"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE

avril 1, 2023

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L'Ordre du monde: Un monde oxymore!Tout sauf un hapax! Par Leo Keller

L’ordre du monde: Un monde oxymore ! Tout sauf un hapax !
Par Leo Keller

Un monde oxymore ! Tout sauf un hapax !
Thucydide rapportait dans la guerre du Péloponnèse les propos du stratège Hermocrate : « Tout se coalise sous l’effet de la crainte. » Il est toujours périlleux de convoquer l’Histoire et il est encore plus périlleux de vouloir en tirer une leçon car cela nous conduit bien souvent à des erreurs d’interprétation et donc à des décisions erronées.
Karl Marx ne disait-il pas d’ailleurs que l’histoire se répète deux fois. « La première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce. »
Même Thucydide ne s’y risquait pas. Pourtant, il existe outre la crainte comme moteur répulsif de l’histoire quelques constantes dont nous prétendons tirer, pour notre propos, des leçons pour deux d’entre elles et que nous devons à notre cher Thucydide : Phobos, Kerdos, Doxa ainsi que le Thucydide Trap.
L’on ne cesse de criailler, de fouailler à nos oreilles et d’embrumer nos esprits avec la représentation d’un monde qui s’abîmerait dans la décadence.
Décadence militaire des démocraties, décadence morale, décadence spirituelle, décadence des valeurs et dans la même logorrhée vers un monde se précipitant inéluctablement dans le chaos, dans la guerre.
Le lecteur aura compris que nous prenons, loaf pour loaf, l’exact contre-pied de cette idée.

Que l’on permette à l’auteur de ces lignes de citer la regrettée Jacqueline de Romilly : « Car il est vrai que les Grecs n’ont jamais senti le temps comme une perspective ascendante ouverte aux créations humaines : le monde était pour eux essentiellement stable; et même sans faire intervenir la notion bien particulière du temps cyclique, il était sujet aux recommencements. De plus, s’ils parlaient d’évolution, il s’agissait en règle générale en générale de décadence.» 1
On le voit l’idée d’évolution décadente est tout sauf nouvelle.

À la rescousse première de notre réflexion : l’Europe, notre si chère Europe, qui démontre chaque jour la victoire de l’intelligence et du rôle de la volition dans le cours du monde.
Pour le dire autrement : où sommes-nous ? Comment et vers quoi allons-nous ? Allons-nous affronter le courroux et les foudres de Zeus, ou bien Hermès nous ramènera-t-il tel Ulysse vers les rives apaisées d’Ithaque où Pénélope l’attend sagement.
En somme les dangers géopolitiques qui nous menacent et nous assaillent à chaque instant, ne comporteraient-il pas des béances telles qui les rendraient beaucoup moins inquiétants et opérants qu’on ne veut bien le craindre. Le wilsonisme sagement botté va-t-il s’effacer devant un unilatéralisme carapacé et cuirassé prêt aux aventures les plus folles ?
Les leçons que nous devrons en tirer vont-elles nous amener en géopolitique à ce que les philosophes appellent : la « vie bonne ». Sans paraphraser Francis Fukuyama et sans prétendre à une fin de l’histoire géopolitique émettons une hypothèse : et si l’avenir géopolitique, tout sauf catastrophique, était la traduction de la dialectique hégélienne du « da sein » avec le « an sein. »

1 Un monde tout sauf à l’ombre des jeunes filles en fleurs !
1.1 Les dangers stratégiques

Pieter de Hooch, célèbre peintre hollandais, n’aurait eu aucun mal à représenter dans ses tableaux le monde actuel selon trois caractéristiques :
– une extrême volatilité.
– le retour des croyances- religieuses ou pas- taillant des croupières au Siècle des Lumières et de la raison et l’émergence de leaders charismatiques et forts dont le mépris du droit est le triste gonfalon. America First qui fût, ne l’oublions jamais, le slogan des nazis américains est hélas de retour sur le devant de la scène.

