurité.
Tout ce qui peut affaiblir la coalition occidentale emmenée par les USA est bon à prendre. Toutes ces raisons damasquinent le tempo de son intervention. Moscou, même s’il lui arrive de se tromper a horreur de l’aventurisme. Trotsky l’a appris à ses dépens !
Pour réussir son ambition, il doit être perçu comme arbitre dans la région, proposer une idéologie de substitution et bien entendu disposer d’une vraie capacité d’intervention et de projection de ses troupes.

Quels sont ses alliés ?

Il a d’abord deux vrais alliés: l’Iran et son éternel séide le Hezbollah et la Syrie d’Assad. Chacun exécute sa partition à sa mesure. Ce sont des alliés de premier rang, où les arrières-pensées sont finalement de peu de poids et surtout qui ne lui disputent pas la primauté.
Les autres acteurs sont des alliés ou des clients dont le gré des circonstances et les hasards de la nécessité et de la fortune détermineront et conditionneront le soutien.
« Dans les systèmes d’alliance, les membres les plus faibles ont de bonnes raisons de croire que le plus puissant un intérêt primordial à les défendre ; il s’ensuit qu’il n’éprouve plus le besoin de s’assurer son appui en souscrivant à sa politique… » 60
Ou pour le dire autrement : « La puissance ne se transforme plus automatiquement en influence. » 61
Il a bien entendu l’assentiment même conditionnel et chichement mesuré de la Chine.
Même si ce dernier présente d’étranges similitudes avec le fraternel- mais hautement intéressé- encouragement du « petit père des peuples » alias Iossif Vissarionovitch Djougachvili au Grand Timonier appelé parfois Mao Ze Dong, lors de l’affaire coréenne.

Poutine et Benjamin Netanyahu ont quelques prédispositions à s’entendre. Tous deux sont des leaders forts portant l’intérêt de leur pays jusqu’à l’exacerbation et que rien ni personne ne peut porter au compromis.
Tous deux vouent un mépris désormais non caché, voire une aversion pour Obama. Lequel le leur rend d’ailleurs parfaitement.
Poutine, ce qui n’est pas le cas de Nétanyahu, n’a que peu de respect pour les valeurs américaines. Tout comme Staline, il admire la puissance américaine mais il en connaît aussi la pusillanimité.
Poutine a en outre parfaitement compris le jeu de Netanyahu qui recherche désespérément et pathétiquement une alliance- non pas de rechange- avec les USA mais un rééquilibrage fort et visible avec la seule autre puissance militaire qui compte pour le moment : la Russie.
Il y a là pour Moscou une fenêtre d’opportunité qui peut se refermer après les élections américaines.

Poutine compte aussi sur la technologie de pointe israélienne et l’influence de la diaspora juive. En dénotent ses fréquentes déclarations parfois enflammées envers Israël. Poutine et Nétanyahu sont donc engagés dans un modus vivendi.
En témoigne l’abstention israélienne lors des différents votes à l’ONU au moment de l’affaire ukrainienne. C’est également ainsi qu’il faut interpréter le refus de Netanyahu, à la différence des USA, lors de son interview à CNN le 4 Octobre 2015 de condamner l’intervention russe dans la région.
Tout cela est du dernier attendrissant voire captivant mais cela présente une peinture bien trop lisse et bien trop policée!
Et il est tout sauf impossible que Poutine ne caresse lui aussi l’opportunité- parmi d’autres- de rééquilibrer le rôle des USA auprès de Netanyahu par une influence russe.

Là s’arrête la comparaison. Et là s’arrête la comparaison, car Poutine s’est globalement- à quelques kappi près – séparé de la ligne Nétanyahu à propos de l’Iran nucléaire. Sans parler de son refus d’englober l’interdiction des missiles iraniens.
Là s’arrête également la comparaison car Poutine soutient Assad (certes dans une plus grande mesure qu’Israël qui a du mal à définir ce qui serait pour lui la solution la moins grave) qui s’il tombait fragiliserait l’Iran-proclamé par Israël ennemi numéro un- qui soutient le Hezbollah.
Poutine achèvera de livrer en totalité les S300 et 400 à la Syrie et à l’Iran.

Cette perspective est tout sauf réjouissante pour Israël. En s’installant durablement en Syrie, Poutine, suscitant l’ire israélienne a averti discrètement mais fermement Jérusalem que les incursions israéliennes en Syrie seraient dorénavant limitées au minimum. Enfin Poutine pourrait craindre une intervention militaire israélienne qui mettrait à mal toute sa stratégie.
Certes des rencontres au niveau des chefs d’État-Major ont eu lieu entre Tel-Aviv et Moscou pour prévenir tout accident aérien et ces rencontres ont eu lieu avant les rencontres Washington-Moscou. Ainsi, début octobre, le Chef d’Etat-Major russe Bogdanovsky a rencontré son homologue israélien afin d’éviter tout incident aérien. Netanyahu s’est rendu auparavant à Moscou pour négocier dans le même sens un mécanisme de prévention des conflits.
Il est probable que les livraisons des S 400 et S 300 à l’Iran et à la Syrie ont dû être abordées. Sur ce point Moscou retardera peut-être la livraison complète des S 300 à l’Ira ; mais il ne l’annulera en aucun cas. Mais Rostec en a bel et bien signé la fourniture fournitures à l’Iran le 9 novembre 2015. Quant à la Syrie Moscou a déjà commencé.

La lune de miel Jérusalem-Moscou connaît déjà ses premières difficultés et infidélités.
Les négociations israélo-russes été plus poussées qu’avec les USA. Pour autant cette coopération qui ne dit pas son mot, n’empêche pas les dissensus et les incidents.

Ainsi, et sous toutes réserves, un fait est passé relativement inaperçu car tant Israël que la Russie préféraient le confiner. Le 2 octobre 2015 quatre F 15 israéliens ont survolé comme à l’accoutumée la Syrie ainsi que la base aéronavale de Lattaquié. Moscou a fait alors immédiatement décoller six SU 30 SM de la base de Hmimim qui ont intercepté en position d’attaque les quatre F 15 israéliens lesquels ont rebroussé chemin suite aux instructions du commandant de l’armée de l’air israélienne estimant que les F15 risquaient la défaite face à ce que certains spécialistes considèrent comme un des meilleurs avions du monde dans sa catégorie. Israël a protesté auprès de Moscou lequel a en retour demandé des explications aux israéliens. L’affaire en est restée là. Mais cet incident a eu lieu malgré les accords de déconfliction.
Moscou entend bien conserver la maîtrise de l’espace aérien syrien sous sa juridiction pleine et entière.

Le jeu Moscou-Jérusalem est subtil, complexe et pimenté à souhait. La lune de miel actuelle ne garantit ni les dérapages ni les désaccords profonds. Qu’on en juge: « We don’t want to go back to the days when, you know, Russia and Israel were in an adversarial position, » « I think we’ve changed the relationship. And it’s, on the whole, good. » « I went to Moscow to make it clear that we should avoid a clash between Russian forces and Israeli forces, » 62
Là encore tout indique que Poutine y voit le parfait réalignement des planètes. L’on notera au passage la différence de ton employé par Nétanyahu entre Obama et Poutine, alors que tant sur le dossier iranien que sur les livraisons d’avions ou les votes à l’ONU Washington est beaucoup plus proche de Jérusalem que Moscou ne l’est.
A terme Israël devra trancher le dilemme entre le soutien russe à l’Iran et son attitude envers Daesh.
Les missiles sont à Lattaquié, Israël ne pourra attaquer sans risques majeurs pour lui dans la Syrie désormais sanctuarisée. Mais Israël ne pourra pas non plus laisser planer une telle menace sur sa tête. Moscou se révélera un partenaire rival autrement plus sévère que Washington lors des futurs désaccords. Les avions soviétiques abattus par la chasse israélienne en 1973 sont certes restés sans réponse car ils étaient aux couleurs syriennes, ce qui a permis à Moscou de nier leur implication sur le théâtre d’opérations. Ce n’est pas le cas aujourd’hui.

