Les métamorphoses de l’Italie depuis 1945 par Anne Tréca

Anne Tréca Perissich est diplômée en droit (Paris II Panthéon Assas ) et a un master d’études européennes (College d’Europe, Bruges). Elle est de langue maternelle française, bilingue français-italien, travaille aussi en anglais et allemand.
Après un stage à la commission européenne , elle débute sa carrière accréditée auprès des institutions européennes, e en tant que rédactrice en français et en anglais à l’agence Europolitique/European report. Elle est aussi correspondante de plusieurs medias français et anglais (L’Economiste, Le Télégramme de Brest, FR3 TV, La Cinq TV, BBC radio).
Elle est nommée correspondant permanent de Europe 1. Elle couvre aussi l’OTAN, l’Allemagne et le Benelux. puis elle est envoyée spéciale d’Europe 1 à Washington et à New York .
Elle y développe parallèlement une activité de média trainer dans un programme de crisis management pour chefs d’entreprise.
Elle rejoint à nouveau  la rédaction d’Europe 1 pour une chronique quotidienne dans la matinale. Elle devient ensuite responsable de l’information sur les radios étrangères du groupe Lagardère Active, en Allemagne, Pologne, Roumanie, République Tchèque.
Elle a enseigné à la Luiss School of Journalism (l’information dans l’UE). Elle a travaillé six ans à LA 7 (TV nationale italienne), où elle a présenté plusieurs années le journal télévisé et une émission de politique étrangère.
Elle estdésormais correspondante free lance, d’Europe 1 d’abord, et maintenant de RTL et RFI pour l’Italie et le Vatican. Elle est régulièrement invitée à expliquer l’actualité française dans des programmes d’information italiens sur la RAI et Skynews. Elle anime des séances de sensibilisation des lycéens aux fake news sur internet.
Elle publie en mai 2017 “Métamorphoses de l’Italie depuis 60 ans” (Ateliers Henri Rougier – Paris)

Interview Anne Tréca

L’Italie courageuse par une franco-italienne fière de sa double casquette. L’Italie c’est aussi un peuple marqué par le courage

LK Anne, si vous le permettez j’aimerais commencer par une question qui n’a rien à voir avec l’Italie. La France vient d’être cruellement frappée par la disparition d’une femme exceptionnelle. Que signifie la disparition de Simone Veil pour les Italiens ?

Anne Tréca C’est d’abord une femme militante qui a eu le courage de poser au plus haut niveau de l’État la question de l’avortement, et ce dans la plus grande dignité.
Elle n’était pas considérée comme une féministe, mais elle a soulevé un problème féministe qui a permis ensuite aux Italiennes, dont Emma Bonino qui a pu s’engager dans ce combat, de trouver un appui et de bénéficier de son autorité morale.
Ensuite il ne faut pas oublier qu’elle fut la première Présidente élue au Parlement Européen. Cela représentait un immense espoir alors que l’Italie était encore très europhile.
Dans les deux cas c’est son autorité morale qui a fait d’elle une icône politique indiscutée et indiscutable.

LK J’ai trouvé très triste votre exergue : « A mes chers compatriotes français et italiens, je vous cite, qui voudraient tant s’aimer danser et se connaissent si mal. »
Pour un message d’ouverture, c’est un message très triste et on a l’impression d’un constat d’échec. Est-ce justifié car nous n’avons pas, nous en France, ce sentiment de ne pas aimer les Italiens.
AT C’est clair. Pourtant il y a entre les Français et les Italiens une proximité qui rend la question encore plus lancinante qu’entre n’importe quels autres pays.
Les Français et les Italiens ont tendance à se considérer comme cousins et donc s’attendent à être mieux compris mutuellement que dans d’autres cas de figure.
LK Cette incompréhension viendrait donc d’une trop grande proximité qui fait qu’on est trop proche pour s’aimer complètement.
AT Non. On est trop proches pour faire l’effort de s’ouvrir à ce que l’autre a de différent. Nous sommes tellement proches que l’on croit bien se connaître. Les Français pensent par exemple qu’ils peuvent parler l’italien sans l’apprendre vraiment, en bricolant un peu leur latin et en rajoutant des « o » et des « a » partout et à l’inverse, les Italiens sont convaincus de bien comprendre les Français parce qu’ils pensent deviner grosso modo une partie de leur langue.

Les deux pays ont une histoire très liée avec des moments très forts notamment dans la construction de l’unité italienne. C’est ce qui a fait que les Italiens les connaissent bien puisque c’est à l’histoire de France qu’ils doivent en partie leur unité ; et les Français pensent que les Italiens les connaissent très bien puisqu’on s’aime tellement.
L’idée qui prévaut est qu’on est cousins, qu’on s’aime beaucoup, qu’on est très sympas les uns avec les autres et donc que l’effort de découverte n’est pas nécessaire, qu’il n’y pas de place pour de véritables différences. Et bien sûr cela entraîne d’énormes déceptions quand des Français s’installent en Italie.
Les attentes trompées sont en effet nombreuses. Et j’en sais quelque chose !
De leur côté les Italiens ne sentent pas le besoin chez les Français de les découvrir autrement qu’à travers les caricatures. Ainsi à propos des finances publiques italiennes, les italiens seraient des paniers percés, des cigales. Les Français eux ont tendance à croire que les Italiens sont toujours souriants, bronzés et décontractés.
Mais ce n’est pas ça l’Italie !
Nous avons, nous aussi, notre part de tragédie, de souffrance et « d’aspirations à l’égard de la France que les Français ne connaissent pas, même au plus haut niveau de l’État. »

LK la France aurait donc un complexe de supériorité et les Italiens ne le supporteraient pas.
AT Tout à fait
LK j’ai trouvé une espèce de tristesse devant cette situation.
AT Oui, je lutte en permanence, et il faut se colleter avec constance, contre les stéréotypes, les jugements hâtifs, cette envie de s’aimer qui se « bidouille » mal. Contre une analyse superficielle. Être français en Italie, ce n’est pas facile et il faut en permanence rassurer et dire qu’on a du respect pour un pays qui ne sent pas respecté. En France il faut également affronter cette problématique italienne et, quand on est italien, devoir toujours prouver que l’on est sérieux.

LK Vous dites page 15 : « Les fondateurs de la République avaient si peur d’un retour du fascisme qu’ils ont dilué le pouvoir entre de nombreux acteurs dont le poids respectif est parfois disproportionné. »
Ma première question n’est-ce pas plutôt une sagesse, une grande force ? Les Italiens ne sont-ils pas un peuple tout sauf xénophobe ou raciste ?
AT Sagesse pour prévenir contre la xénophobie et le populisme peut-être. Mais quand je dis que le pouvoir est dilué en Italie, je constate aussi que ça ne préserve pas de la xénophobie – la Ligue du Nord en est la plus parfaite illustration.
LK Sauf qu’il n’y a pas de leader fort.
AT Votre deuxième volet : la dilution du pouvoir empêche l’émergence d’un leader fort. C’est vrai et c’est une sagesse jusqu’au moment où ça aboutit à une paralysie de l’État. Quand un parlement est entièrement élu à la proportionnelle et que n’importe quel petit parti peut y être représenté, ça donne des tractations impossibles pour voter les lois. Cela coûte fort cher, et ça conduit à des excès inverses.
De surcroît, le populisme arrive quand même avec Beppe Grillo qui est désormais aux marches du pouvoir. Le cancer populiste peut entrer au Parlement. Il y est normalement borduré par le système proportionnel qui jusqu’ici a marché. On verra aux prochaines élections si ça marche encore.