Une des explications du déchiffrement du monde est la représentation que se font des individus de leur place, de la place de leur pays dans le monde, de ses dangers, de ses atouts et de ses faiblesses. L’observateur attentif tâchera de démêler ce qui relève de la surface des choses de ce qui révèle une tendance lourde et pérenne.

?Le premier danger qui est propre à dévoiler puis amplifier ces phénomènes est le glissement des plaques tectoniques qui agitent, secouent et révolutionnent le monde. Lorsque le croisement des puissances chinoise et américaine sera complet, les choses seront, non pas forcément plus agréables pour le monde dit occidental, mais sûrement plus claires car plus balisées. Ce qui attise les craintes, c’est l’incertitude et les situations en devenir. Robert Jervis étudie parfaitement ce phénomène dans son dilemme de la sécurité. L’illustration la plus parfaite, fût le télégramme d’Eyre Crowe le 1er janvier 1907.

Donc la Chine, dont Kevin Rudd, ex-premier ministre d’Australie, disait: « History teaches that where economic goes, political and strategic power usually follows. » 2
L’on prendra donc bien soin de se remémorer deux types d’évènements et deux expressions chinoises.

Le premier événement remonte au 14 septembre 1793 lorsque l’Ambassadeur Anglais McCartney vit son ambassade auprès de l’empereur Qianlong couronnée d’un échec retentissant pour avoir refusé le kotow.3 Il se contenta d’une simple génuflexion. L’Ambassadeur Hollandais Titzing crût bon de se plier à la règle impériale l’année suivante. Le résultat fût cependant identique. En 1816 Lord Amerhst, quant à lui, ne fût même pas autorisé à approcher l’Empereur.
Le 17 avril 1895, la Chine signe avec le Japon le traité de Shimonoseki qui demeure dans la représentation chinoise la plaie béante et purulente des traités inégaux.

Les deux expressions chinoises qui font sens sont le Tianxi est et le heping jueqi. 4
La Chine n’a oublié ni ces événements ni ses devises. L’humiliation cimentant ses dernières.
Entre ces deux rives rapprochées par un sumbolon (au sens étymologique du terme) se profile l’avenir esquissé par Deng : « Hide your strength, bide your time. » « Cache ta force, attends ton heure. » Le nouvel empereur Xi Ji-Ping n’a qu’une passion modérée pour les ambitions gazées et une faible inclination pour la musarderie.
La Chine avance donc ses pions avec beaucoup de patience et encore plus d’impatience.
Rappelons pour mémoire l’accaparement d’iles pour les transformer artificiellement en aéroports (à usage militaire); la guerre avec l’ex allié et vassal, le Vietnam. Peut-être plus significatif, leur refus de négocier contre un bloc de pays quant aux revendications d’îles. Elle préfère, en effet les négociations bilatérales. La puissance de persuasion chinoise est désormais telle que le Président Duterte, grand démocrate devant l’Eternel, et admirateur déclaré d’hitler préféra abandonner sa revendication légitimée par la Cour- penchant pour un dédommagement financier- sachant que la Chine très vraisemblablement n’exécuterait pas le jugement , quand bien même la Cour de Justice de la Haye lui avait pourtant donné raison contre la Chine.

Désormais confortablement installé dans son pomérium, la Chine répondra à Bruno Le Maire, alors ministre de l’agriculture, lors des négociations du G20 agricole et qui lui demandait des concessions comme tous les autres pays, s’entendit répondre: Certes, Monsieur le Ministre, mais la Chine n’est pas un pays comme les autres.