« If anybody wants to use Syrian territory to transfer nuclear weapons to Hezbollah, we’ll take action, » « And we continue to do that. » 63
Jusqu’à présent Israël, à la différence des USA ou de la France n’a pas émis de réserves quant à l’intervention russe contre la résistance syrienne. Israël est juste concerné par la livraison de missiles qui pourraient tomber entre les mains du Hezbollah.

Comment Moscou réagira t- il ? Les deux leaders ont la souveraineté chatouilleuse et des intérêts impatientés. Au passage Nétanyahu reconnaît implicitement les frappes en Syrie. Il est tout sauf sûr que Moscou les tolérera davantage longtemps.
Pour autant de la même façon que Staline avait voté en faveur d’Israël lors du plan de partage de 1947 afin de créer un point de friction contre l’Ouest, Poutine est le dernier intéressé à une solution du conflit entre Israël et les Palestiniens.

Le Kremlin tsariste, bolchevique ou russe, a viscéralement besoin de conflits pour jouer son rôle planétaire. Trop imposant pour se cantonner dans son étranger proche, trop faible pour imposer ses rêves. En somme pour reprendre un titre qui ne lui était pas destiné, c’est « Gulliver empêtré ».
Au Kremlin la diplomatie ne s’est jamais encombrée d’idéologie.

Dernier groupe d’alliés, volens nolens : les USA et la France. Trop contents de voir un pays avec des boots in the ground, Washington et Paris vont même jusqu’au partage d’informations et de renseignements. Encouragé par ses rapprochements avec l’Arabie Saoudite et l’Égypte, Poutine veut se servir de son rôle d’arbitre et des accords de coopération militaire pour influencer le jeu selon ses seuls désirs.

Le bal des débutantes à Moscou

En attestent les visites incessantes soit à Moscou soit dans les capitales respectives. Égypte, Jordanie, Arabie Saoudite, Etats du golfe. En juin le Prince héritier d’Arabie Saoudite s’est rendu à Moscou, en août le Roi de Jordanie, Al Sissi et le Prince royal d’Abu Dhabi. L’Emir du Koweït et le Roi d’Arabie Saoudite ont également prévu de faire le pèlerinage à Moscou. Moscou et Riyad ont repris le dialogue sur la Syrie. Riyad va financer un projet de 10 milliards de dollars pour la construction d’un réacteur nucléaire russe en Arabie Saoudite.

En juin 2015 le prince couronné saoudien Mohammed bin Salman a rencontré Poutine à Saint-Pétersbourg du pour préparer de très nombreux accords y compris nucléaires. Ce sont tout sauf des accords mineurs si l’on garde en mémoire qu’en 2030 l’Arabie Saoudite sera un importateur net de pétrole. L’énergie servira de carburant à un quasi appariement

En Égypte il n’est pas impossible que l’on assiste à un retournement d’alliances. D’abord parce que l’Égypte et coutumière du fait. Ensuite parce qu’Al Sissi s’inspire partiellement du nationalisme nassérien au moins autant que de l’héritage de Sadate et de Moubarak qui se situaient clairement dans la mouvance américaine et occidentale. Les contrats entre l’Égypte et la Russie deviennent non négligeables.
La Kalashnikov offerte par Poutine à Al Sissi en février 2015 va au-delà de l’aimable symbole. Elle ponctue et préfigure des contrats d’armement et de coopération militaire autrement plus menaçants que ce colifichet d’adolescent.
Enfin l’on notera avec intérêt les exercices navals conjoints entre la Chine et l’Égypte qui ont eu lieu en mai 2015.

En Iran Poutine escompte s’appuyer sur les diverses parties en présence. Il soutient le clan Rohani et aspire à retirer quelques bénéfices de son attitude durant les négociations de Lausanne. Il a cependant gardé des contacts avec le clan Khamenei. Il se veut et se croit syndic des conflits sunnites-chiites.

En somme Monsieur Poutine se voit l’honnête courtier de la région et de la crise. C’est ainsi que l’Institute for Policy and Strategy of IDC à Herzlia a pu dire récemment que Poutine émerge parmi les protagonistes tels que le Hamas, le Hezbollah, Iran, la Syrie comme le Deus ex machina.
A certains égards c’est exact. Poutine s’offre même le luxe d’être proche de Mahmoud Abas tout en fréquentant assidûment Nétanyahu. Ces leviers diplomatiques ne seraient rien s’ils n’étaient adossés à sa panoplie militaire et nourris à sa sève nucléaire. Désormais Poutine ne cache plus ni ses ambitions ni surtout ses moyens dont on avait pu entrevoir l’architectonie. Le temps des zakouskis est bien révolu !

Accoté à une présence accrue en Méditerranée, arc-bouté sur une nouvelle doctrine navale et précédé de la nouvelle doctrine nucléaire russe, Poutine entend inspirer respect et intimer obéissance. «The doctrine commands the Russian armed forces to embark on “purposeful course aimed at turning the region into the zone of military-political stability,” and to maintain “sufficient permanent military-naval presence” 64

Début septembre le sous-marin TK 208 Dimitri Donskoy patrouille en Méditerranée et approche les côtes syriennes. De la classe des croiseurs lourds sous-marins nucléaires stratégiques c’est un des plus gros sous-marins nucléaires russes. Équipé du nouveau missile balistique russe R 30 Boulava, il peut emporter jusqu’à 20 missiles intercontinentaux SSN 30 soit jusqu’à 200 têtes nucléaires mirvées et dont la portée est de 10 000 km. Les SS 300 lancés en mer Caspienne l’ont été à 1500 km de distance.

Pour écraser la résistance syrienne et s’attaquer à Daesh cela nous semble tout à fait superflu. Par contre si d’aventure, Poutine nourrissait d’autres ambitions, ce sous-marin serait parfait. Ce dernier épaule les forces russes en Syrie qui se composent d’au moins quatre Sukhoi SU 30 SM multi-usages avec un armement air-air et air-sol d’interdiction au sol ; 12 SU 25 d’interception, 12 et SU 24, 15 hélico et plus de 5000 personnels. Les missiles SS 30 NA font partie de ce que l’on appelle en termes militaires du délicieux euphémisme : « shock and awe ».

Cette doctrine mise au point à l’université de Défense nationale des USA par Harlan Ullmann et James Wade, fut utilisée en Irak en 2003. On n’introduit pas sans raison des SU 30 SM qui sont des chasseurs multi- rôles. Le SN 30 A est le précurseur du SSC X8 partie intégrante de la force nucléaire russe. Un groupe naval avec deux croiseurs et quatre autres navires complète utilement ce dispositif.

L’armée russe a tiré les leçons de l’équipée tout sauf glorieuse en Géorgie. Sa modernisation entamée sous Anatoli Sordyukov en 2008 est achevée en 2012 par son successeur Sergueï Choigu. L’armée russe est désormais parfaitement préparée pour des interventions à l’extérieur y compris en dehors de son étranger proche. Cela concerne l’armement et surtout les forces spéciales dorénavant parfaitement mobiles.
Le bombardier invisible PAK FA T 50 sera produit à 12 exemplaires au lieu des 50 prévus en 2016 /2017 (sanctions obligent.) Sa capacité d’emport de 12 missiles dont la vitesse hypersonique leur permet d’être eux aussi furtifs.
Certains analystes à la CIA affirment que ce bijou technologique est supérieur aux avions américains de cinquième génération dont le F 35 ou le Raptor.
Pour autant n’oublions pas que toutes les unités n’ont pas eu droit à ce niveau de perfectionnement et que les accidents dans l’armée russe sont étonnamment fréquents. Ainsi deux bombardiers stratégiques russes TU 95 MS et un MIG 31 se sont crashés en octobre 2015 au Kamtchatka.
Depuis le mois de novembre, Poutine utilise aussi des bombardiers à long rayon d’action TU 22, TU 160, 95 MC qui décollent de Russie. Le 17 novembre, Sergueï Choigu a ainsi appelé la première frappe aérienne massive en provenance de Mosdock en Ossétie du Nord. Massive car composée de TU160, TU 95 MS, TU 22 M3M. Elle ajoute très fortement à la puissance de feu de la base aéronavale de Lattaquié.