LK Qui dit multi-partis éclatés, fragmentés et fracturés cela signifie en principe point d’idéologues forts ; n’est-ce pas un moyen d’éviter la xénophobie ; car à partir du moment où il n’y a pas un seul bloc ou des blocs centraux et que toutes les sensibilités sont représentées et peuvent s’exprimer n’est-ce pas un moyen de lutter contre la xénophobie. Ainsi l’exemple de la Tchécoslovaquie où toutes les minorités furent représentées lors de l’indépendance.
AT Je ne pense pas. Je pense que c’est un moyen de lutter contre un pouvoir autoritaire mais pas contre la xénophobie qui est un réflexe presque d’ordre psychologique qui sortira de toute façon (voir la Ligue du Nord) quand des leaders sont à court d’idées politiques très abouties et à court d’idées économiques à proposer.

Ils se rabattent alors sur la stigmatisation des différences. Cette xénophobie ne produit heureusement aucune loi grâce à l’éclatement du pouvoir entre les différents partis. Mais elle est là, pourtant, souterraine. Elle est racontée par la dernière des grands témoins du livre, Cécile Kyenge, qui a été insultée par le Vice-Président du Sénat. Elle était la première femme noire, d’origine africaine, à entrer au gouvernement comme ministre. Elle a été traitée de manière ignoble et n’arrive toujours pas à obtenir un procès pour condamnation de ces insultes racistes.

Pourquoi ? Et bien parce que les lois qui condamnent le racisme existent mais les magistrats ne les connaissent pas très bien. Alors ils ne savent pas comment les appliquer et les procédures ou délais de prescription des délits racistes ne sont pas présents dans leur tête.
Et donc là, il y a une xénophobie ignoble exprimée au sommet de l’État. Une ex ministre, aujourd’hui simple parlementaire, essaye d’obtenir l’application d’une loi qui –pourtant- existe contre la xénophobie et ne l’obtient même pas à cause d’une insensibilité des juges.
Ce n’est donc pas l’organisation du pouvoir qui peut l’enrayer.

LK Diriez-vous que sur le temps long, il y a une montée des populismes beaucoup plus importante en Italie qu’en Europe. Pour ma part, je considère que c’est là le plus grand danger. Est-ce le cas qui menace l’Italie.
AT Je ne suis pas sure que la montée du populisme en Italie soit beaucoup plus importante qu’ailleurs en Europe occidentale mais c’est sans doute en Italie qu’aujourd’hui elle conditionne le plus le débat politique.
LK D’accord ! Nous sommes donc parfaitement d’accord là-dessus. C’est donc un plus grand danger que ne le sont la mafia, la crise économique le chômage ou le terrorisme etc.
AT Non je ne le dirais pas comme ça. Je dirais que tous les maux que vous citez nourrissent la montée populiste ; on pourrait y ajouter l’incurie de l’administration et le manque de moralisation de la vie publique. Le populisme en Italie n’aurait pas lieu d’être si les Italiens n’étaient pas convaincus que les élus se moquaient d’eux.
LK Anne, j’ai comme l’impression on va se faire descendre tous les deux.
AT Ce n’est pas grave !

LK En Allemagne, il y a eu la dénazification. Vous citez dans votre livre un exemple effrayant et effarant qui m’a profondément perturbé : celui du vin de la cuvée Mussolini que votre caviste veut vous proposer. Y a-t-il eu une démussolinisation en Italie ?
AT Non jamais. Les fonctionnaires mussoliniens sont restés fonctionnaires. Et l’on a continué comme cela. Certes, Il y a bien eu des règlements de comptes à la sortie de la guerre et ils furent terribles. Mais on a vu aussi s’installer une radicalisation totale des deux blocs qui se connaissent très bien. On connaissait bien les familles mussoliniennes et celles des partisans. Il faut se souvenir que la nazification de Mussolini fut tardive. Le Duce fut d’abord perçu comme un gestionnaire – apparemment – convenable porteur d’un orgueil national dont le souvenir, dans certaines familles, prévaut encore sur celui d’un hitlérisme ignoble. Chaque famille revendique l’orgueil de son passé y compris les mussoliniens. »

LK Que voulez-vous dire ? Almirante se disait-il ouvertement mussolinien ?
AT En tout cas il n’a jamais renié le passé et est resté loyal au Duce et au fascisme,. Certes, aujourd’hui plus personne ne pourrait se dire mussolinien car Mussolini a été «zigouillé». En revanche le parti d’Almirante était ouvertement national-socialiste.
LK La petite fille de Mussolini compte-t-elle encore ?
AT Alessandra Mussolini essaye de compter. Elle était encore récemment au Parlement. Mais elle n’est plus qu’un second couteau de l’extrême droite. Elle apparaît encore dans des débats à la télévision.. Moi-même, je l’ai interviewée lorsqu’elle était député.

LK Le séparatisme est-il une vraie menace en Italie ? Les exemples écossais ou catalans sont-ils envisageables. Je cite vos propos
« L’Italie ne peut pas tenir comme un ensemble. Elle tente de contenir des réalités trop diverses, des contrastes trop importants entre les régions, et des mentalités trop différentes dans les rapports avec le secteur public. Nous sommes arrivés au point où quelques régions sont obligées de supporter toutes les autres. Il est évident que quand l’économie va bien, et si le reste va bien, le Lombard baisse la tête et bosse dure sans ciller. »
AT Ce ne sont pas mes propos ! Attention ! C’est la thèse des séparatistes. Mais ils ont été un peu noyés dans le nouveau virage de la Ligue du Nord qui a troqué son programme séparatiste pour endosser les habits d’un parti xénophobe et anti-migrants qui ne parle plus de séparatisme. Et il en parle d’autant moins qu’il va chercher des votes dans les régions du Sud qui ont tout sauf intérêt au séparatisme. Pour l’instant, le courant séparatiste est un peu marginal au sein de la Ligue.
LK Donc le scénario écossais ou catalan n’est pas envisageable.
AT En Italie rien n’est jamais durablement établi. La Vénétie et la Lombardie viennent de remettre le thème sur la table en organisant un référendum, sans valeur juridique, sur la question pour ou contre plus d’autonomie. Sans parler vraiment d’indépendance mais d’une plus vaste délégation de pouvoirs aux régions. On verra ce que ça donne.

LK Peut-on comparer Cécile Kyenge à Rama Yade ?
AT Elle est beaucoup plus forte. « Kyenge est une combattante qui a réussi à devenir une figure de référence que Rama Yade n’est jamais devenue ». Kyenge, malgré ses maladresses et ses excès, car elle a demandé tout et tout de suite, est un poids-lourd. Elle n’a pas tout obtenu évidemment car elle mettait la barre très haut pour l’intégration des migrants.

LK Je cite votre témoin Luciana Castellina « ça m’inquiète je me dis que nous sommes bizarres, nous italiens. En Italie on a inventé le capitalisme mais les Anglais l’ont mieux fait, on a inventé le fascisme et les Allemands l’ont « mieux » fait. Nous sommes maintenant à l’avant-garde de la délégitimation des institutions démocratiques. Et cette délégitimation est une chose très grave parce qu’elle vient de l’intérieur d’un parti politique, pas de l’extérieur. Ça m’inquiète. » La délégitimation des institutions et partis politique est-elle plus importante qu’en France ? Quid de l’affaire Fillon ?
AT Oui très certainement ! Une amie parlementaire me racontait qu’elle-même et ses amis cachent souvent leurs fonctions en public, dans le train ou dans une salle d’attente par exemple, de peur d’être agressés physiquement. Oui la classe politique italienne figure régulièrement à la une de tous les journaux pour des détournements de fonds ; c’est beaucoup plus important et fréquent qu’en France. Et le peuple a tendance à penser que les élus sont tous des profiteurs. Ce n’est pas nouveau, il y a toujours eu ici une grande méfiance à l’égard du pouvoir. A cause de la malhonnêteté d’une partie de la classe politique, bien sur, et aussi de l’histoire du pays. L’Italie n’est pas « unifiée depuis très longtemps. L’État central est suspect, il représente dans l’imaginaire collectif un occupant et beaucoup d’Italiens sont encore attachés à l’esprit régional qui caractérise ce pays. Le pouvoir romain, ce qui se passe à Rome, ne peut pas être selon eux l’expression d’une recherche du bien collectif. »
LK Un peu comme le Tea-party aux USA ?
AT peut-être. Je pense aussi beaucoup à la Belgique où l’on n’a jamais reconnu le pouvoir central. C’est une situation très proche.
Il y a une expression italienne qui résume cela de façon savoureuse. « Piove, governo ladro ! ». C’est-à-dire lorsque quelqu’un dit qu’il pleut, un autre lui répond que le gouvernement est un voleur. Ce qui illustre la croyance sous-jacente que le gouvernement est responsable de tous nos maux y compris de la pluie
LK Fillon !
ACT On a beaucoup ricané en Italie en se disant que les Français qui nous faisaient la leçon, finalement, n’avait pas une classe politique meilleure que la nôtre. Tant s’en faut !

