"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE
mars 30, 2023
Depuis le 7 février et pendant plus de trois semaines, des camionneurs ont bloqué l’accès au centre de la ville d’Ottawa, la capitale fédérale du Canada. Ils ont paralysé la circulation autour des postes-frontières avec les Etats-Unis, lieux d’échanges commerciaux essentiels entre les deux pays, au nom de leur liberté à refuser de se faire vacciner contre la covid. Toujours au nom de la liberté, leur mouvement s’est étendu en Nouvelle-Zélande. Des Français, inspirés par cet exemple et reprenant la tradition des manifestations de Gilets jaunes, ont, à leur tour, organisé des convois de voitures, camions, camionnettes ou camping-cars depuis des villes parmi les plus éloignées de la capitale, Perpignan, Toulouse, Nice, Avignon, Rennes, Strasbourg. Les conducteurs se donnaient pour destinations d’abord Paris, puis Bruxelles, afin d’organiser une manifestation massive dans la capitale de l’Europe avec d’autres convois venus de toute l’Europe. Tous, dans leurs pancartes comme dans les réponses aux journalistes, invoquaient leur liberté, liberté de ne pas se faire vacciner, liberté d’aller et venir sans contraintes (sans masques, sans passes sanitaires ou vaccinales). C’est au nom de la liberté qu’ils refusaient les contraintes imposées aux citoyens par le gouvernement pour contrer les effets de l’épidémie.
L’invocation de la liberté ne peut manquer d’avoir un écho favorable dans la société, cela va de soi. La liberté politique est au cœur du projet démocratique. Encore faut-il la comprendre et ne pas confondre liberté et licence. Sur ce sujet essentiel on assiste à une régression intellectuelle de la part de manifestants modestes, humiliés de ce qu’ils ressentent comme leur marginalité sociale, mais aussi de grands intellectuels, produits de nos grandes écoles, devenus libertariens, et même d’un membre de l’académie française, François Sureau, dont on dit qu’il est un proche du président de la République.
A-t-on oublié dans notre enseignement la tradition philosophique qui transmet l’idée que la liberté politique s’exerce à l’intérieur des normes et des lois qui la règlent ?
Repartons de Platon. « Lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leur parole, lorsque les maîtres tremblent devant les élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne, alors c’est là en toute beauté et en toute jeunesse le début de la tyrannie ». En termes modernes, lorsque les démocrates ne respectent plus les normes sociales et les lois, la démocratie est menacée.
Depuis la tradition grecque les philosophes l’ont enseigné, la liberté des hommes s’exerce à l’intérieur de règles communes ; elle suppose que chacun ait conscience que sa propre liberté est limitée par la liberté des autres et par les inévitables contraintes de la vie collective. Le propre des sociétés humaines est de se constituer à partir d’interdits et de règles, « Car c’est la regle des regles, et générale loy des lois, que chascun observe celle du lieu où il est » écrivait Montaigne. C’est la conception qu’ont aussi développée Locke, selon qui « Là où il n’est pas de loi, il n’est pas de liberté », Rousseau qui s’inscrit clairement « contre la liberté sans règle », Montesquieu avançant que « la liberté politique ne consiste point à faire ce que l’on veut » car « il faut se mettre dans l’esprit ce que c’est que l’indépendance, et ce que c’est que la liberté », ou encore Kant qui distingue la liberté « sauvage » de la liberté de l’individu civilisé par sa dépendance et sa participation à un tout.
Les penseurs du libéralisme politique croyaient au rôle nécessaire de la loi dans son rapport avec la liberté. On peut retenir de leur réflexion que le risque de corruption naît si les hommes considèrent qu’« être libre » signifie « fais ce que tu veux », « fais ce qui te plaît » ou même, renouvelés par l’actualité, « jouis sans entraves », pour reprendre un slogan devenu symbolique de l’inspiration de mai 1968, ou bien, à une date récente, « je veux être libre de mon corps », « je veux être libre de ne pas me faire vacciner » ; s’ils perçoivent la liberté des autres comme un obstacle à leur propre liberté ; si toute obligation liée à la vie collective est perçue non comme une caractéristique inévitable et légitime de la condition humaine, mais comme une oppression ou une exploitation ; si la loi est ignorée ou systématiquement contestée, quel que soit son contenu ; si les institutions légitimes ne sont plus respectées ; si le droit à l’insurrection devient une valeur en soi, non pour justifier la révolte contre les régimes dictatoriaux, mais contre tous les régimes, même démocratiques.
