L’introduction de la tragédie grecque dans le Covid 19 Par Philippe Moreau Defarges

L’introduction de la tragédie grecque dans le Covid 19 
par Philippe Moreau Defarges

Sisyphe en Shadok

La Grèce des cités, des dieux et des mythes, ce monde d’avant la foi en un Dieu tenant la main de l’homme et le conduisant par le Progrès vers un avenir radieux, revient nous hanter, nous rappelant notre irrémédiable soumission à un monde qui nous échappe dès que nous prétendons le dominer et le réduire à nous-mêmes.
La « peste » d’Athènes, durant la guerre du Péloponnèse, redevient l’épidémie de référence, montrant un peuple ravagé par la fatalité d’une maladie impossible à maîtriser.
Les hommes sont voués à être piégés par le Destin, fonçant vers un désastre annoncé ; tout ce qu’ils entreprennent pour éviter ou détourner la catastrophe ne fait que la précipiter. Les Troyens, pourtant prévenus que le cheval de bois, abandonné sous leurs murailles, porte leur destruction, ne peuvent résister à leur délire d’y voir une récompense des dieux qu’ils doivent honorer en introduisant au cœur de leur ville cette construction surgie de nulle part. La grandeur de l’homme réside dans ses dilemmes avec pour seule issue soit une punition terrible, soit la mort.

Œdipe, roi de Thèbes, doit, pour mettre fin à la plaie qui pollue et détruit sa cité, identifier la cause de ce malheur. Œdipe, horrifié, identifie et révèle le secret maudit, sa propre existence : il a assassiné son père, puis épousé sa mère. Son investigation accomplie, Œdipe est chassé de Thèbes, prenant en charge tous ses crimes. Accompagné par sa fille Antigone, il n’est plus que le plus misérable des mendiants. Antigone, elle, finira emmurée vivante pour avoir enterré par amour son frère, alors que les lois de Thèbes le lui interdisaient, ce frère s’étant rebellé contre la cité.

L’Histoire ce cauchemar dont l’Homme ne peut se réveiller James Joyce 

L’homme occidental voulait mener l’Histoire à sa fin. C’est fait, il a réussi, le voici au bout de la route. Ce dernier Prométhée, ce voleur arrogant du feu divin « découvre » et conquiert la terre entière. Les autres peuples, les autres civilisations, pour continuer de garder une forme d’existence, n’ont pas d’autre alternative que de se couler dans les idéaux et appétits de cet incomparable promoteur-manipulateur des sciences et des techniques. Grâce à elles –médecine, hygiène…-, les populations se multiplient, la durée de la vie humaine est spectaculairement allongée. Pourquoi pas plus encore : mourir à 200 ans ou jamais, rester éternellement jeune, s’approprier l’univers ?

L’homme ne doit jamais, ne peut jamais oublier qu’il n’est qu’un apprenti sorcier. Il ne cesse d’être prévenu. Fables, contes, romans, réflexions philosophiques sur ce thème se bousculent. Le docteur Frankenstein, incarnation de la volonté de puissance, bricole une pauvre Créature sans nom, qui, furieuse d’être mise au monde par un savant fou prétendant égaler Dieu, ne peut que vouloir détruire son créateur. Comme le radote le sanglant XXème siècle, les utopies les plus nobles tournent toutes aux cauchemars les plus effrayants. La Fin de l’Histoire promettait une humanité pacifiée, se consacrant enfin à des échanges pacifiques et fructueux.
À nouveau, l’affaire est ratée.

Les hommes du XXIème siècle, entassés sur une planète surpeuplée, tenaillés par la promesse obsédante d’une vie meilleure, en compétition constante les uns les autres, ne peuvent pas renouer avec la sagesse antique. La Grèce, Rome vivent dans la hantise de la famine, de la maladie et de la guerre. Seules les oligarchies, ultra-minoritaires, sont en mesure de revendiquer une forme de destin, la quasi-totalité de la population demeurant assiégée par ses besoins immédiats.
Ulysse, Alcibiade, Diogène, Alexandre et tant d’autres peuvent inviter l’individu, celui dont l’itinéraire acquiert un sens exemplaire, nommé Odyssée.