L’on objectera que le budget militaire chinois est cinq fois inférieur à celui des USA. Certes, mais c’est occulter un certain nombre de facteurs :
– La croissance des budgets militaires est désormais plus forte en Chine qu’aux USA.
– Il faut raisonner en termes de parité de pouvoir d’achat.
– Les dépenses d’entretien, de personnel et de fonctionnement sont infiniment moindres en Chine qu’aux USA. En quelque sorte leur budget est plus agressif.
La colligation de ces facteurs a pour conséquence que dans bien des domaines, la Chine surclasse désormais pour la première fois les USA. Ainsi des armes véloces et des systèmes quantiques. Enfin last but not least, la Chine qui n’a qu’un seul allié militaire dont elle se joue et en joue, est la Corée du Nord, s’est cependant adjointe un Junior Partner dont l’éloignement des valeurs occidentales en fait un allié certes difficile, et encore non formel, mais efficace et relativement complice. Le gigantesque contrat énergétique conclu avec la Chine désigne clairement qui est le vassal, qui est le suzerain. Quand bien même l’intelligence et le passé militaire soviétique permettent au margrave de Moscou de pianoter, parfois, ici et là, sa petite musique de soliste.

Sans vouloir y reconnaître à tout prix la résurgence de la guerre froide, force est de constater que cette quasi alliance nourrie au ressentiment de l’Histoire et aux erreurs de la politique étrangère américaine datant de Bush Junior, pèsera sur l’évolution du monde.

La menace chinoise, même, seule sera totipotente dans son étranger proche voire élargi. Elle pourrait cependant être contenue au niveau planétaire et ce malgré les OBOR aussi appelés « routes de la soie ».
La Chine a adopté à cet égard une stratégie remarquablement intelligente et efficace : c’est la stratégie de l’artichaut. Les feuilles extérieures sont tendres et agréables mais elles dissimulent le cœur du réacteur parfaitement protégé par ses défenses.

Les intimidations russes habillées par les parures étiquées de l’ex-URSS peuvent elles aussi, et même plus aisément, être contenues si elles sont isolées. Mais la combinatoire de ces deux empires gouvernés par une verticale du pouvoir représente une menace de haute intensité pour les civilisations fières de l’héritage du Siècle des Lumières et d’un monde westphalien.

?Le deuxième danger qui est en corrélation étroite avec le premier est celui de la cyber guerre. 5 Pas seulement parce que Beijing et Moscou y excellent mais parce que leurs missiles savent se couler patiemment dans le temps long et frapper subitement à la vitesse de l’éclair les pays dits ouverts.
Cyber guerres dont les principales caractéristiques sont le fait que contrairement à la doctrine nucléaire, elle attise les conflits en donnant une prime à l’agresseur, elle favorise la volatilité des alliances. La cyber guerre qui entre comme par effraction dans le Kampfplatz en anonymisant l’agresseur et en abaissant le bas du spectre du conflit, en élargissant son domaine d’intervention et en rendant toute déterrence éminemment plus complexe.

La cyber guerre blesse plus facilement, même si différemment la volonté et la capacité de défense de l’ennemi. Enfin la cyber guerre tout en ayant besoin de l’État à la différence du terrorisme, offre une nouvelle arme aux infra acteurs. En outre la cyber guerre procure un statut à de nombreux états de moindre puissance.

Paradoxalement son côté zero death peut favoriser la prime à l’agresseur grâce à son terrain d’action favori la zone grise. Enfin la cyber guerre peut également être utilisée dans les conflits économiques et parfois même contre les propres les alliés du pays émetteur.