La puissance militaire russe atteint aujourd’hui un niveau inégalé depuis la fin de la guerre froide. Moscou considère dès maintenant la Méditerranée comme son champ d’action naturel, ou pour employer un terme anglo-saxon comme son playground. Tartous qui date de 1971 et Lattaquié, renforcés et modernisés, sont de facto sinon de jure territoires russes. Les pistes agrandies sont désormais capables d’accueillir en quantité massive tous types d’aéronefs. Points d’appui, elles rapprochent la flotte de la mer Noire de Sébastopol. Sans oublier bien sûr l’accord naval négocié et accordé par Chypre. Les russes comme les chinois savent attendre et surtout savent perdre quelques menues monnaies s’il le faut.
À Lattaquié le poste d’écoute a lui aussi de grandes oreilles.

La combinatoire de ces éléments militaires et diplomatiques explique donc pourquoi l’offensive russe s’est déclenchée seulement à ce moment.
Poutine continuera de déverser quantité d’armes auprès d’Assad quand bien même la facture ne sera pas réglée rubis sur l’ongle. Le contrat de vente avec Téhéran pour des missiles antiaériens SS 300 sera honoré et précédera un accord jumeau avec la Syrie.

La stratégie militaire est claire. Être dans un premier temps un appui fort pour Assad afin que celui-ci finisse le travail.
A la fameuse formule de Winston Churchill « Give us the tools and we’’ll finish the job’’ Poutine répondra « we’’ll give you the tools and you will finish the job. »
Sa stratégie a en tout cas permis quelque succès même si tous ne lui sont pas totalement imputables. Les américains et les kurdes peuvent aussi revendiquer leur part de succès.
Pilonnage aérien américain et combats courageux au sol des kurdes. Il n’empêche !
Tal Abyad à la frontière syro-turque, Bajii plus grosse raffinerie d’Irak, Sinjar et Ramadi ne sont pas que des symboles !

Il n’empêche Daesh globalise sa terreur tous azimuts et délocalise ses branches à proportion inverse de ses échecs sur le terrain. À mesure de ses frappes aveugles surtout contre les musulmans, Daesh fragilise ses positions et surtout s’aliène chaque jour davantage les pays musulmans. Ce qui n’est pas un résultat négligeable. Les russes ont administré la preuve que leur stratégie d’attrition et de schlacht material se révèle payante.
“The timing of the attacks is as revealing as the targets’ nationality. The more the Islamic State is defeated on the ground and loses control of territory in Syria and Iraq, the more it is tempted to externalize the war to deter further intervention. The synchronized attacks in Paris, for example, coincided with the Islamic State’s loss of the Iraqi city of Sinjar.” 65

Dans la course aux armements dans la région, les iraniens ont déployé des missiles Yakhout qui complètent le dispositif russe sol air SA 22. D’une précision impeccable, le Yakhout a une portée de 200 milles. Il menace d’autant plus les israéliens à Haïfa ou Ashdod que les russes ont averti Israël que c’était leur chasse gardée.
Tartous permet à l’armée russe :
-un objectif stratégique majeur : un face-à-face avec la VIe flotte.
-un gain tactique considérable avec la Turquie. Poutine enserre ainsi la Turquie dans ce que l’on appelle la diplomatie du sourire armé. En faisant monter les enchères, il était dès lors possible et prévisible qu’Erdogan veuille mordre Poutine aux mollets.
Grâce à Tartous la flotte de la mer noire n’a même plus besoin de regagner sa base de Sébastopol.

Ne voir qu’une intervention russe limitée à la seule Syrie serait donc une erreur. Il s’agit bel et bien d’un vrai réarmement naval qui prolonge l’affaire ukrainienne. C’est pourquoi Poutine conduira son escapade syrienne avec le même sérieux et la même implacable volonté. La Syrie compte désormais pour 10 % des exportations militaires russes. Gageons que Poutine ne s’en laissera point conter.

A l’ONU, Poutine usa et abusa aussi d’une autre arme. Il sait qu’Obama a terriblement besoin de lui en Iran avant de quitter la scène. Cet appui, il le monnayera à un prix que les Américains payeront même s’ils le jugent exorbitant. Ceux-ci se sont d’ailleurs rapprochés davantage de Poutine que ce dernier d’Obama.

A preuve du rapprochement américain, Kerry déclare à Vienne le 14/11/15 : «It is time to deprive the terrorists of any single kilometer in wich to hide.” Eût-il voulu accorder un blanc-seing à Poutine, lequel bombardait déjà allègrement et également plus que de raison des hôpitaux, qu’il n’eût point agi autrement.
Muni de tels encouragements le Kremlin peut même se permettre de laisser la situation pourrir sur le terrain afin de mieux assurer son emprise et d’agir selon son propre calendrier. Le colonel du KGB aura beau jeu de se plaindre de l’absence de soutien des occidentaux à sa coalition, il est – in petto – tout sauf contristé de jouer les prima donne.
Comme le démontre amplement le compromis élaboré à Vienne et Poutine le rappellera, s’il en était besoin, mezzo vocce au sommet d’Antalya : “But life is always evolving and at a very fast pace, often teaching us lessons. And I think that now the realization that an effective fight [against terror] can only be staged together is coming to everybody,”
« Some armed opposition groups consider it possible to begin active operations against IS with Russia’s support. And we are ready to provide such support from the air. If it happens it could become a good basis for the subsequent work on a political settlement,” 66 Chez Poutine on a le triomphe modeste !

Le Président américain, suivi du Président Hollande, n’exige plus d’ailleurs le départ immédiat de Bachar El-Assad comme condition préalable au règlement. Obama a ainsi lors de son discours, marqué au sceau de sa parfaite élégance habituelle, mais peut-être trop académique. « Yes, realism dictates that compromise will be required to end the fighting and ultimately stamp out ISIL. But realism also requires a managed transition away from Assad and to a new leader, and an inclusive government that recognizes there must be an end to this chaos so that the Syrian people can begin to rebuild.” 67
Obama est un neo-kissingérien et pratique davantage une politique de retrenchement que d’isolationnisme.
Il n’en reste pas moins qu’à partir de septembre et surtout de l’avion russe abattu en Égypte, Poutine a fait de la lutte contre Daesh sa « top priorité » avec le maintien en Syrie.

Ironie, caprice ou tout simplement autonomie de l’Histoire, pour Moscou Daesh est un danger qui recèle désormais des risques et chausse-trappes plus grands que pour l’Ouest. La preuve la plus éclatante est que Poutine qualifie désormais Daesh de « main adversary » terme habituellement réservé à l’OTAN. Ayant montré sa force, il cherche ensuite à assurer la neutralité et si possible le soutien de nombreux pays non pas, qu’il doutât de sa puissance, mais il doit enrégimenter sous sa bannière un grand nombre de pays.

Tout uniment le voici investi dans la défense des droits de l’Homme. Et pas seulement en Syrie. Chassez l’anagogie et l’anamorphose réapparaît à toute vitesse dans son morceau de bravoure. « I cannot help asking those who have caused the situation, do you realize now what you’ve done? But I am afraid no one is going to answer that. Indeed, policies based on self-conceit and belief in one’s exceptionality and impunity have never been abandoned.”
“I would like to address Muslim spiritual leaders, as well. Your authority and your guidance are of great importance right now.” 68
Poutine n’a oublié ni la récente affaire libyenne ni surtout le complot éventé d’Eisenhower en 1957 en Syrie qui visait à évincer un régime pro- URSS. Le pacte de Bagdad demeure encore à ce jour le cauchemar russe. Pas plus que la leçon libyenne, la leçon du complot n’a été oubliée.