Dans ces cas, on tomberait dans les excès qui risquent de corrompre la démocratie réglée. Or la démocratie doit être réglée, faute de quoi elle tombe dans les excès de la démocratie extrême que Montesquieu, dans la filiation directe de Platon, résume ainsi : « La place naturelle de la vertu est auprès de la liberté ; mais elle ne se trouve pas plus auprès de la liberté extrême qu’auprès de la servitude ». « On était libre avec les lois, on veut être libre contre elles ; chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître ; ce qui était maxime, on l’appelle rigueur, ce qui était règle, on l’appelle gêne ; ce qui était attention, on l’appelle crainte ; (…) La république est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous ».
Concrètement, il existerait un risque de dérive si les citoyens négligeaient ou méprisaient les formes institutionnelles qui aménagent la critique légitime et souhaitable dans la démocratie. « Elections, piège à cons », la formule qui fit florès à une certaine époque remet en question la légitimité de l’ordre démocratique, puisque c’est le choix libre des gouvernants par les gouvernés qui en est la source. Il est vrai que l’institutionnalisation de la critique impose des limites à son expression. Il faut respecter les règlements propres aux institutions chargées de porter la contestation, qu’il s’agisse des syndicats, des Cours de justice, des partis politiques ou des procédures électorales. Il faut attendre le terme normal du mandat d’un élu pour que le jugement négatif que les électeurs portent sur son action aboutisse à le remplacer. Ce décalage dans le temps peut paraître scandaleux lorsque l’ensemble des pratiques sociales sont caractérisées par la rapidité, sinon par l’immédiateté, grâce aux nouvelles technologies d’information et de communication (TIC). Le respect des échéances politiques est pourtant une condition de la légitimité. Plus généralement, c’est le respect des institutions en tant que telles qui institue l’ordre démocratique.
Bien entendu, ces contraintes impliquent le droit de critiquer le sens de ces institutions et de ces règles ainsi que les modalités de leur application. On peut légitimement critiquer la bureaucratisation des contrôles lors du confinement qui a pu sembler caricaturale. Sans doute les dispositions adoptées par le gouvernement auraient pu être plus intelligemment appliquées. On peut déplorer des retards et des erreurs. Toute politique suscite de justes critiques parce que nous sommes en démocratie et que gouverner les hommes n’est pas facile. Mais l’idée que la liberté a été bafouée, que nous sommes ou que nous avons été soumis à une « dictature vaccinale » (et à quelques occasions porter une étoile jaune pour l’illustrer) aurait dû susciter une protestation générale.
On ne peut donc qu’être inquiet quand on constate le recul de la pensée de la liberté politique et observer qu’au nom de la liberté, les Américains disposent de véritables arsenaux militaires dans leur foyer, qu’ils refusent la solidarité de l’Etat providence au nom d’un « socialisme » qui serait contraire à leur liberté et qu’en France l’obligation faite aux soignants de se faire vacciner ait provoqué chez certains une révolte dont ont témoigné les « convois de la liberté ».
Biographie de Dominique Schnapper
Directrice d’études à l’EHESS (retraitée), ancienne membre du Conseil constitutionnel
Réflexions sur un dialogue 7 oct. 2020
La démocratie peut-elle survivre à la haine? 21 jan. 2020
Extrême et extrémistes de la démocratie 9 avr. 2019
Emmanuel Macron: pourquoi cette haine? 28 jan. 2019
Dominique Schnapper est la fille de Raymond et Suzanne Aron.Dominique Schnapper termine ses études en histoire et en sciences politiques à Sciences Po. En 1967, elle a obtenu un doctorat en sociologie à la faculté des lettres de Paris.
Dominique Schnapper traite principalement de la sociologie historique, ainsi que des études sur les minorités, le chômage, le travail et la sociologie urbaine, et depuis les années 1990 aussi avec le concept de nation et de la citoyenneté.
Elle a été membre du Conseil constitutionnel de 2001 à 2010, nommée par Christian Poncelet, alors président du Sénat.
Depuis les années 1980, elle est directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Elle est également présidente du Musée d’art et d’histoire du judaïsme1et présidente de l’Institut d’études avancées de Paris.
Elle obtient en 2002 le prix de la fondation Balzan pour la sociologie.
Depuis février 2016 à janvier 20192, elle est présidente du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme (DILCRA).
En décembre 2017, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer la désigne pour devenir la présidente du futur Conseil des sages de la laïcité.