LK Renzi est-il était-il votre premier choix ?
AT Bien sûr ! Car il n’y en avait pas d’autres.
LK Anne, ça c’est un petit peu facile. Vu de l’extérieur, et pour ma part, ce qui m’a beaucoup plu, c’est qu’après avoir identifié les réformes il n’a pas eu peur d’aller au référendum.
AT. Ça n’est pas la question. C’est vrai, c’est courageux mais il a commis une erreur tactique. Dire qu’il s’en allait s’il perdait le référendum …
LK C’est courageux quand même !
AT C’est courageux mais il ne fallait pas dire qu’il s’en allait. Ça c’était orgueilleux. Il aurait dû faire un référendum sur le plan juridique car nécessaire pour réformer la constitution italienne mais ne pas le porter sur le terrain politique. Il a tellement cru en sa bonne étoile qu’il s’est permis de dire si je perds mon référendum je m’en vais. « Et ça c’était peut-être une trop grande confiance en lui, qu’il a payé au prix fort, et que nous avons nous aussi, payé au prix fort parce que cela a créé une nouvelle crise de gouvernement. »

LK Renzi est-il une préfiguration de Macron?
AT Je dirais plutôt que Renzi est un produit de Berlusconi…
LK Hou la la ! Quel compliment !
AT Ah non, Leo, je vous le confirme bien volontiers ! C’est un enfant de Berlusconi.
LK Oui mais il y a des enfants qui en politique tuent leur père.
AT Berlusconi s’est tué lui-même. Si je fais un parallèle entre lui et Renzi, c’est d’abord à cause de leur exercice du pouvoir concentré sur leur personne. Berlusconi et Renzi se sont entourés de gouvernements très légers. Ils ont constitué autour d’eux des équipes qui ne risquaient pas de leur faire de l’ombre. Et ils ont un peu joué des portefeuilles à leur convenance. il y a toujours eu deux ou trois très bons ministres. Ainsi par exemple on a eu sous Renzi, Padoan qui fut un remarquable ministre de l’Economie (toujours en charge), Gentiloni (actuel Prés. du conseil) apprécié aux affaires étrangères …. Et même Berlusconi en a aussi eu deux ou trois excellents. Pour autant ils étaient minoritaires et laissés dans l’ombre du chef. L’autre trait de caractère partagé par Berlusconi et Renzi est dans la méthode : beaucoup d’annonces lancées sur un ton enthousiaste de bon commercial, un art inné de la communication qui enchante les Italiens. Une vraie présence scénique inspirée de la communication télévisuelle. »

AT Renzi préfigure-t-il Macron ? En quoi ?
LK Je vous pose la question. Dans le fait qu’il a voulu dynamiter les partis.
AT C’est une autre génération. Non. Non, Renzi ne voulait pas tellement dynamiter les partis. Il espérait tout simplement que le partito democratico allait le suivre. Il n’a pas fait comme Macron qui lui a créé un parti ex-nihilo. C’est très différent ; le Président français est parti tout seul et puis « qui m’aime me suive ». Après ceux qui avaient peur de perdre leur fauteuil se sont dépêchés de le suivre aussi. Et le suffrage universel direct a couronné ses ambitions. Renzi n’a jamais fait cela. Il est arrivé au pouvoir grâce à son parti. il voulait surtout être calife à la place du calife. Il a fait une politique de centre gauche dans la lignée de celle de son prédécesseur, Enrico Letta. En revanche, c’est vrai qu’il y a un changement de génération en Italie comme en France. On est passé d’une classe politique d’un certain âge, avec l’idée que les politiques devaient avoir beaucoup d’expérience, et dans les deux cas les électeurs ont préféré quelqu’un de plus jeune et moins expérimenté.
Une autre différence entre ces hommes est que l’ancien maire de Florence avait été élu et bon élu, au niveau régional. Macron avait été un bon ministre mais n’avait jamais été élu. Donc là encore ce n’est pas pareil. Au fond les points communs sont le changement de génération et la recherche d’un centre-gauche libéral.

LK Et sur le plan des valeurs sociétales, comme le populisme, le racisme, Renzi a, je suppose, un jugement impeccable.
AT Leo, jusqu’ici nous n’avions pas ce problème-là en Italie de manière aussi criante qu’en France. Donc cela n’a pas occupé une place très importante durant les deux années de mandature de Renzi. L’augmentation des débarquements de migrants (jusqu’à cet été où ils ont diminué) ont changé la donne. Les troubles à l’ordre public impliquant des migrants se sont multipliés ces derniers mois et on sent une lassitude des Italiens, surtout dans les classes populaires. Un ras le bol que les politiques ne peuvent plus ignorer. Renzi, jusque là partisan d’une politique d’accueil ouverte, a changé de discours. Certains lui reprochent même d’avoir franchement rejoint le discours de la Ligue du Nord qui veut fermer les frontières. Il faut dire qu’on est en campagne électorale et que déjà c’est la course aux électeurs.

LK Donc racisme, xénophobie et antisémitisme tendent à disparaître en Italie ou pas ?.
AT. On est à un moment très délicat, dangereux. Je ne baisse jamais la garde. L’antisémitisme non. À preuve mes amis qui ont des enfants dans des lycées publics et qui finalement doivent les envoyer dans des écoles communautaires parce que leurs enfants sont maltraités dans les lycées publics à Rome ; les parents se plaignent au proviseur qui leur répond : « vos enfants n’ont qu’à apprendre à se défendre. » Donc l’antisémitisme n’a pas disparu.

LK Lorsque je dis antisémitisme, je ne fais pas de distinguo entre antisémitisme et racisme.
AT J’ai des amis qui partent habiter en Israël et donc ça, ça n’est pas un bon signe. Ce n’est jamais un bon signe quand on choisit de partir. C’est un phénomène qui n’existait pas auparavant. Ont-ils tort ? Est-ce exagéré ? Ont-ils une perception démesurée ou pas ? Je ne sais pas. Mais il y a quand même un gros « loup » derrière tout cela.
Quant au racisme il s’exprimait jusqu’il y a peu essentiellement dans les stades de foot. Quand un joueur qui a la peau noire déplait au public il est insulté avec une violence inouïe, traité de singe, on lui envoie des bananes etc. Jusqu’ici je vous aurais dit qu’au contraire, les Italiens sont gentils et qu’on traite plutôt bien les étrangers de couleur. Force est de constater que cet été la rubrique des faits divers s’est enrichie de nombreux incidents racistes isolés. La presse fait monter les faits à la une des journaux. Il y a-t-il une fièvre raciste en embuscade en Italie ? Je le crains.