Poutine quoi qu’il en dise ne veut donc pas d’un anéantissement complet de Daesh. Ce serait se priver des raisons de son intervention en Syrie.
Et tout aussi mêmement malgré ses déclarations énamourées pour Israël, la dernière chose qu’il souhaite dans la région, c’est un règlement de paix entre les Arabes et Israël.
Il n’est pas forcément le seul à penser ainsi.
À cette aune Staline reste un formidable professeur. Divide et Impera.
C’est ainsi qu’il faut interpréter son discours à l’ONU.
« Besides, the Islamic State itself did not just come from nowhere. It was also initially forged as a tool against undesirable secular regimes.” 69
En créant l’université Patrice Lumumba à Moscou Khroutchev puis Brejnev avaient vu juste.

Assad ayant donc seul – aux yeux de Poutine – la légitimité pour mener le combat, Poutine se réclame donc comme le seul, à avoir la légitimité d’agir sur zone étant le seul à avoir été appelé à l’aide.
Poutine reconnaît dorénavant à mi-voix l’utilité des kurdes contre Daesh quitte à agacer encore davantage la Turquie, partenaire bien indocile. Mais surtout aux yeux de Poutine, Assad est le seul capable de mener efficacement le combat contre le terrorisme.
Le lecteur traduira aisément par plutôt que d’envoyer tout de suite des soldats russes ou des Maskirovka risquer leur vie, Poutine préfère voir des syriens sacrifiés !

Ayant établi les conditions de son agenda, il s’attaque d’abord à la résistance syrienne. Il remplit ainsi ses deux objectifs. S’attaquer au maillon faible et conforter Assad en laissant le foco de Daesh dans la région. Lorsqu’il est nécessaire, Poutine on le voit, n’hésite pas à endosser les habits du terrorisme masqué derrière le romantisme barbare de Castro et Che Guevara.

Daesh est paradoxalement son permis de chasse dans la région. Poutine sait parfaitement ce qu’il veut et il en a les moyens. Les moyens, les USA les possèdent à profusion mais ils ne savent pas, ne peuvent pas, ou ne veulent pas prioriser leurs intérêts. Ce n’est plus le syndrome du Vietnam, c’est juste celui de l’Irak. C’est aussi la chance de Poutine !

La coalition élargie, il ne la rejoindra qu’à deux conditions mêmes si les cibles visées et surtout les buts sont différents voire antithétiques.
A cet égard la conférence sur la Syrie d’Octobre 2015 ne pouvait être qu’un aimable divertissement destiné à amuser et faire patienter la galerie.
La première condition est qu’il en prenne la tête ; la deuxième que la coalition élargie aille à la tranchée selon ses propres ambitions.
Bien sûr il continuera de pilonner Daesh de temps à autre mais cela ne portera guère à conséquences. Il avait déjà, tel Zeus retenant la foudre, sauvé la mise à Assad en saisissant brillamment l’occasion rêvée et offerte sur un plateau par John Kerry lors du désarmement chimique de la Syrie.
Sauver Assad le dictateur le plus sanguinaire de la région qui pourtant n’en manque pas c’est aussi envoyer un message à la Turquie, à l’Arabie Saoudite, à l’Iran et aux USA et même à Israël que la Russie est de retour. Russia Is Back. En face : les hésitations américaines.
Dans le bras de fer qui l’oppose à Obama, Poutine a de grandes chances de triompher. Même si son économie vacillante et ses capacités militaires sont moindres, c’est lui qui fait montre d’une plus grande volonté et qui sait où il veut aller. Enfin c’est lui qui a le moins de scrupules. En témoignent les bombardements effectués- consciemment ou pas- par l’aviation russe sur des hôpitaux de campagne de la résistance syrienne. Ce qui ne l’empêche pas d’abreuver le monde de ses leçons.

En s’opposant frontalement aux Américains Moscou devient peu à peu l’arbitre de la situation. Mais un arbitre tel que l’entendait le Général de Gaulle lors de son discours de Bayeux. Si la Russie a tiré ses missiles de croisière Kaliber, cela n’était pas absolument nécessaire pour des groupes de rebelles et terroristes. Cette démonstration de force – suffisante par elle-même avertit subtilement qu’ils peuvent à nouveau frapper n’ importe où y compris en Europe.
Toujours l’idée du découplage !

Cette frappe est un avertissement à peine voilé aux USA pour leur signifier qu’avec le missile Kaliber, le monopole US au niveau des missiles de longue portée à haute précision est bien révolu. Les russes l’ont lancé d’un sous-marin nucléaire de la classe Yasen dont la caractéristique essentielle, outre la puissance de feu est d’être plus silencieux que les américains de la classe « Los Angeles ».
Frapper la résistance syrienne ce n’est pas seulement soutenir Assad, c’est être sur le terrain avant les USA et l’ombre et montrer que l’on dispose aussi d’un armement conventionnel adéquat, complément indispensable à toute doctrine nucléaire moderne. Celle-ci ne peut se passer d’un infra-armement.
Il a également une capacité de frappe conventionnelle contre l’OTAN au cas où ce dernier se montrerait trop expansionniste ou pas assez coopératif en Ukraine ou dans l’étranger proche de Poutine.
On le voit, une fois de plus, la Syrie n’est qu’un petit objectif dans le dispositif russe. En combinant frappes aériennes et démonstration de force, Poutine entend vaincre la résistance syrienne en montrant simplement que les USA engoncés dans leurs irrésolutions ne peuvent les protéger.
Grace à la Syrie, la Russie est désormais avec les USA mais pas à égalité le seul état ayant prouvé sa capacité d’éployement en dehors de son pré carré avec la palette complète des moyens d’intervention.

L’on est légitimement en droit de se poser la question sur ce qu’elle va faire de ce nouveau statut. Nous ne sommes plus en effet dans son étranger proche.
Sera-ce un danger ultérieurement ? Serons-nous capables de réinsérer la Russie dans un ordre mondial aux ramifications si inextricablement complexe et explosives.

Ayant affermé puis éreinté Bachar El-Assad et affaibli la résistance à la grande surprise de la coalition emmenée par les USA (n’a-t-il pas claironné qu’il était difficile de distinguer la résistance de Daesh) Poutine peut sans risque d’anémier sa propre présence frapper désormais Daesh. Sa stratégie n’est pas inintelligente ; mais avoir bombardé sciemment-ou en tout cas sans s’entourer du maximum de précautions- des hôpitaux n’efface pas le fait qu’il s’est bronzé au feu du crime !
« La politique extérieure n’exige l’usage de presque aucune des qualités qui sont propres à la démocratie et commande au contraire le développement de presque toutes celles qui lui manquent » 70

Et pourtant au jeu de dupes Assad occupera toujours la plus haute marche du podium