L’âge des multitudes errantes 

Puis, des siècles plus tard, émerge l’ère des masses ou des foules, observée, pensée ou exaltée, au XIXème siècle et dans la première moitié du XXème siècle, par les philosophes, les sociologues, les révolutionnaires, et finissant au service des publicitaires. Voici venir l’âge des multitudes errantes, hordes nomades innombrables circulant d’un continent à l’autre en quête d’un bonheur insaisissable. La sagesse grecque, elle, requérait un ordre, celui des cités, dans lequel Socrate, citoyen-soldat, se soumettait à sa condamnation à mort, tout en demeurant, dans le secret de lui-même, en dialogue libre avec son démon intime.

La terre est désormais finie, occupée, sur-occupée, prise dans le double chaos de populations en mouvement et d’une urbanisation irrépressible. Nos mythes ne peuvent plus raconter des hommes exceptionnels accédant à l’humanité par un cheminement remémoré de génération en génération. Nos « héros », entre guillemets, ne peuvent plus venir que de la science-fiction.
Ce sont les survivants misérables d’une terre submergée par les déchets, se nourrissant de chair de cadavres (le Soylent Green ou Soleil vert, du film de Richard Fleischer, 1973), sous la surveillance constante de leurs maîtres enfermés dans un satellite-forteresse (Elysium de Neil Blomkamp, 2013).
Ce sont les astronautes égarés de La planète des singes (Franklin Schaffner, 1968), se réveillant sur une terre ravagée par les hommes (New York volatilisé par une bombe atomique) et prise en main par les singes. Ce sont d’autres astronautes chargés de trouver, au-delà des trous noirs, un refuge pour une humanité ayant détruit sa bonne vieille maison (Interstellar de Christopher Nolan, 2014). L’acteur Charlton Heston (1923-2008), premier rôle de plusieurs de ces films, incarne la Tragédie de la terre d’Après.
Héros américain, colosse parfait jouant aussi bien un directeur de cirque que Moïse, président de la NRA (National Rifle Association) de 1998 à 2003, Charlton Heston n’est plus, dans ses films-catastrophes, qu’un détective de fin du monde, sachant qu’au bout de sa recherche il découvrira une vérité qui l’anéantira.

Un sage ne s’offre-t-il tout de même pas à l’homme post-moderne, jeté à bas de son trône ? Évidemment le Shadok, surgi d’une époque où nous étions heureux, sûrs, sans vouloir l’admettre, d’un avenir radieux : le printemps 1968. Les Shadoks sont peut-être les seuls héros que nous méritions… s’ils veulent bien accepter ce mauvais honneur.

Fascinants Shadoks, bec démesuré de corbeau, ventre rond, pattes semblables à des baguettes, ils combinent une bêtise abyssale avec l’imagination du plus mégalomane des savants. Les Shadoks n’arrêtent pas d’inventer, et surtout de pédaler, de ramer, de pomper.
À la suite des Shadoks, l’homme du XXIème siècle subira-t-il comme châtiment… de recycler, toujours recycler… matières plastiques, argent plus ou moins propre, mots et concepts mâchés et remâchés comme du chewing gum, etc… etc… ?
Il faut imaginer Sisyphe en Shadok… si l’on ne veut pas, comme Œdipe, se crever les yeux !

Philippe Moreau Defarges
Paris le 26 Avril 2020

Philippe MOREAU DEFARGES, ancien diplomate, ancien chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI). Derniers ouvrages publiés : « Nouvelles relations internationales », Points-Essais, Seuil, 2017 ; « La géopolitique pour les Nuls, Cinquante notions-clés », First, 2017. un essai sur la démondialisation « La Tentation du repli », éditions Odile Jacob, 2018.
vient de sortir : « Une Histoire mondiale de la Paix » éditions Odile Jacob 2020
Nous remercions tout particulièrement Philippe Moreau Defarges pour l’exceptionnelle amabilité avec laquelle ce professeur de relations internationales, hors de pair, nous a accordé cet article. Philippe Moreau Defarges est bien entendu également professeur à Sciences-Po Paris. Nous vous souhaitons le même intérêt passionné à découvrir cet article que nous avons eu.

Comments

  1. Bonsoir,
    Lecteur assidu, l’article de PM Defarges est passionnant.
    Est-il possible de le citer en précisant la source? plus particulièrement la fin sur les Shadocks.
    En vous remerciant de votre réponse, bien cordialement.
    Destination : lettre hebdomadaire Covid19 à l’attention des orthodontistes
    Dr Alain Béry administrateur de la Fédération Française de l’Orthodontie

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