LK Justement quand je vous ai demandé si la société italienne était xénophobe ou populiste et que je n’avais pas cette impression, vous m’avez dit si cela existe bel et bien.
AT Oui je le redis. C’est là où le mot « société italienne » est ambigu. La société italienne est tolérante en soi, mais elle a du mal à digérer les arrivées massives d’étrangers. Elle est composite et le pire y côtoie le meilleur.
LK Et vous me dites – simultanément- il y a des lois contre les insultes raciales mais on ne les met pas en application.
AT Et bien voilà, je dis cela mais je dis aussi autre chose. C’est que la Ligue du Nord, tout son discours, tout son programme de gouvernement porte sur le rejet des migrants, et dans certains endroits du Nord, cela va jusqu’au rejet des musulmans. Et là c’est très violent. On l’exprime d’ailleurs plus ouvertement dans les régions du Nord.
LK Je ne fais pas de différence. Il existe un très beau poème du Pasteur Niemöller.
AT C’est vrai. Mais pourquoi je fais une différence moi ? J’essaie de réfléchir où et comment cela s’exprime. Par rapport à la France, nous n’avons pas les mêmes problématiques avec les mêmes concentrations de personnes de cultures différentes. Ici lorsqu’il y a le ramadan on n’en parle même pas. Ça ne compte pas. Nous n’avons pas de rayon hallal dans les supermarchés et on sert du jambon dans les hôpitaux et les cantines. L’Islam ne pose pas encore en Italie les problèmes qu’il pose à l’organisation de la société en France.
Mais j’habite à Rome, je vis à Rome. Civis Romanus sum !

Et Rome a toujours été depuis l’antiquité une ville tolérante. Il faut faire une différence entre les régions du Nord sous l’influence de la Ligue du Nord et où s’exprime une xénophobie très forte et le reste du pays ou le phénomène est moins exprimé. Ça me semble important de le dire.
LK C’est bizarre, car plus les sociétés sont évoluées et éduquées, moins la tentation de la xénophobie et du populisme est forte. Or vous dites que c’est surtout dans le nord de l’Italie donc là où les gens sont plus à l’aise financièrement et plus cultivés.
AT Plus à l’aise financièrement que dans le Sud certainement. Quant à dire plus cultivés ? Je ne m’y aventurerais pas ! Car dans ces régions-là on « quitte souvent l’école à 16 ans pour aller travailler à l’usine avec papa, l’usine de papa d’ailleurs, parce que papa a pu créer son entreprise et ce sont les pères qui estiment que l’école ne sert à rien. Ce qui est important c’est de travailler et de gagner de l’argent. Donc le niveau culturel est parfois très bas. »

Curieusement, dans le Nord de l’Italie on trouve énormément de sectes satanistes, ce qui, vous en conviendrez avec moi, ne dénote pas forcément un haut niveau culturel. Mais ce sont là des généralités que l’on peut discuter à l’infini. Ce qui est en revanche certain c’est que c’est dans les riches régions septentrionales que la concentration d’immigrés extra-européens est la plus forte.

LK Finalement Renzi veut-il et peut-il revenir au pouvoir ? Qu’a-t-il apporté à l’Italie en 18 mois.
AT Il veut, oui. Bien évidemment. Et il le peut, faute de challengers crédibles au sein de son parti mais la droite est en train de faire des alliances tactiques pour rafler la mise et les jeux sont très ouverts.
LK Mario Monti, de l’Olivier, pourtant Commissaire Européen, n’a pas pu.
AT Oui, c’est vrai, il n’a pas pu avec sa liste Scelta civica. Il a même changé plusieurs fois le nom de sa liste. Sa liste civique, c’était des technocrates en fait. Monti est quelqu’un de très bien, mais il est austère. Professeur d’université, il n’avait aucun charisme. Or, dans ce pays, il faut de la passion pour faire de la politique, il faut transmettre quelque chose, les faire vibrer. C’était là les vraies limites de Monti qui devait faire avaler une potion amère aux Italiens.
Renzi lui a du charisme. En tout cas plus que ses challengers. La situation est vraiment très confuse.
LK Finalement, qu’a-t-il apporté à l’Italie.
AT Il a glissé ses pas dans le sillon creusé par Monti et les réformes qui étaient déjà sur la table. Mais surtout, il ne faut pas oublier les réformes d’Enrico Letta.
LK Oui il l’a, d’ailleurs, gentiment poignardé.
AT Il ne l’a pas gentiment poignardé. Il l’a poignardé tout court. ! Pour autant, il n’a pas foncièrement dévié de la route tracée par Mario Monti qui était une route vers un peu plus d’austérité budgétaire et un peu plus de libéralisme dans l’économie. Donc le grand apport de Renzi c’est certainement le « Job Act » puisqu’il l’a appelé comme cela. La réforme du droit du travail permet d’introduire beaucoup plus de souplesse dans les contrats de travail et dans le droit du licenciement.
LK Comme on veut le faire en France ?
AT Oui absolument. Ça crée des emplois. Il y a eu un appel d’air et la création de 170 000 emplois dans les deux ans qui ont suivi cette réforme après des années d’augmentation du chômage. Maintenant la situation semble se confirmer. Renzi a réussi à enrayer la hausse du chômage. Il a aussi rendu l’espoir.
Car l’équipe Monti prenait certes de bonnes mesures mais le faisait sans enthousiasme. Comme si l’affichage de sacrifices faisait partie de la potion gouvernementale.
Comme on pouvait s’y attendre, les Italiens l’ont très mal vécu. Renzi, lui, est arrivé avec des promesses de jours meilleurs dans sa besace. Il a remonté, au moins pour un temps, le moral des Italiens qui était au plus bas.
LK Oui, rien ne peut se faire sans le moral d’une nation.
AT Oui le moral d’une nation c’est capital. Il est vrai que la situation était terriblement sombre après des années de récession. L’économie était en panne. Il a donc rendu un petit peu de confiance dans la force du pays.
LK Les Français sont un des peuples les plus pessimistes. Une étude a été faite qui démontre que les français sont un des peuples les plus pessimistes juste après l’Afghanistan, l’on ne sait pourquoi d’ailleurs. L’Italien est-il un peuple pessimiste ? Est-il pessimiste ou optimiste actuellement ?
AT En Italie, on est pessimiste depuis des années mais c’est un pessimisme qui tend à s’atténuer.

LK Anne, diriez-vous quand même que depuis Bologne l’Italie va beaucoup mieux et sur tous les plans ?
AT C’est-à-dire l’attentat de Bologne ? Oui, cela va évidemment mieux sur le plan de la paix civile mais pas sur le plan économique. . Vous évoquez les années de plomb, les plus noires de l’après-guerre. Le terrorisme italien a disparu. Sur le plan économique, c’est une courbe en W. Dans les années 80, le modèle italien jouissait d’une prospérité comparable à celles de Hambourg ou des Pays-Bas.
C’était faramineux ; le succès de ces entreprises qui exportaient dans le monde entier. Un taux d’épargne colossale. Les Italiens étaient les plus gros épargnants d’Europe tout en étant aussi de gros consommateurs. Bien sûr, le revers de la médaille : les Italiens vivaient au-dessus de leurs moyens, sinon nous n’aurions pas la dette qui nous plombe actuellement.
Les années 80 ont donc été véritablement des « années bonheur ». Chacun avait deux voitures, une maison de vacances. Etc. C’était alors un pays qui se croyait sorti d’affaire. Ensuite nous avons pris un gros bouillon à la fin des années 90. La compétitivité de l’Italie a chuté dramatiquement. La population a vieilli. Les jeunes se sauvent. On n’a jamais assisté à un tel exode de jeunes qualifiés vers l’étranger. C’est le symptôme d’un pays qui va mal.