Décorations et distinctions
Officier de la Légion d’honneur
Commandeur de l’Ordre national du Mérite
Officier des Arts et des lettres
Prix de l’Assemblée nationale 1994 pour La communauté des citoyens Paris : Gallimard.
Prix Balzan 2002 pour la sociologie.
Prix du livre politique 2007 pour Qu’est-ce que l’intégration ?
Prix du livre antiraciste 2011 de la LICRA.
Ouvrages parus
L’Italie Rouge et Noire, Paris, Gallimard, 1971
Juifs et Israélites, Paris, Gallimard, « Idées », 1980
L’Épreuve du chômage, Paris, Gallimard, « Idées », 1981 ; rééd. 1994
Six manières d’être européen sous la direction d’H. Mendras, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences Humaines », 1989
La France de l’intégration, sociologie de la nation en 1990, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences Humaines », 1991
L’Europe des immigrés, essai sur les politiques d’immigration, Paris, Francois Bourin, 1992
Les Musulmans en Europe sous la direction de B. Lewis, Paris, Observatoire du Changement Social, 1992
La Communauté des citoyens, sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 1994
Contre la fin du travail avec Philippe Petit, Paris, Les Editions Textuel, 1997
La Relation carcérale : Identités et rapports sociaux dans les prisons de femmes de Corinne Rostaing, Dominique Schnapper (Préface), Paris, PUF, « Le lien social », 1997
La Relation à l’Autre. Au cœur de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 1998
La Compréhension sociologique, Paris, PUF, « Quadrige », 1999
Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, « Folio », 2000
Questionner le racisme , Paris, Gallimard, 2000
La Démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2002
Au Fur et à mesure : Chroniques 2001-2002, Paris, Odile Jacob, « Sciences Humaines », 2003
La Communauté des citoyens, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2003
Diasporas et nations avec C. Bordes-Benayoun, Paris, Odile Jacob, 2006
Qu’est ce que l’intégration?, Paris, Gallimard, « Folio actuel », 2007
Les Mots des diasporas avec C. Bordes-Benayoun, Toulouse, Presse de l’université Le Mirail, 2008
La Condition juive. La tentation de l’entre-soi avec C. Bordes-Benayoun et F. Raphaël, Paris, PUF, « Le lien social », 2009
Une Sociologue au Conseil Constitutionnel, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2010
La Démocratie providentielle : Essai sur l’égalité contemporaine, Paris, Gallimard, « Folio actuel », 2010
La Juridicisation du politique de Jacques Commaille, Laurence Dumoulin et Cécile Robert, préface de Dominique Schnapper, Paris, L’extenso LGDJ, 2010
L’Engagement, Paris, Fondapol, 2011
La Compréhension sociologique, Paris, PUF, 2012
Les Juifs dans l’orientalisme, Théo Klein, Laurence Sigal-Klagsbald et Laurent Héricher, Paris, Flammarion, 2012
Travailler et aimer, Paris, Odile Jacob, 2013
L’Esprit démocratique des lois, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2014 – Prix littéraire Paris-Liège 2015
Intellectuels et juifs en France aujourd’hui : De l’enthousiasme des années 60 à la déception des années 2000 avec Jean-Claude Poizat, Paris, Le Bord de l’eau, 2014
Où va notre démocratie ? avec Stéphane Rozès, Pascal Perrineau, Philippe Raynaud, Jean-Pierre le Goff, Alain Blondiaux, Yves Sintomer, Patrick Savidan, Jean-Michel Helvig, Alain-Gérard Slama et Pierre-Marie Vidal, Paris, Éditions de la Bibliothèque publique d’information, 2014, Open édition : sur le site de la bibliothèque du Centre Pompidou [archive]
La Disqualification sociale : Essai sur la nouvelle pauvreté de Serge Paugam, préface de D. Schnapper, 1991, PUF ; rééd. avec nouvelle postface de l’auteur 2015, Open édition : sur CAIRN.INFO [archive]
La République aux 100 cultures, Strasbourg, Arfuyen, « La faute à Voltaire », 2016
Réflexions sur l’antisémitisme avec Paul Salmona et Perrine Simon-Nahum, Paris, Odile Jacob, « OJ.SC.HUMAINES », 2016
De la démocratie en France : République, nation, laïcité, Paris, Odile Jacob, 2017
La Citoyenneté à l’épreuve. La démocratie et les juifs, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 20
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