En prolongation et en parfaite concaténation avec les deux premiers dangers,? le Troisième danger.
Ses armes sont connues à défaut d’être, bien souvent reconnues comme telles par les populations des cibles visées. Cette ignorance, délibérée ou pas, n’est pas neutre. Elle est voulue par l’émetteur ; elle est tantôt acceptée par le récepteur, tantôt subie ; et même parfois souhaitée par différents types de récepteurs.
Ces armes ont une apparence : un quarteron de leaders illibéraux. Elles ont une réalité : un groupe d’officiers et d’hommes politiques, partisans ambitieux et fanatiques mais parfaitement déterminé à servir leur pays. Elles ont désormais un nom : les Fake News.
« L’opinion prend son envol depuis les paroles, les pages des journaux, les désirs et les cancans, elle poursuit à nouveau son vol avec le prochain vent, colle aux faits, et elle est toujours soumise à la pression de l’air, à la psychose de masse. La conviction grandit à partir de l’expérience, elle se nourrit de l’éducation, elle reste personnelle et irréductible aux événements. L’opinion c’est la masse, la conviction, c’est l’homme. Et toute la tragédie de ce temps tient ainsi en une phrase : les opinions ont vaincu les convictions. Les cancans plutôt que le savoir. » 6
Le lecteur appréciera la puissance, la pertinence visionnaire de ces lignes écrites dès 1918 par Stefan Zweig.
Les Fake News sublimées par le retour triomphal et espérons- le- provisoire- des croyances–toutes–qui s’accompagnent dans tous les pays d’une révolte contre les élites sont la menace mortelle de nos sociétés, libres, démocratiques et ayant un minimum de solidarité entre elles et à l’intérieur d’elles. Les Fake News sont l’enfant adultérin et chéri du populisme. Ce dernier est l’héritier porphyrogénète des puissances émergentes ou ré- émergentes. Elles sont tout sauf ingrates. Leur dévotion filiale envers leurs géniteurs serait touchante si elle n’était nauséabonde.
Le soft power, inventé d’ailleurs par une Italie aux antipodes du triste, mais dangereux sire, Salvini qui était une arme des pays démocratiques a changé de camp. Il est devenu la bombarde de toute les démocratures.

L’on pourrait dire que les Fake News sont à la fois le vecteur du deuxième danger et concomitamment son but puisque la fonction essentialiste des Fake News est la déconstruction du « vouloir vivre ensemble » d’une population dans un territoire donné régi par un corpus de valeurs démocratiques.

Le rapport des services de renseignement américain intitulé Paradox of Progress et présenté par Bruno Tertrais, le démontre parfaitement. Qu’on en juge. « Des études ont montré qu’une information contraire à l’opinion préalable d’un individu ne le ferait ni changer d’avis ni s’interroger, et renforcerait au contraire sa conviction que l’information venait d’une source hostile ou tendancieuse, contribuant encore à polariser les groupes. Pour aggraver les choses, les gens vont souvent vers des leaders qui pensent comme eux ; et ils leur font confiance pour traduire « la vérité. »

Si l’on part du postulat que l’instruction et la connaissance sont ferments de progrès et donc de paix comment transmettre et vivre dans un monde où la frontière entre le vrai et le faux est tellement poreuse et se complaît dans une zone grise.

Ce retour des religions explique l’affaiblissement des Etats ou paradoxalement au contraire leur renforcement autoritariste. Mais dans les deux cas, on peut discerner leur tropisme sino-russe. Par idéologie, par attirance pour un nationalisme revendiqué les exfiltrant de la mondialisation, leur permettant de regagner ainsi une fierté et une illusoire indépendance nationale !
Ainsi de la Grèce avec sa vente du port du Pirée à la Chine, ou l’achat de S300 à Moscou, ou encore du « land grabbing » pratiqué par les Chinois notamment en Afrique. Mais pas que !
La combinatoire du soft et du hard power de la Chine et de la Russie ressemble à l’étreinte du python.
Pour parfaire la manœuvre, Russes et Chinois, – chacun à leur manière– s’évertueront à alimenter la défiance des populations envers leurs leaders qui certes ne sont pas tous irréprochables.

Mais enfin voir Poutine recevoir–avec moult amabilités–la leader du rassemblement national–est tout sauf un signal pacifique et irénique.
Kissinger écrivit: « The international order thus faces a paradox: it’s prosperity is dependent on the success of globalization, but the process produces a political reaction that often works counter to its aspirations. » 7

Son efficacité n’a pas besoin d’être létale pour miner, de l’intérieur, les sociétés ouvertes. À l’extrême limite, si elle le devenait, elle perdrait de son efficacité. C’est son côté indolore et caché qui en fait son efficacité et aux yeux de tant d’autres ses atours vénéneux. Et lorsque les victimes, tels les idiots utiles, en reçoivent la démonstration contraire, argumentée, claire et évidente, elles refusent d’abandonner leurs croyances idolâtres.