LK Le rôle de la culture en Italie
AT Très important. Il est très important .La culture est dans l’ADN italien et c’est un bonheur. Elle est omniprésente et les Italiens ont un très grand respect pour le patrimoine culturel et artistique de leur pays. C’est une culture tournée vers le passé mais elle demeure capitale.
LK La prégnance de l’histoire y est donc très forte.
AT Très. Cela est vrai aussi dans toute l’Italie et l’école offre ou impose-question de point de vue- aux enfants un conditionnement incroyable.
LK Un peu comme les Landmark aux USA.
AT Oui. Ici les voyages et visites scolaires sont très importants dans tous les lieux d’histoire. L’histoire de l’art est très bien enseignée. L’école italienne reste très fidèle à son patrimoine.
LK les Italiens sont-ils conscients d’avoir été les inventeurs du soft power. Ainsi c’est le cavalier Bernini qui a terminé le Louvre que les architectes français ne pouvaient mener à bien.
AT Les Italiens sont convaincus d’être les meilleurs au monde…
LK rires… « ma se si non e vero e bene trovato ! » Tiens donc !
AT…d’être les plus grands esthètes, de détenir le sens absolu du beau et d’être maîtres à penser en la matière. Ils ont donc en ce domaine un sens élevé de leur supériorité.

LK Venons-en au rôle du Vatican ? Son rôle. Dépasse-t-il le fameux magasin de chaussettes rouges cardinalices que Balladur affectionnait tant ?
AT Je vais poser ma réflexion comme suit : Le Vatican aujourd’hui c’est deux entités. Il n’y a pas un mais deux Vatican.
Un Pape Bergoglio qui pousse l’Eglise dans un sens pastoral disons originel, c’est le « Pape des pauvres », c’est le Pape qui prêche les droits des migrants. Nous le voyons tous les jours dans tous les médias. Il y a donc cette défense qui sûrement joue un rôle capital pour aider les Italiens à accueillir les migrants en masse comme c’est le cas actuellement.
Si les Italiens ne vont plus à l’église, sauf pour les mariages et les enterrements, le message chrétien essentiel du Pape est écouté. Et d’ailleurs c’est toujours l’Eglise qui a tous les réseaux d’associations de volontaires qui vont au-devant des pauvres à la différence de la France où les réseaux sont laïcs. Ici ce sont toujours des associations religieuses et elles demeurent toujours très puissantes.

Le deuxième Vatican est une organisation de pouvoir. C’est la Curie romaine représentée comme un appareil politique. C’est aussi la banque du Vatican. Banque qui est encore perçue comme une banque douteuse. Les finances du Vatican restent opaques. Le Pape voulait les réformer et il a commencé d’ailleurs. À preuve la banque vaticane n’est plus sur la liste noire américaine ; mais elle n’est pas encore complètement blanchie.
Donc le Vatican, pour les Italiens c’est à la fois un Pape actuel qui est le Pape des pauvres et un pouvoir très fort et suspect et en même temps
LK La France est un état laïc ce qui n’est pas du tout le cas en Italie. Ainsi où en êtes-vous par exemple avec le mariage pour tous et la PMA.
AT Ni l’un ni l’autre… Il existe un contrat du genre PACS
LK Est-ce dû…
AT A l’Eglise ; oui tout à fait !
LK Ou à une mentalité des esprits ?
AT Il est toujours très difficile de découvrir où se situe la poule et où se situe l’œuf. Mais il est certain que l’Eglise est vent debout contre ce genre de réformes sociétales et qu’elle a des relais au Parlement et dans tous les partis. Et ces relais demeurent profondément imprégnés de mentalité catholique. Et c’est aussi vrai pour l’euthanasie ou les thérapies géniques.
Sur beaucoup de sujets sociétaux, l’Italie est en retard, même par rapport à l’Espagne. Ici les médecins sont de plus en plus nombreux à exercer leur droit de conscience pour refuser les avortements.

LK Puisque nous abordons la place des femmes, j’ai cru comprendre à travers votre livre qu’il y a eu une évolution. Qu’elle est la place de la femme? La femme est-elle l’égale de l’homme comme dans les autres pays européens?
AT Ah non ! La femme n’est pas du tout l’égale de l’homme. Mais là aussi je ne me contenterai pas d’une réponse simple. Dans mon livre, je signale que le droit du divorce est extrêmement favorable à la femme et que les femmes bénéficient en Italie de garanties sans égales ailleurs. Sauf que cet été un arrêt de la Cour de Cassation a tout bouleversé.
Jusqu’à cet arrêt, l’homme qui divorce devait garantir à son ex-épouse le même train de vie dont elle jouissait pendant le mariage. Cela signifiait dans la réalité concrète que le « pauvre bonhomme » repartait en général habiter chez sa mère puisqu’il laissait l’appartement, la voiture et les enfants à sa femme et qu’en plus il lui versait une pension alimentaire afin qu’elle puisse continuer « a fare la signora » « et aller chez le coiffeur. »
Bien évidemment, la femme n’avait aucun intérêt à chercher du travail et le «pauvre type » s’il voulait se remarier et s’il avait déjà deux ou trois pensions alimentaires à payer, c’était relativement compliqué pour lui. Ceci durait depuis 30 ans.

Ce fameux arrêt de la Cour vient d’inverser cette situation ubuesque et stipule que désormais l’on prendra en compte les efforts de la femme pour trouver du travail et subvenir à ses propres besoins. La révolution avec un grand R. Les femmes sont inquiètes. Le pays a l’un des taux d’emploi féminin les plus bas d’Europe. Elles sont actives mais peu insérées dans le monde du travail rémunéré. En Italie, les enfants sortent de l’école à 14 heures et il faut s’en occuper tout l’après-midi. Ensuite leurs salaires sont bien inférieurs à ceux des hommes, leurs opportunités bien plus limitées que celles des hommes. Et on sait bien que dans une crise économique les femmes sont plus exposées que les hommes. Les jeunes femmes ne sont prises que sur des contrats très précaires. Autre particularité ici le congé de maternité peut aller jusqu’à 24 mois. Donc un employeur qui engage une jeune fille hésitera, car il sait qu’elle risque de « disparaître » pendant 24 mois et que lorsqu’elle reviendra, il sera obligé de la réintégrer ». Avec une telle législation, paradoxalement, le souci de protection des femmes est devenu contre-productif et finit par se retourner contre elles.

En outre le machisme est encore bien vivant. Laissez-moi vous en donner un exemple récent qui serait presque cocasse. Lors d’un congrès du partito democratico de centre-gauche, donc censé être progressiste, dans la région des Abruzzes dans le centre-sud, donc pas forcément la région la plus évoluée de l’Italie, sous un soleil de plomb comme l’Italie en a le secret, ces messieurs du parti sont bien sagement et confortablement assis et des jeunes filles- debout- les rafraîchissent à l’ombre de leur parapluie. Tous les hommes sont assis et toutes les femmes sont debout comme lorsque l’on représentait au XVIIIe siècle « les bons nègres. » Tollé général dans la presse mais les pouvoirs publics ont laissé faire cela sans être davantage émus ! Au congrès Ambrosetti de la rentrée (le Davos italien) la commissaire européen Margarethe Vestager, qui est danoise, a commencé son speech « ladies and gentlemen ». Elle a levé la tête, considéré l’assemblée exclusivement masculine, et s’est reprise « Excusez-moi. Gentlemen and gentlemen ». Elle ne les a pas loupés !