Les forces antigouvernementales perdent chaque jour du terrain et des villes. Les pertes parmi Daesh, certes toutes ne sont pas imputables à Poutine et il faut saluer le courage et l’efficacité des kurdes ce qui ne laisse pas d’inquiéter la Turquie, atteignent 30 % de tués. Mais Poutine aura fait le vide. Le Boeing désintégré en Égypte aura juste précipité l’agenda des frappes russes contre Daesh.
L’armée syrienne ayant cessé de perdre du terrain et commençant à en regagner un peu, le moment vient de l’épauler de plus belle dans les airs en frappant de conséquence.
Le calculus russe est périlleux et délicat. Un Daesh trop fort entraîne ipso facto un Iran incontournable. Si Moscou a besoin de Téhéran il n’est pas près d’en accepter n’importe quel prix.
Quant aux kurdes Poutine en connaît et en maîtrise le risque y compris avec la Turquie. Il pense que les kurdes sauront jusqu’où ne pas aller trop loin en l’occurrence au-delà de leurs régions de peuplement. Vraisemblablement, ils se contenteront de chatouiller Erdogan ; ils auront la retenue stratégique de ne pas lui provoquer une crise urticante. Désormais, USA, France et OTAN absents, Poutine joue sur du velours !
Un Daesh éliminé et c’est sa présence à lui qui n’est plus incontournable.
Poutine n’est pas sorti de sa tanière pour que d’autres récoltent les fruits de son labeur. En outre lorsque Moscou aura intérêt à négocier une transition pro- Assad, il devra, tout Poutine qu’il soit, donner des gages. Mais une chose est sûre : Moscou ne perdra pas de sitôt son leadership dans la région.
Et il est d’autant plus certain qu’il ne partagera point son alliance. Gageons que Washington ne la lui disputera pas vraiment. Les deux savent la chose impossible. « Agir d’un commun accord ne se peut plus, non par la faute de quiconque mais parce que la définition du danger est radicalement différente selon qu’on l’énonce à Londres ou sur le continent. » Il suffit de remplacer Londres et le continent par Washington et Moscou. 71

Force est de constater que Poutine a grandement avancé sur tous les objectifs qu’il s’était fixés y compris sur ceux qu’il n’avoue pas à savoir se repositionner par rapport à son voisin chinois et ressouder sa population sous sa férule.
Il spécule sur le fait que l’Ouest a peu ou prou intégré le maintien, à tout le moins, transitoire de Bachar El-Assad au pouvoir.
Ce dernier n’étant plus un préalable, d’autant plus que les élections se profilent à l’horizon 2017, et Poutine tenant plus un à régime fort et reconnu comme légitime mais docile, fidèle et utile vassal envers son suzerain, devra quand même payer son écot.

A Moscou le chœur des pleureuses ne sera pas plus larmoyant pour Assad qu’il ne l’a été pour Ianoukovitch. Tant qu’Assad représente un intérêt aux yeux de Moscou il est assuré de torturer et massacrer son peuple. Licence de chasse toujours valide, hélas !
Mais le joueur d’échecs ou de poker du Kremlin (selon qu’on est aficionado affiche sur un ado ou pas) vise déjà l’après Bachar.

S’il était besoin d’une preuve : le traitement humiliant que poutine lui a réservé lors de sa visite à Moscou tendant son acheminement rocambolesque et la mise en scène qu’après tout sauf enthousiasmer le tortionnaire de Damas. Les trompettes de la renommée ont été lugubres aux oreilles d’Assad lorsque Poutine lui a annoncé qu’il se concerterait à son propos tant avec ses opposants qu’avec les kurdes, la Turquie ou l’Arabie Saoudite.
Ce doit être ce que Mozart appelait un divertissement musical !

Il est en tout cas une victoire qui pèse lourd de succès. Le succès remporté à l’aéroport de Kuneiris, verrou nécessaire qui permet d’envisager la reprise de Rakka, donne incontestablement plus de poids à Assad. Kuneiris peut-être plus que les carnages commis dans le monde entier et notamment à Paris autorise Poutine à s’attaquer à Isil meilleur ennemi d’Assad sans lâcher ce dernier.
Poutine peut ainsi tel un preux chevalier déclarer que les opérations russes sont basées sur la légitime défense et menées en collaboration avec des « partenaires » et « amis ».

Après avoir passé en revue les ambitions réelles de Poutine puis ses atouts, examinons l’évolution plausible du conflit et les freins qui ne manqueront pas de contrarier le dessein poutinien. Enfin nous tacherons de discerner quelles sont les lignes de résistance offertes à l’Occident.

L’expansion russe peut se jauger, juger à deux niveaux.

Après avoir entamé le processus de restauration de son rôle de grande puissance, puis la reconquête de son étranger proche, Poutine explore désormais à nouveau avec une gourmandise impatiente et que rien ne semble assouvir les rivages lointains que l’Empire bolchevique connaissait. Les deux premières étapes ne nous semblent pas devoir justifier des cris d’orfraie. La troisième soulève et posera des problèmes sauf à insérer la Russie dans le jeu de relations ordonnées et pacifiées.

Ce sera un des défis de notre génération. Croire qu’on éloignera le risque en recroquevillant Poutine relève au mieux de l’utopie au pire de la bêtise. Regarder en spectateur de nouvelles interventions que nos principes élevés critiquent et gesticulent dans un silence assourdissant n’est pas non plus une attitude intelligente. « La bonne politique, disait Ernest Renan, n’est pas de s’opposer à ce qui est inévitable ; la bonne politique est d’y servir et de s’en servir » ou comme le disait si justement Raymond Aron : « Il ne faut ni acculer les projetés d’une religion conquérante, maîtres d’un vaste empire, au désespoir, ni par la faiblesse éveiller en eux la tentation. » 72

L’on aura bien sûr en tête que Poutine dont personne n’aurait l’imagination assez fertile pour contester la bonté d’âme privilégie la force à la vertu. Ce qui reste de la capacité de la Russie tsariste, bolchevique ou poutinienne c’est qu’elle exerce un pouvoir de nuisance et ce sans aucun jugement moral.
De tout temps la Russie, à deux ou trois exceptions près, disposa toujours d’une capacité de réaction plutôt que d’être porteuse non pas d’un projet qu’elle n’a pas la capacité d’éployer et surtout de maintenir dans le temps long.
Dominique Moïsi disait fort joliment: « Si je vous fais peur c’est donc que j’existe et que je suis sur la bonne voie. Hier vous me méprisiez, aujourd’hui vous me craignez à nouveau. Je dépasse l’humiliation pour retrouver à travers votre peur mon espoir. » 73

Ab urbe condita l’ambition des mers chaudes demeure son rêve obsessionnel, cela ne suffit pas à elle seule à constituer une menace stratégique.
Il n’en reste pas moins que Poutine sait penser et jouer plusieurs coups à l’avance. Les récents ballets diplomatiques peuvent amuser, abuser, délasser les spectateurs régalés mais mystifiés. Ils ont évidemment d’autres objectifs ; il demeure fort peu probable qu’ils débouchent, au moins dans l’immédiat, sur quelques résultats tangibles.
Si un P5 plus 1 se dessine la Russie en sera. Et d’une façon ou d’une autre l’Iran et l’Arabie Saoudite en feront partie. Géographie oblige.

Ce ne sont ni les déclarations vibrionnantes de John Kerry à son homologue Lavrov ni les accès de fièvre d’Erdogan qui entraveront et empêcheront Poutine. «The Secretary called Russian Foreign Minister Lavrov this morning to discuss Syria, including U.S. concerns about reports suggesting an imminent enhanced Russian military build-up there. The Secretary made clear that if such reports were accurate, these actions could further escalate the conflict, lead to greater loss of innocent life, increase refugee flows and risk confrontation with the anti-ISIL Coalition operating in Syria.” 74
Risquons-nous à affirmer que les murs du Kremlin en sont restés polis d’indifférence. Si Daesh a perdu plus de 14 % des territoires conquis et un tiers de ces hommes c’est grâce directement ou pas à Poutine. Les russes ne lâcheront pas de sitôt la Syrie c’est peut-être la seule chose de sûr au Moyen-Orient. Pour autant cela ne signifie pas qu’ils ne lâcheront point Assad.