Les Fake News ont existé de tout temps. Quid novi ? Quid novi : Les victimes refusent désormais de ne pas y croire. Et comment en serait-il autrement alors que le monde se complexifie chaque jour davantage. Comment résister à des solutions simplissimes insufflées par des leaders forts dont souvent l’économie des Etats gonflée, dopée artificiellement et provisoirement de succès économiques semblent démentir le postulat que la démocratie assure in fine et une plus grande réussite économique et une plus juste répartition.

La Chine, pays des droits de l’homme, devient ainsi peu à peu non seulement la puissance un bis de la planète, mais aussi un modèle alternatif séduisant.

Décomplexifier les problèmes, en appeler au peuple n’importe quand et n’importe comment, flatter ses plus bas instincts et hypertrophier ses angoisses–justifiées ou non–telle est la recette du populisme qui baigne dans son liquide amniotique : nationalisme et souverainisme.
C’est donc ?le troisième danger où d’aucuns cherchent à nous enfermer. Il est loin d’être le moindre. Seul il ne serait pas aussi redoutable. C’est son adossement qui le rend si venimeux.

Nous avons vécu depuis la fin de la seconde guerre mondiale–certes à quelques kappi près (conflits régionaux, génocide Rwandais et Cambodgien) une période de paix relative, de coopération et d’accroissement généralisé de la prospérité économique mondiale.
Certes tous n’en bénéficient pas de la même façon (tant s’en faut) et des inégalités flagrantes et des souffrances inadmissibles demeurent. Pour autant, dans l’histoire de l’humanité cette période, quand même heureuse, chancelle sous la pression des dangers précédents.

?Le quatrième danger : Le multilatéralisme est la traduction en relations internationales de la démocratie ; America First son ennemi désormais ontologique. Le prix Nobel indien Amartya Sen écrivit ainsi : « Notre monde est un monde d’identités divisées, où les différences économiques et politiques sont manipulées au point de devenir l’expression sous-jacente des différences ethniques et religieuses. » 8

Henry Kissinger écrivit ainsi dans son maître livre : Le Chemin de la Paix que lorsque les peuples oublient leur histoire dramatique c’est le moment où tous les dangers de guerre surviennent. Nous tanguons dangereusement vers ce passage.
On oublie la guerre mais l’on convoque de façon compulsive, ignorante et presque toujours mal à propos, l’Histoire. Ces revendications sont le miel de certains pays qui à défaut de vouloir ou pouvoir entrer frontalement en conflit préfèrent saper la cohésion d’un pays afin de l’affaiblir.

Citons à cet égard Frédéric Encel : « Les cités, les nations, les empires font la guerre et la paix non seulement selon leurs passions et objectifs mais aussi en fonction de leurs ressources réelles ou présumées. C’est surtout vrai pour les régimes dotés d’un minimum de rationalité et de pragmatisme, fort heureusement majoritaires sous la plupart des latitudes. » 9

?Le cinquième danger, lui aussi, porté par les trois premiers réside dans la représentation que d’aucuns se font de la mondialisation. Certes cette dernière, mise en parallèle, avec le foudroyant développement de l’intelligence artificielle interroge de plus en plus d’individus qui craignent, à tort ou à raison, d’en être les perdants parmi la foule des gagnants.

Marshall Mac Luhan a pu ainsi écrire : « Quand le tam-tam de la globalisation résonne, les tribus rappliquent. » Une mondialisation dont la perception et la représentation exacerberait les effets et les conséquences est un réel danger.
Les états, les nations ont heureusement remplacé les tribus. Il n’est pas impossible que nous assistions au mouvement inverse. La tribalisation est bien le cinquième danger.
La traduction de ce danger se voit dans la multiplication des revendications nationalistes et indépendantistes. Catalogne, Écosse, Corse, Belgique etc. Un monde qui perd son « vouloir vivre ensemble », son « plébiscite de tous les jours » est un monde à la dérive qui souffrira comme jamais de ces mêmes bourrasques nationalistes et des coups de griffe des états forts qui-eux- subsisteront

Le paradoxe de notre temps c’est que nous avons besoin d’Etats forts pour lutter contre cette tendance. C’est là un des problèmes de l’Europe.
L’Europe qui a été créé et rêvée comme un ensemble irénique doit pour survivre et triompher parmi tous ces dangers qui l’entourent, se construire dorénavant comme un « Etat- puissance », idée aux antipodes de son fondement.