LK Venons-en à la mafia. Qu’en est-il de la « petite corruption » c’est-à-dire, je veux travailler avec Rinascente donc je paye mon écot à la famille de l’acheteur. Et puis la vraie mafia. Va-t-elle diminuendo ? Ou est-ce toujours un phénomène d’une ampleur dramatique ?
AT Ce sont deux choses très différentes. La corruption que vous décrivez existe comme en 1992 au moment de Mani Pulite. Elle a juste changé de nature. Elle bénéficiait alors aux partis politiques, elle est désormais, sans doute suite aux lois adoptées, au profit des personnes.
LK c’est-à-dire des hommes politiques ou des hommes d’affaires.
AT Les deux. On glisse une enveloppe ; on graisse la patte.
LK Est-ce généralisé ?
AT Oui. Même Milan que l’on croyait plus exemplaire parce que ville lombarde ou du Nord est tout aussi touché que Rome ou le Sud du pays. Pour autant, ce ne sont pas des sommes très importantes.
Je reviens aux costumes de Fillon. Lui il recevait des costumes de luxe (sans doute du tissu italien); en Italie les gens reçoivent des montres de luxe !
LK Evidemment, en Italie, vous avez tous des costumes Loro Piana.
AT Ce serait bien ! En fait la corruption passe aussi beaucoup par les virements à l’étranger. Très courants et très pratiques.
La criminalité organisée c’est autre chose. Elle se caractérise par le fait qu’elle prend le contrôle d’un secteur économique. Et là de nouveaux business sont apparus.
Autrefois on parlait beaucoup de Cosa Nostra qui était la mafia sicilienne mais elle a vraiment pris de très gros coups qui l’ont décimée. L’État italien l’a assommé ; et il a bien réussi.
LK Toto Rina ?
AT Oui oui, Toto Riina. Mais en revanche la ‘Ndrangheta, qui est la mafia calabraise, n’a fait qu’augmenter son emprise. Son chiffre d’affaires en fait maintenant l’une des trois ou quatre organisations mondiales les plus redoutables.
Toute calabraise qu’elle soit, elle étend ses tentacules jusqu’en Allemagne et au Canada. Elle a parfaitement infiltré et gangrené le secteur de la construction du nord de l’Italie. Cette organisation a le vent en poupe.
LK Donc elle ne va pas diminuendo.
AT Absolument pas.
LK Les crimes de la mafia ne sont donc pas des légendes et ils existent toujours ?
AT Il y a la guerre des clans à Naples en ce moment. Nous sommes là « chez » la Camorra. C’est une très grosse guerre des clans qui se répartissent la région de Naples. Extrêmement sanglante. Les morts se chiffrent par dizaines.
LK Jusqu’à l’assassinat des rackettés ?
AT Non, en général contre eux l’intimidation sera suffisante, voire les négociations. Cela dit dans le Sud, il y a aussi des chefs d’entreprise qui savent lutter contre la mafia.

LK Les mauvaises langues pensent que Giulio Andreotti était étroitement mêlé à la mafia et qu’il ne s’est pas beaucoup démené pour sauver Aldo Moro ?
AT Oui on le dit beaucoup. Mais j’ai l’impression que cela relève davantage de ce que Pasqua avait fait en Corse. Une espèce d’accord, un peu bancal, avec les malfaisants pour qu’on le laisse faire tranquillement à Rome ce qu’il voulait faire.
On ferme les yeux. Une sorte de pacte de non-agression.

LK On raconte une anecdote sur l’Italie. Mettez un fusil-mitrailleur, un casque et un treillis militaire à un italien, vous ferez de lui l’homme le plus pacifique au monde. Mettez-lui un costume blanc, un Panama, des pompes en croco et un colt Beretta, ce sera l’homme le plus sauvage et le plus violent que l’on puisse imaginer.
AT Oui il y a du vrai, l’anecdote est fort plaisante. Je reviens sur l’évolution de la mafia. Elle a diversifié ses activités, garde le contrôle de la drogue mais ajoute le business. Parfois beaucoup plus lucratif et plus « propre ». C’est pour cela que c’est apparemment moins violent.
Par exemple le business des migrants est une terre d’élection des mafias, terminologie plus correcte puisque plusieurs organisations coexistent. L’État donne 35 € par jour par migrant à des sociétés coopératives–donc en principe à but non lucratif–qui vont les héberger dans des centres d’accueil, les nourrir etc. Et si tout va bien leur donner un cours d’italien.
L’on sait que ces sociétés coopératives sont souvent le masque d’organisations criminelles mafieuses. Les juges le savent. Les écoutes téléphoniques sont effrayantes à cet égard. Il en est ainsi notamment à Rome et cela a entraîné jusqu’à 40 arrestations. Un interlocuteur disait : « Tu sais le business des migrants, c’est beaucoup plus rentable que la drogue. »

LK Anne, si vous parlez à la télévision de la mafia, feriez-vous attention à ce que vous dites ou cela vous serait-il égal ?
AT (Rire).Oui. Et si c’était vraiment du lourd je le laisserais faire par un collègue spécialisé qui connaît ses marges de manœuvre. A Rome, on est certes plus protégé. Mais je connais plein de collègues qui ont dû déménager car une mafia ne voulait plus d’eux.
LK À ce point-là ?
AT Evidemment.
LK C’est quand même sérieux ?
AT Oui. J’ai réalisé des reportages à Lampedusa sur les centres de migrants. Et à l’époque, il n’y avait pas encore de juges qui en parlaient. J’étais donc la première à alerter sur les infiltrations et agissements de la mafia dans le business des migrants, dans le business de l’accueil. Sur la traversée, je ne sais pas car je manque d’éléments. Mais sur l’accueil, c’est sûr. Les enquêteurs sur place et mes informateurs qui étaient aux premières loges me l’avaient confirmé. Je leur fais entière confiance. Mais ma rédaction française ayant publié sur internet mon article en laissant ma signature, je leur ai quand même demandé de supprimer mon nom. Je ne tenais pas à voir mon nom de famille figurer en bas de l’article. Cela dit, en fait la mafia ne réagirait probablement pas sur un coup isolé. Elle réagirait sur plusieurs coups répétés. Elle se manifesterait si quelqu’un les embêtait vraiment, s’acharnait sur eux, et investiguait fortement. Là, oui où elle commence à réagir. Et pas toujours symboliquement ! L’écrivain Roberto Saviano vit sous escorte.
Mais moi comme « touriste », sur un seul papier je ne risque pas vraiment grand-chose.
La vie peut aussi être violente dans la vie quotidienne en Italie. En fait cette violence ne commence et ne s’arrête pas avec la mafia. Cela commence dans la rue. Je ne garerais pas ma voiture sur une place publique autorisée si je sais qu’elle est « privatisée » par quelqu’un qui en représailles me la cassera.

De même lorsque l’on dépose une plainte auprès d’un tribunal on y réfléchit à deux fois. Vais-je vraiment porter plainte ? On s’entoure de précautions. Oui, peut-être, oui bon, parce que les représailles sont toujours possibles. Quand un État est faible, quand un système de justice ne marche pas, comme c’est le cas en Italie, il faut dix ans pour obtenir un procès, l’État est absent, il n’est pas là. Les gens s’organisent donc entre eux. C’est ainsi l’essence même de la mafia, de la criminalité organisée, de suppléer un État défaillant. Et cela marche, c’est une autre conception de l’ordre. On dit d’ailleurs que les nouveaux migrants ne posent pas de problème en Sicile parce que la criminalité organisée les encadre : elle leur alloue des secteurs d’activité plus ou moins légaux, de trafic (de drogue par exemple), des territoires, et en échange exige d’eux une conduite qui ne dérange personne.