Cette hypothèse ne manquera point de se produire si et uniquement si Assad n’est plus utile à Poutine. Si les éléments de la résistance s’entendent avec les forces régulières et qu’elle soit suffisamment forte pour assurer la stabilité du pays et surtout qu’elles manifestent clairement allégeance à la Russie. Malgré les protestations de fidélité de Poutine à Assad, celui-ci serait bien avisé de relire Oscar Wilde. « Votre sincérité est telle que je ne puis croire un seul instant ce que vous dites. »

Moscou et Téhéran soutiennent fidèlement mais surtout provisoirement Damas. Ils sont sur la même ligne. Amir Abdollahian n’a sûrement pas trahi ni la pensée de Rohani ni celle de Poutine lorsqu’il déclare en octobre 2015 : «Iran does not insist on keeping Assad in power forever, » « Talks are all about compromises and Iran is ready to make a compromise by accepting Assad remaining for six months ». “Of course, it will be up to the Syrian people to decide about the country’s fate. » 75

L’observateur attentif rectifiera de lui-même ce qui n’est probablement qu’une faute dactylographique et remplacera « Syrian people » par « iranian and russian governements. »
Rester en Syrie, y occuper les bases stratégiques sera relativement facile pour Poutine. Soutenir le pouvoir vacillant de Bachar El-Assad- au moins provisoirement- reste à sa portée. Affaiblir la résistance syrienne en tant que menace existentielle semble aussi une possibilité. Éliminer Daesh est une question de temps. Par contre Poutine aura beaucoup de mal à faire cohabiter sous son aile Téhéran, Ryad et Ankara.

C’est pourtant le pendant occidental indispensable à ses relations avec la Chine. Même si Riyad et Téhéran sont condamnés à inventer un modus vivendi, les récentes expulsions d’ambassadeurs et rupture des relations diplomatiques, ou éruptions pyromanes ne plaident pas en ce sens, ou à tout le moins le compliqueront et le retarderont.

S’il faut sacrifier Assad pour un ralliement de l’Arabie Saoudite cela ne posera aucun problème de conscience. Par contre les intérêts pétroliers profondément divergents – la chute des prix organisée par l’Arabie Saoudite a mis la Russie à genoux – oblitère pour un temps fort long un réel rapprochement. Pour autant il n’est pas interdit de penser que l’on assistera à des rapprochements de circonstance.

Avec Ankara, les conflits sont d’un autre type. Non pas que l’avion abattu obscurcisse indéfiniment le ciel entre les deux puissances. Les intérêts énergétiques sont par trop inextricablement mêlés.
Non pas que Assad soit l’ennemi perpétuel d’Erdogan – ils ne l’ont pas toujours été. Mais fidèle à sa politique de zéro problème qui se révèle pourtant porteuse d’insuccès douloureux, Ankara est un partenaire trop volatile pour que Moscou fonde une politique où il serait une composante du « pivot » occidental de la Russie.
Il n’en reste pas moins que la Russie et la Turquie partagent une frontière maritime. Lors de l’annexion de la Crimée, Ankara a donné de discrètes consignes pour que les Tatars restent relativement silencieux.
La Turquie a besoin de la Russie pour les mêmes raisons de recentrage que cette dernière.

Erdogan aurait-il perdu son sang-froid ? Ou bien cet incident reflète-t-il seulement les effets pervers de ce qu’il est convenu d’appeler les routines organisationnelles et les conflits internes de la gestion de la politique étrangère après qu’Erdogan a regagné la majorité aux élections?
Peut-on écarter totalement une machination « Sub- Rosa » interne de ses généraux ? Ou doit retenir une volonté délibérée et parfaitement pourpensée d’Erdogan qui ne goûte que très modérément les enquêtes Sherlockholmesques de Poutine quant aux trafics pétroliers, le soutien indirect aux kurdes et l’hostilité russe à la résistance turkmène en Syrie.
Cette dernière hypothèse demeure la plus plausible.

L’on se rappellera utilement qu’Erdogan avait déjà prévenu la Russie qu’il ne tolérerait pas de violation de son espace aérien et que la Turquie était un État membre de l’OTAN. L’on eût pu croire que le président Erdogan l’eût oublié. Rappelons donc au grand vizir turc cette recommandation d’évidence:
« Athéniens, quand on ne peut se réclamer d’aucun grand service rendu ni invoquer un traité d’alliance existant et que, comme nous le faisons aujourd’hui, on vient demander du secours à autrui, il convient tout d’abord d’expliquer à ceux qu’on sollicite ainsi qu’ils ont, au mieux, intérêt à accéder à une telle requête, ou tout au moins qu’ils n’y perdront rien. Il faut ensuite donner l’assurance d’une ferme reconnaissance. Ne parviendrait-on pas entraîner la conviction sur ces deux points, on ne saurait, si la requête est rejetée, en éprouver de rancœur… » 76

Après des refus de survol suivi de multiples incidents entre avion et drone russes abattus Erdogan a ainsi déclaré le 8 octobre 2015 : « We can’t accept the current situation.. Russia’s explanation on the air space violations are not convincing. »
S’il en était besoin Erdogan vient de confirmer le décès de Staline et le fait que Poutine ne peut rivaliser avec son prédécesseur.
Tout le problème pour Poutine consiste à déterminer qui a le plus besoin de l’autre.

Après l’échec du South Stream, Poutine a exécuté une danse cosaque endiablée et fort coûteuse pour séduire Erdogan pour les livraisons d’hydrocarbures et la construction d’un TurkishStream.
Il a mêmement fait miroiter les charmes de la construction d’une usine nucléaire.
Erdogan ne s’est pas privé de répondre à ses avances : « These are matters for Russia to think about. If the Russians don’t build the Akkuyu (nuclear plant) another will come and build it, »
« We are Russia’s number one natural gas consumer. Losing Turkey would be a serious loss for Russia. If necessary, Turkey can get its natural gas from many different places,” 77

Pour autant Erdogan peut gesticuler autant qu’il le veut, la réalité le ramènera toujours tôt ou tard à résipiscence. En témoignent ses récentes intentions avec Israël. Sans être Canossa, le revirement sera réel. Il en va de même avec la Russie. Le président turc déchantera vite s’il pense pouvoir se passer du pétrole et du gaz russes.
Le dit est aisé, l’exécution plus ardue qu’il ne le pense. En 2014 la Turquie importait 27,3 milliards de mètres cubes de gaz de Gazprom. Ce qui représente 60 % de sa consommation. La Turquie est le second marché de Gazprom après l’Allemagne. Ce gaz arrive par le Blue Stream sous la mer noire et par le pipe Trans-Balkans à travers l’Ukraine. Pour autant remplacer le fournisseur russe est tout sauf évident. On ne change pas aussi facilement.
Et l’on change d’autant moins facilement que le nouveau ministre de l’énergie qui n’est autre que le gendre d’Erdogan a déclaré que les liens énergétiques avec la Russie ne seront pas menacés. Peut-être s’agit-il tout simplement d’une nouvelle discussion relevant des coutumes du bazar d’Istanbul.
Quant à nous nous nous garderons bien d’y voir un quelconque intérêt personnel de Monsieur gendre. Les Russes essayeront de se venger sur le prix comme ils l’ont fait en Ukraine mais Ankara n’est pas désarmé comme Kiev. Les russes donneront peut-être un léger coup de pouce aux kurdes. L’affaire n’ira guère plus loin.
En tout cas Moscou peut-être tranquille, Ankara réfléchira à deux fois avant que de se lancer dans des escarmouches.
En outre la tentation du Turkménistan renchérirait considérablement son énergie et ce serait, en prime, donner à Moscou la possibilité de blocage.
Il sera donc extrêmement difficile aux deux protagonistes de mettre sérieusement fin à ces flux. S’en apercevoir sera juste une question de temps et d’egos froissés et surdimensionnés.