Bien évidemment le danger des guerres à grande échelle n’existe plus que dans l’esprit embrumé d’ignorants dont les rêves sont emplis de la nostalgie tellement simpliste de ceux qui véhiculent l’idée fantasmée d’un grand remplacement.
Car les Etats, tout comme, les individus évoluent, se fortifient et acquièrent une richesse supplémentaire en en se complexifiant.
La guerre coûte trop cher de nos jours, et il y a tant d’autres moyens de continuer la politique. Bien sûr l’État exerce  « le monopole de l’usage légitime de la force physique sur un territoire donné. »
Certes mais la coercition revêt tellement d’autres formes parfois plus efficaces que la violence physique.
Les GAFAMI se jouent de la notion de territoire donné. Cambridge analytica aussi. Jamais la guerre n’a autant mérité qu’aujourd’hui son surnom de caméléon. Pour autant, les GAFAMI, sont essentiellement mus par une logique commerciale. Et lorsqu’ils en sortent, c’est au contraire, pour épouser une logique de coopération et d’éducation.
Il n’empêche ; ils peuvent exercer une forme de conflictualité lorsque leurs intérêts, devenus exorbitants et antagonistes à ceux des états, théâtres impuissants, de leurs activités.

Si l’on n’a pas encore assisté à des représailles militaires de la part de leur pays d’origine, le jour est plus proche que l’on ne le pense où ces pays d’origine enforciront leurs actions. Certes cela ne se produira –vraisemblablement pas- sur le plan militaire ; le plan économique y pourvoira avantageusement.
Pour autant il n’est pas sûr que la Chine et la Russie, quant à elles, s’en contenteront.

Si les GAFAMI sont une menace gérable car finalement imparfaitement soumis à leur état d’origine, il en va tout autrement des BATX (Baïdu, Alibaba, Tencent, et Xiami). L’illustration la plus récente est le H pour Huawei dont les activités d’espionnage pour le compte de Beijing commencent à peine à être dévoilées. Le Yandex russe, bien qu’infiniment moins puissant, joue aussi ce rôle. Sputnik news et Russia Today sont les éclaireurs de ce conflit qui ne veut surtout pas dire son nom. ?C’est le sixième danger.

L’on parle souvent, et pourtant une telle occurrence n’est jamais advenue, de guerre par accident, d’erreur de calcul, d’enchaînement malheureux. Si cela fut parfois le cas–le plus célèbre étant l’éclatement de la Première Guerre Mondiale, notons que depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, ce ne fut jamais le cas. L’affaire coréenne de 1950 résulta bien davantage d’un judicieux calcul du machiavélique Staline.
Même à Berlin où chars soviétiques et américains se faisaient face, les gueules de leurs canons se touchant presque et moteurs ronflant Friedrich strasse, la guerre par accident fut évitée.
Pour autant, elle existe, bel et bien, dans les calculs d’état-major et une guerre limitée par accident n’est pas totalement inconcevable.
Mais il est une autre circonstance qui mérite que l’on y prête attention. ?C’est le septième danger qui va combiner trois facteurs.