LK La France a reçu je crois 3163 réfugiés en 2016. Ce n’est pas faire injure à l’Italie de dire que la France est plus riche, beaucoup plus riche que l’Italie, pourtant l’Italie fait infiniment plus pour les réfugiés et migrants que la France. Quelle est l’attitude de la population italienne envers les réfugiés ?
AT Il y a une vraie empathie. Une vraie gentillesse, une vraie bienveillance. Je n’emploie pas le mot « réfugié » car cela regroupe diverses catégories ; je dis « migrants » car certains relèvent de la catégorie de réfugiés, d’autres viennent chercher de meilleures chances de vie que chez eux.
Mais je pense que l’Italie qui a toujours été un pays d’émigration a naturellement une empathie plus grande envers eux qu’en France. Beaucoup de familles italiennes ont connu des membres de leur famille qui ont quitté le pays en quête de nourriture ailleurs, en quête de survie ailleurs. C’était véritablement pour eux une question de survie. Donc ça c’est encore très présent.
LK OK. C’est-à-dire que les manifestations xénophobes et le langage nauséabond hurlant à l’envi qu’il y a trop de migrants, on n’entendra pas cela en Italie ?
Anne : Ah mais si. On l’entend tous les jours ! Mais y a quand même des pans entiers de l’économie italienne, comme l’agriculture, qui y trouvent leur compte avec une main-d’œuvre bon marché. On peut aussi citer l’hôtellerie ou la restauration qui emploient souvent du personnel clandestin et à moindre frais. Mais je vous le disais tout à l’heure, les choses semblent se gâter.
LK Anne, les Italiens se rendent-ils compte que cet afflux de migrants est aussi une chance pour eux étant donné la crise démographique ?
AT Oui parce que tous les emplois d’assistance aux personnes âgées sont occupés par des migrants. Il y a très peu de maisons de retraite. Dans un pays vieillissant, chaque famille pourra être amenée à connaître un ou plusieurs migrants qui vont venir résoudre leurs problèmes. La vraie question sera l’inadéquation d’une bonne partie de ces migrants aux besoins de l’économie. Les emplois non qualifiés seront bientôt saturés s’ils ne le sont déjà. Donc ensuite il faudra des gens qualifiés ou qualifiables. Et là rien n’est fait dans ce domaine.
LK En Allemagne, il y a des programmes.
AT Oui mais en Italie il n’y en a pas
LK Quelle est l’attitude des autorités italiennes ? Ressemble-t-elle à ce qui commence à affleurer en France dans certains milieux.
AT Le gouvernement actuel ? Non pas du tout ! Au contraire, le gouvernement actuel n’a absolument pas ce genre de réaction. Il n’a pas ce genre de réaction et essaye au contraire de valoriser cet apport de population auprès de l’opinion.
LK Voit-on en Italie comme en France des partis républicains respectables et de gouvernement être pollués par des alluvions extrémistes ?
AT Je ne sais pas si on peut considérer le Mouvement 5 Etoiles de Beppe Grillo comme un parti de gouvernement. On les a étiquetés comme populistes. Mais il est vrai que c’est un parti disparate, certains de ses membres ont parfois des mots d’exclusion, de rejet des migrants analogues à ceux qu’emploient la Ligue du Nord.
LK Mais pourtant vu de l’extérieur, Beppe Grillo est considéré comme à gauche.
AT Ah et bien c’est une grave erreur. Son programme disparate est composé de mesures que l’on peut qualifier de gauche et simultanément de mesures que l’on peut qualifier de droite voire d’extrême droite.

LK Venons-en à l’Europe.
La caractéristique principale de Renzi est- me semble-t-il d’avoir été un formidable européen. AT Oui enfin il a brouillé les cartes. Il a maintenant décidé de prendre l’Allemagne comme bouc émissaire de toutes ses difficultés intérieures. Il s’est présenté- au début- comme un grand européen et puis au fur et à mesure que l’austérité budgétaire le rattrapait et lui posait des problèmes, il a pris Madame Merkel comme bouc émissaire. Il a même été jusqu’à retirer le drapeau Européen lors de ses interventions publiques.
LK Du coup, je crois, que je l’aime moins
LK l’Italie a donné de vrais européens pour la construction européenne. Comment est-ce compatible avec la situation politique aujourd’hui ?
AT C’est compatible car ces vrais européens comme De Gasperi étaient des émanations de la démocratie-chrétienne. La construction européenne a été inventée puis portée par de grands démocrates-chrétiens.
C’est l’idée de la paix, où tout le monde pourrait s’enrichir et partager un développement collectif. Or les idées de la démocratie-chrétienne sont encore très ancrées dans la mentalité italienne.
J’ai ensuite le sentiment que le projet européen est une alternative bienvenue à tous ces régionalismes qui n’arrivent pas à se retrouver au niveau national. Depuis l’unité du pays imposée par les Piémontais, le gouvernement central romain peine à imposer sa légitimité. Avec l’appartenance à l’Union européenne, on choisit d’élever le degré d’unité à l’échelon continental et l’on pense que ça permettra d’éviter les antagonismes entre régions.
LK Où en est l’Italie par rapport à l’Europe ? Sent-on un mouvement de rejet de l’idée européenne ou au contraire l’Italie ou ses dirigeants savent-ils au fond d’eux-mêmes qu’il faut aller de l’avant ?
AT Alors distinguons. Les dirigeants actuels sont tout à fait pro-européens. L’opinion publique, elle est assez partagée …
LK… sur le Nord et le Sud
AT …rires. Non non. Sur l’euro, sur la question de la monnaie unique. Une bonne partie de la classe politique dont Beppe Grillo, et là aussi Beppe Grillo est fluctuant mais il a longtemps prôné la sortie de l’euro, et une bonne partie des Italiens a tendance à penser que l’Euro les a ruinés.
Il y a certes une explication objective à cela. Lorsque l’on est passé de la lire à l’euro, cela s’est accompagné d’une flambée des prix non contrôlée et non maîtrisée par le gouvernement et donc les Italiens se sont dit que le taux de conversion ne leur était pas favorable et que cette flambée des prix était due au diktat de Bruxelles. Enfin cerise sur le gâteau, tout de suite après le passage à l’Euro on a eu droit à une nouvelle flambée des prix du pétrole qui entraîné l’augmentation des prix. Les Italiens se sont donc précipités de croire que c’était l’euro et non le pétrole qui en était le responsable.
De plus auparavant l’on pouvait se livrer au sport national : les dévaluations répétitives et compétitives de la lire. Les affaires marchaient grâce à cela beaucoup mieux à l’export. La nostalgie de cette liberté d’opérer des dévaluations compétitives reste très ancrée dans l’esprit des Italiens qui s’en souviennent. Voilà pour l’euro.

A propos de l’Europe, il y a deux désillusions énormes dans les esprits Italiens.
D’abord la discipline budgétaire imposée par Bruxelles, mais peut-être surtout présentée par les dirigeants comme imposée par Bruxelles. (C’est donc aussi une affaire de perception erronée) Elle empêche de faire fonctionner la planche à billets qui bride les investissements nécessaires pour relancer la machine à produire. Et puis il y a surtout la crainte que l’Italie puisse connaître le sort de la Grèce c’est-à-dire une discipline budgétaire excessive qui achèverait de démanteler les services publics déjà en piteux état.

Pour faire des économies, le gouvernement italien a déjà dû diminuer la couverture des services publics essentiels comme la santé. Auparavant en Italie on ne payait presque jamais rien. Cette époque est désormais révolue et cela va de la simple prise de sang aux soins dentaires qui, eux, sont devenus impraticables pour des revenus modestes. En gros, les anti-européens se disent « Euro et Bruxelles nous tordent le cou, il ne nous restera bientôt plus que les yeux pour pleurer. Comme les Grecs. »
Mais la seconde chose qui grince quand on parle ici d’Europe c’est le problème des migrants. Parce que l’idée que l’Italie, à cause de sa géographie, doit accueillir dans ses ports et sur son territoire des centaines de milliers de migrants qui arrivent d’Afrique, ne passe plus. Il y a un sentiment d’absence totale de solidarité européenne, et donc les gens se disent mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? L’on nous avait vendu une idée de solidarité qui allait favoriser le développement collectif et Macron ferme ses frontières et ses ports ! Et d’ailleurs à cet égard il a énormément déçu les Italiens dans cette affaire.

LK On a affublé de façon scandaleuse Angela Merkel. Et lors de la réunification allemande, les Italiens se sont montrés inquiets. Les souvenirs de la guerre sont-ils toujours prégnants dans la représentation italienne de l’Allemagne
ACT Oui la crainte de la « Grosse Deutschland » est toujours là. Mais je pense que cela revient d’autant plus lorsque les Italiens voient l’Allemagne jouer un rôle aussi important en Europe par la voix de Madame Merkel. En outre, les Italiens ne veulent surtout pas devenir des Allemands. Il y a un côté jouisseur chez l’italien pas très compatible avec le côté austère de l’allemand travailleur tel qu’on se le représente ici.
LK Oui c’est effectivement le moins que l’on puisse dire. Pour ma part j’entends fréquemment dire : je connais un bon petit restaurant italien, je n’ai jamais entendu parler d’un bon petit restaurant germanique.
ACT Oui et les Italiens ne se sont pas privés de faire des plaisanteries sur Ratzinger, le Pape émérite allemand, sur le thème du berger allemand.
LK Ah bon !