Au Moyen-Orient le jeu du weiki a toute sa place. Le rapprochement, non encore finalisé, entre Ankara et Jérusalem n’a donc rien d’une coïncidence.
Développer une vraie guerre aérienne sera difficile à cause des trajectoires. Les salves lancées depuis la mer Caspienne contre les terroristes ont soulevé la colère du Kazakhstan et de l’Azerbaïdjan. Moscou ne pourra pas les répéter indéfiniment. Il ne peut en tout cas se permettre de trop rapprocher Astana de Pékin. Leur frontière est une des plus étendues au monde.
Même modernisée l’armée russe a encore des lacunes. Le porte-avions russe Kouznetsov est une fois de plus en panne et les Mistral que la France devait lui livrer ne sont pas au rendez-vous.
L’offensive aérienne russe revêt pour le moment une configuration de support rapproché à l’armée syrienne. Cela fonctionne et a donné un certain nombre de résultats. Daesh après avoir éprouvé l’ivresse des victoires dues à la surprise, à l’impréparation et à l’impéritie des gouvernements en place ainsi qu’à l’indécision des occidentaux éprouve aujourd’hui le goût amer des défaites répétées mais inéluctables. N’est pas Mao Ze Dong qui veut ! Si Daesh venait à être éliminé trop tôt, il sera beaucoup plus difficile à Moscou d’être le bienvenu dans la région.

Il est un autre frein au succès de Poutine. Son économie chancelle chaque jour davantage. Gaz de schiste américain, et guerre pétrolière larvée de l’Arabie Saoudite privent son économie et asphyxient les ressources nécessaires à son armée. Le coût de son intervention est de 2,5 millions de dollars par jour. Une guerre low-cost (on est loin en effet des montants astronomiques auxquels l’armée américaine est habituée) sera-t-elle suffisante pour atteindre les résultats espérés.
Et sinon combien de jours la Russie pourra-t-elle tenir avec un autre format ?

Si Poutine n’avait eu que des objectifs limités à la seule Syrie l’affaire eut été largement réglée. D’aucuns évoquent l’éventualité d’une rivalité future entre l’Iran et la Russie. Pour improbable qu’elle soit, elle repose sur la compétition que ne manquera pas de mener l’Iran en exportant son pétrole.
Si l’Iran après des années d’isolement voulait retrouver son rôle d’hégémonie régionale cela ne pourrait que contrarier Moscou. Enfin vingt millions de musulmans russes et essentiellement sunnites ne resteront pas longtemps indifférents à ce conflit même lointain.

L’on n’est cependant jamais à l’abri du bon plaisir de l’histoire. Le terrorisme a aussi frappé en Russie. Rien n’indique qu’il s’arrêtera en si bon chemin. Si la situation économique continue à se détériorer, et tout le laisse supposer, la nomenklatura russe et les siloviki qui ne demeureront sûrement pas silencieux. L’on a déjà vu des dictatures vaciller comme un fétu de paille. Si la Grèce des colonels en est l’exemple le plus parfait Poutine n’est pas Patakos.

Au Moyen-Orient le jeu reste ouvert aussi bien pour Poutine que pour l’Occident.

Une chose est sûre ce n’est pas dans cette région que nous devons focaliser de façon exclusive. Une fois abattue l’hydre de Daesh nous aurons à nous poser plusieurs questions.
Comment faire en sorte de ne pas laisser Moscou s’enhardir et s’enivrer de ses succès. Nous sortirons alors de ce qui était logique (donc pas forcément immoral) avec son étranger proche et son rôle retrouvé ce qui n’est ni absurde ni injuste pour rentrer dans une zone compliquée, risquée et plus difficilement maîtrisable.
Aller du bien connu vers l’inconnu disait Hegel.

Fort de ses succès récents au Moyen-Orient et de son alliance chinoise, Poutine se révélera, un partenaire autrement plus redoutable qu’aujourd’hui. D’autant plus redoutable qu’il est déjà sur place et qu’il occupe davantage de positions que la coalition emmenée par Washington. Le déloger est chose désormais – quasi impossible. La géopolitique consiste aussi à savoir empocher ses gains et accepter ses pertes au bon moment.
Bien sur l’hypothèse d’un conflit armé de grande envergure semble hautement improbable. Il n’empêche comment réagirons nous ?
Il n’y a pas matière à désespérer. Barak Obama est tout sauf un novice égaré en politique ! « And unless we work together to defeat the ideas that drive different communities in a country like Iraq into conflict, any order that our militaries can impose will be temporary. Just as force alone cannot impose order internationally, I believe in my core that repression cannot forge the social cohesion for nations to succeed. The history of the last two decades proves that in today’s world, dictatorships are unstable. The strongmen of today become the spark of revolution tomorrow. You can jail your opponents, but you can’t imprison ideas. You can try to control access to information, but you cannot turn a lie into truth. It is not a conspiracy of U.S.-backed NGOs that expose corruption and raise the expectations of people around the globe; it’s technology, social media, and the irreducible desire of people everywhere to make their own choices about how they are governed.” 78

Trois principes devront nous guider. En dépit de ce carnage atroce, le premier principe qui doit nous guider est d’éviter à tout prix un axe Téhéran-Moscou-Pékin.
Richelieu disait: « La logique requiert que la chose qui doit être soutenue et la force qui doit être soutenue sont en proportions géométriques l’une par rapport à l’autre. » « Négocier sans cesse ouvertement en tout lieu, encore même qu’on ne reçoive pas un fruit présent et que celui qu’on peut attendre à l’avenir ne soit pas apparent est chose tout à fait nécessaire pour le bien des états. » 79

Lors d’une conférence de presse au demeurant fort savoureuse lors de sa nomination Kissinger répondant à un journaliste : « Nous avons écrit cette foutue doctrine, nous pouvons la modifier. » 80
Nous devrons donc être capables, si nécéssaire, de changer très rapidement notre doctrine en la matière. : « Sa manière reposera donc sur la réflexion et la ruse. Alors l’avantage revient à celui des joueurs qui sait modifier graduellement l’échiquier, qui se sert des mouvements de l’adversaire d’abord pour le paralyser puis pour le détruire tandis que lui-même mobilise ses ressources. L’audace de cette partie s’exprime par la solitude morale dans laquelle elle doit être jouée face à l’incompréhension de l’adversaire. Le courage se nomme alors imperturbabilité car une fausse manœuvre peut déclencher le désastre, la perte de confiance peut provoquer l’isolement. La grandeur naît non pas de ce qui a inspiré la conception d’ensemble du joueur mais de son habileté manœuvrière. » 81

Tout dépendra donc in fine de notre capacité d’inscrire Moscou et Pékin dans le jeu mondial. Le 7 octobre 2015, Moscou a procédé au des tirs de 26 missiles depuis la mer Caspienne. Pour Joseph Dornford future président américain des Chefs d’Etat-Major cela confirme la menace existentielle de la Russie. Il la qualifie ainsi : « … presents the greatest threat to our national security. »

Philipp Breedlove a quant à lui affirmé le 29 juillet 2015 que la Russie : « …poses a greatar danger than the islamic terrorist group. » Cela étant il faut raison garder. Pour appréhender la surrection russe, l’on aura bien garde de ne pas la mettre sur le même plan de dangerosité qu’elle a représenté durant la guerre froide.
D’abord parce que l’idéologie en est profondément différente ; la grande Russie n’a que peu à voir avec le danger de la Russie bolchevique. Ensuite l’Europe, que d’aucuns-tels des prophètes de malheur ne cessent de criailler, fouailler et fustiger à nos oreilles est aujourd’hui forte et unie. Ensuite Poutine cherche avant tout à se poser et son idéologie n’est pas mortelle.
Par contre la Russie se nourrit toujours de nos problèmes. Il semble donc raisonnable de confier à Poutine le soin d’étouffer et de cannibaliser Daesh puis d’escamoter Assad mais en conservant à la Russie son emprise et son influence dans la région qu’elle gardera de toute façon.
Les Britanniques avaient dans leur grande sagesse une délicieuse formule, peut-être un peu cynique. « If we can’t beat them then joint hem ! » Tout doit être subordonné à la seule menace de haute intensité à savoir une alliance Moscou- Pékin.
Les conflits du Moyen-Orient et tout particulièrement celui de Daesh et de la Syrie ne sont pas des conflits de haute intensité ; cela ne signifie nullement qu’il ne sont point préoccupants.