ACT Ils ont eu beaucoup de mal à accepter le fait qu’un Pape puisse être allemand.
LK Donc un axe franco-allemand est une notion qui inquiète beaucoup les Italiens ?
ACT cela les inquiète et les blesse car ils ne comprennent pas. Alors je ne parle ni des spécialistes, des diplomates, des membres de la classe dirigeante qui le comprennent parfaitement, mais de l’opinion publique qui tend à croire que les Français n’en finissent pas de trahir les cousins Italiens en s’acoquinant avec les Allemands.

LK Les Australiens ont inventé il y a quelques années la notion de bonheur national brut qui agrège aux critères économiques des critères multiples relevant de la qualité de vie. L’Italie reste-t-elle un des pays où il fait le mieux vivre en Europe et l’Italie est-elle irréformable ou pas ?
ACT. Je pense personnellement que l’un des pays les plus agréables à vivre en Europe, c’est la France. Grâce à la qualité des services publics qui font encore rêver un Italien. Et l’Italie est un magnifique pays mais on peine ou on est en difficulté parce que…
LK …Les infrastructures ?
ACT L’Etat assure un service minimum. Les services publics fonctionnent souvent (pas toujours) très mal et nous n’avons pas les amortisseurs sociaux qui existent en France. Le clivage Nord-Sud est bien sûr très marqué à cet égard. Dans les régions du Sud par exemple, deux enfants sur trois n’ont pas accès à une cantine scolaire car… il n’y en a pas ! Ce qui rachète la situation, ce sont peut-être, la gentillesse des Italiens, les rapports humains qui restent en Italie les plus sympathiques et les plus chaleureux qu’on puisse trouver en Europe.
LK Quid des infrastructures en Italie ? C’est pas terrible ?
ACT C’est une catastrophe. C’est dramatique ! On circule à 30 km en moyenne sur les routes qui vont de Milan vers l’Est. La zone la plus productive du pays. Nous n’avons toujours que les autoroutes ouvertes dans les années soixante pour aller du Nord au Sud. Elles sont évidemment totalement saturées. Le réseau de téléphonie est saturé. Les TGV marchent très bien mais le réseau ferroviaire secondaire est en piteux état… Avec là encore de fortes disparités régionales. Et puis, aussi, des exceptions surprenantes, comme le métro de Naples qui est le plus beau du pays ! Au fond Léo, vous me posez des questions qui commencent par « l’Italie » ou par « les Italiens » et en fait, j’ai du mal à répondre parce que notre pays est une mosaïque de réalités hétéroclites. Il est très difficile de généraliser.

LK L’Italie est-elle réformable ou pas ?
ACT Vous y tenez hein ! C’est une très bonne question … que se posent les Italiens. Mes amis n’y croient plus. Moi je n’ai pas la réponse. Par principe et par optimisme, je dis oui car c’est mon caractère mais c’est peut-être un peu du wishful thinking. Je pense que les Italiens sont pragmatiques. Ils ont montré à moult reprises dans l’histoire leur extraordinaire capacité à s’adapter et à accepter le changement. Et c’est là-dessus que je veux croire que l’Italie est réformable. D’ailleurs au fond elle a déjà commencé, elle a fait plus de réformes que la France. Sur les retraites, sur le droit du travail, l’Italie est allée plus loin et plus vite que la France. Donc oui elle est réformable mais le système politique est paralysant.

LK Les trois dangers principaux qui menacent l’Italie et les trois atouts qui permettent d’espérer.
ACT Pour moi le premier danger c’est l’éducation.
LK Plus que le populisme ?
ACT Oui l’éducation des Italiens. Les jeunes italiens, ceux d’après 68, n’ont pas été bien formés. Tous les sondages et classements internationaux montrent que l’Italie a de gros efforts à faire pour donner plus d’éducation à ses jeunes mais surtout une éducation plus adaptée au monde contemporain.
Le deuxième danger principal c’est la tentation du populisme. Certes il n’y a pas qu’en Italie mais là nous sommes à la croisée des chemins.
Le troisième danger, et il risque d’attiser le danger numéro deux, c’est l’intégration de ces migrants qui arrivent et risquent de déstabiliser une société foncièrement conservatrice.
LK Et les trois atouts ?
ACT ça reste d’abord l’intelligence des Italiens qui sont habitués à ne pas être assistés et à devoir se prendre en main tout seul. Ce sont des entrepreneurs nés, des entrepreneurs dans l’âme. C’est incontestablement leur premier atout.
Le deuxième atout c’est un pays dont la position géographique entre l’Europe et l’Afrique est magnifique avec une formidable carte à jouer dans le développement de l’Afrique, du bassin méditerranéen. C’est donc tout sauf un pays périphérique dans l’économie mondiale à venir.
LK Le souvenir de la bataille de Lépante est effacé ?
ACT …rires. Le troisième atout répète partiellement le premier. C’est l’énergie. Les Italiens sont des gens énergiques, courageux et je pense qu’ils peuvent rebondir.

LK L’Italie est le pays du raffinement. Giulio Andreotti, Mario Monti etc. Les italiens sont raffinés non ?
ACT Mais après tous ces hommes politiques, on a eu droit aux télévisions de Berlusconi qui ont abruti les Italiens avec des femmes qui se trémoussaient en maillot de bain quatre heures par jour avec des paillettes à volonté. Il y a eu un abrutissement de la population italienne par la télévision de Berlusconi, l’ancien bras droit de Berlusconi le dit lui-même dans son interview dans le livre. Après l’effondrement de la démocratie-chrétienne on a eu Berlusconi. Berlusconi c’était le pain et les jeux et il a anesthésié les citoyens avec une télévision triviale alors que la RAI était une télévision de qualité. Il a fait passer le culte de l’argent et du bling-bling au premier plan.
LK Qu’est devenu Gianfranco Fini ? Il a fait un mea culpa ?
ACT Ça s’est mal passé pour lui. Il a certes fait un mea culpa. C’est vrai, il a vraiment fait bouger les lignes de son parti vers quelque chose de plus honorable.
LK A la fin il était quand même moins à droite qu’Umberto Bossi ?
ACT Oui mais il a mal fini car il a été pris dans une très mauvaise affaire d’évasion fiscale vers Monaco, bien que lui n’y soit peut-être pour rien car c’est sa femme qui était la vraie responsable ; lui n’a fait qu’apposer sa signature. Il était déjà fini politiquement ; il l’est désormais moralement.

LK Anne auriez-vous aimé répondre à des questions que je ne vous ai pas posées.
ACT… Oui il y a une question que l’on ne me pose jamais. Alors là je vais en profiter car j’ai quelque chose à dire.
LK Allons-y laquelle ?
ACT Est-ce que cela a été difficile de faire ce livre ?
LK Intéressant. Je ne l’aurais pas posée ainsi, j’étais sur cette piste au tout départ avec les Français et les Italiens qui voulaient tant s’aimer. Je voulais introduire cet article en disant que c’est, hors des sentiers battus, une approche très originale de décrire un pays. Alors allons-y pour la réponse.
ACT Ma réponse : Oui car bizarrement il s’est avéré très difficile de trouver dix Italiens ayant eu un engagement ou un rôle important dans les époques dont ils parlent qui acceptent de raconter leur pays et à ma grande surprise, alors que je leur donnais carte blanche, nombreux ont été ceux qui n’ont pas vu l’intérêt qu’il y avait à expliquer leur pays.

Interview de Anne Tréca réalisé par Leo Keller pour Blogazoi
juillet 2017

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