Laissons à Raymond Aron qui demeure peut-être encore le plus fin analyste de politique étrangère, le mot de la fin. Bien sûr la situation n’est pas parfaitement identique ; elle en présente cependant d’étranges similitudes et le futur Président américain serait bien avisé de s’inspirer de ses réflexions.
« Les États-Unis ayant toléré l’action militaire des Chinois en Corée, sans généralisation du conflit, ont pratiquement abandonné le seul moyen d’arrêter l’expansion sino- soviétique en Asie. On ne voit pas pourquoi, après la Corée, l’Indochine ne serait pas « libérée » par des « volontaires » chinois. La conclusion est claire : là où l’Occident n’est pas capable, matériellement ou moralement, d’arrêter l’agression militaire par la menace de l’aviation stratégique ou de la guerre générale et où ils disposent de forces locales insuffisantes, la retraite, camouflée ou non diplomatiquement, est la seule issue. Il ne s’agit ni d’apaisement, ni d’isolationnisme, mais de bon sens.
Dans les régions du monde où la lutte garde un caractère principalement politique et où la menace de représailles atomiques est effective, l’Occident peut défendre, en temps de guerre froide, des positions indéfendables en temps de guerre totale. Là où la lutte a dès maintenant un caractère militaire les diplomates doivent raisonner en stratèges : chercher et armer des alliés, répartir au mieux des forces limitées, évacuer la Corée, ne pas se laisser arrêter par des regrets historiques ou des considérations de prestige. » 82
Il ne sert à rien de se comporter « En procureurs déchaînés contre ceux qui recoivent l’histoire en héritage. » 83

Obama achevant sa présidence, l’on commence à dresser le bilan qui est loin d’être négatif, de sa politique étrangère. Que l’on permette à l’auteur de ces lignes de rappeler à son successeur ou successeure qu’en Russie, et Poutine s’est allègrement emparé de ce proverbe : « a bear doesn’t ask permission from anybody. »

Les espoirs de paix et de démocratie dans la région, qu’autrefois et dans des temps immémoriaux, Gilgamesh, Dieu et le génie des Hommes avaient diapré telle la rosée de leur intelligence, de leurs trésors architecturaux- témoins de leur grandeur- et du monothéisme, et qui avaient soulevé tant d’aspiration, sont plus que jamais parcheminés.
« In Greek mythology the gods sometimes punished man by fulfilling his wishes too completely. » 84
Visiblement les attentes de l’Homme ont été comblées au-delà de toute espérance!

Pour autant que les laudateurs aveugles de Poutine ou ses contempteurs tout aussi aveugles cessent de « calomnier leur temps par ignorance de l’Histoire ! » 85

« Donc veillez car vous ne savez ni le jour ni l’heure. » 86

Leo Keller
09/02/2016

Notes
1 Henry Kissinger Propos tenus par Metternich in le chemin de la paix page 17
2 Henry Kissinger page 48 in chemin de la paix
3 Poutine discours au Club de Valdaï 22 Octobre 2015
4 Poutine l’Ukraine ou le sabre et le goupillon in Blogazoi
5 Schlomo Ben Ami in Project Syndicate 27/12/2013
6 Putin’s address at the UN
7 Putin’s address at the UN
8 Henry Kissinger in Le Chemin de la Paix p 60
9 Putin’s address at the UN
10 Putin’s address at the UN
11 Putin’s address at the UN
12 Thomas Gomart in Politique étrangère été 2015.
13 Thomas Gomart in Politique étrangère 2015.2
14 Putin’s address at the UN
15 Charles Philippe David in La Guerre et la Paix p 13
16 Poutine discours au Club de Valdaï 22 Octobre 2015
17 Allison in Essence of Decision
18 Poutine discours au Club de Valdaï 22 Octobre 2015
19 Les buts de guerre et les buts dans la guerre
20 Poutine discours au Club de Valdaï 22 Octobre 2015
21 Poutine discours au Club de Valdaï 22 Octobre 2015
22 Poutine discours au Club de Valdaï 22 Octobre 2015
23 Poutine discours au Club de Valdaï 22 Octobre 2015
24 Poutine discours au Club de Valdaï 22 Octobre 2015
25 Poutine discours au Club de Valdaï 22 Octobre 2015
26 Aleksei Malashenko in Carnegie Moscow Center 20/11/2015
27 L’Iran ou les pistaches salées in blogazoi
28 Renaud Girard in le Figaro 02/04/2015
29 Poutine discours au Club de Valdaï 22 Octobre 2015
30 Poutine discours au Club de Valdaï 22 Octobre 2015
31 Poutine discours au Club de Valdaï 22 Octobre 2015
32 Putin’s address at the UN
33 Poutine discours au Club de Valdaï 22 Octobre 2015
34 Jeffrey Sachs in Project Syndicate du 15/09/2015
35 Putin’s address at the UN
36 Putin’s address at the UN
37 Racine in Bérénice acte V scène VII
38 Virgile in l’Enéide
39 Julia Joffe the remarkable similarity of Putin and Obama speeches in Foreign Policy 29/09/2015
40 Henry Kissinger in le Chemin de la Paix page 12
41 Henry Kissinger in Pour une nouvelle politique étrangère américaine page 69
42 K.Booth in Security and emancipation
43 Henry Kissinger in de la Chine page 496
44 Poutine discours au Club de Valdaï 22 Octobre 2015
45 Robert Jervis in Security Dilemma
46 Poutine discours au Club de Valdaï 22 Octobre 2015
47 Intervention Poutine au sommet G20 d’Antalya
48 The Japan Times du 23/11/2015
49 Déclaration de Khamenei Octobre 2015
50 Seneque lettres IV à Lucillius
51 Henry Kissinger in le Chemin de la Paix p 51
52 Charles-Philippe David in La Guerre et la Paix
53 Poutine interview CBS Octobre 2015
54 Poutine interview CBS Octobre 2015
55 Déclaration Rohani sept 2015
56 Alexander George in Force and Statecraft
57 Henry Kissinger in Le Chemin de la Paix P 49
58 Times of Israel du 19//01/2016
59 Sputnik international 21/09/2015
60 Henry Kissinger in le Chemin de la Paix
61 Henry Kissinger in Pour une nouvelle Politique étrangère américaine P 68
62 Interview Netanyahu sur CNN Octobre 2015 Fareed Zakaria
63 Interview Netanyahu sur CNN Octobre 2015 Fareed Zakaria
64 Dimitri Adamsky in Foreign Affairs 16/09/2015
65 Dominique Moïsi in We Are At War Project Syndicate Nov 16, 2015 2366
66 Conférence de presse Poutine à Antalya
67 Discours Obama ONU 28/09/2015
68 Putin’s address at the UN
69 Putin’s address at the UN
70 Alexis de Tocqueville
71 In Henry Kissinger in le Chemin de la Paix
72 Raymond Aron in carnets de la guerre froide
73 Dominique Moïsi in géopolitique de l’émotion
74 conversation téléphonique Office of the Spokesperson Washington, DC September 5, 2015
75 Teheran Times 29/10/2015
76 Thucydide in la guerre du Péloponnèse tome 1 la Pléiade page 713
77 Reuters 8/10/2015
78 Discours Obama à l’ONU 28/09/2015
79 Richelieu In testament politique
80 Antoine Coppolani in Nixon
81 Henry Kissinger in le chemin de la paix
82 Raymond Aron in Carnets de la Guerre Froide 7 janvier 1951 in le Figaro
83 Raymond Aron
84 Henry Kissinger in Nuclear Weapons and Foreign Policy p 1
85 Flaubert
86 Matthieu chap XXV;Verset 13

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