– La confusion du monde, l’extrême volatilité des événements qui empêchent une réflexion sereine et apaisée et donc favorisent les réactions, forcément irréfléchies et mues par la crainte.
– Des alliances non stables et dont les membres sont de plus en plus turbulents. Nous concevons fort bien que l’époque qui corsetait la souveraineté des Etats était tout sauf agréable pour ces derniers et comportait moult inconvénients.
Pour autant nous avons troqué un monde du bord de l’Apocalypse mais, sans risques véritables, pour un monde éloigné, voire débarrassé, du spectre de l’apocalypse mais agressé de toutes parts par ce que les USA appellent les   « thousands cuts ».
Ce monde aux alliances imprévisibles, parfois improbables, et souvent réversibles fût décrit par l’orfèvre en la matière Henry Kissinger « Dans les systèmes d’alliances, les membres les plus faibles ont de bonnes raisons de croire que le plus puissant a un intérêt primordial à les défendre ; il s’ensuit qu’ils n’éprouvent plus le besoin de s’assurer son soutien en souscrivant à sa politique. » 10

Rapprochons ces deux éléments de ce que Thucydide nous a appris : « C’est ainsi que, tout à l’heureuse fortune qui était alors la leur, les Athéniens entendaient ne plus rencontrer aucun obstacle. La faute en était aux succès imprévisibles qu’ils connaissaient dans tant de cas et qui prêtaient de la force à leurs espérances. » 11

L’A2AD ou Anti Access Area Denial couplé avec le système de missiles HQ 9 basés à Hainan corrobore cette possibilité. Les acquisitions forcées d’iles dans la mer de Chine rencontreront forcément un jour une opposition militaire.
Pour clore cette première partie nous pensons que la principale zone porteuse de risques de conflits est l’Asie. Résumons donc les traits saillants de cette architectonie
– Un état tentaculaire au pouvoir vertical, à l’hyper puissance et imbibé d’une histoire plus que millénaire et qui pourrait reprendre comme sienne la devise : « quo non ascendet ».
– Un État humilié, atrophié amputé, et partagé entre plusieurs ADN- ce qui pose inévitablement de très nombreux problèmes géopolitiques- et conscient que comme le souligne Mackinder que celui qui contrôle le Heartland est le mieux positionné pour faire main basse sur le Rimland.
– Deux états à la démographie qui sont sur le point de se croiser et à une frontière habituée à leurs conflits violents ou latents, mais néanmoins persistants et dont les braises ne sont pas près de s’éteindre.
– Beaucoup trop d’états détenteurs de l’arme du pauvre, c’est-à-dire de l’arme nucléaire.
– La plus grande concentration d’armements dans la région.
– Deux états ex alliés qui n’ont pas hésité à se faire la guerre après s’être tant « aimés ».
– Deux états divisés.
– Une foultitude de revendications territoriales.
– Des chocs de représentations historiques, antagonistes hypertrophiant leur histoire et diabolisant l’Autre.

Ayant assisté personnellement à des rencontres où figuraient des responsables ou universitaires asiatiques, nous avons pu mesurer- presque physiquement- combien l’atmosphère- toujours courtoise- pouvait cependant être tendue. Ce tableau serait incomplet si nous ne rajoutions pas comme facteur favorisant la conflictualité le retour à l’état de guerre en relations internationales.

Charles-Philippe David rappelle le début des années 2000 par l’affirmation totalement décomplexée et revendiquée sous l’influence des néoconservateurs américains qui illustrent si bien la pensée de Raymond Aron: «En procureurs déchaînés contre ceux qui recevaient leur héritage.» 12
Nous assistons donc sous leur empire idéologique à la victoire triomphale comme le rappelle Batistella dans la lignée de Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts au « triomphe du droit du plus fort et de la prédominance américaine. »

Il pointe d’ailleurs le « retour de l’état de guerre » dans le système international. Ceci a entraîné un certain nombre de conséquences qui expliquent à leur tour la dangerosité du monde. Même si l’état d’insécurité n’est pas fondamentalement nouveau en relations internationales.

– La volonté d’implanter la démocratie urbi et orbi et d’imposer des changements de régime.
– La guerre préventive qui remplace avantageusement (pour ces derniers) la guerre juste.
– Enfin le règne de l’unilatéralisme aux dépens du multilatéralisme qui avait façonné les relations internationales depuis 1945.
La Dream Team Nixon-Kissinger (même si ce dernier, servi par une exceptionnelle intelligence des relations internationales, avait une dilection légendaire pour les charmes et les poses de la diplomatie personnelle) ; et même Bush Senior, tout en privilégiant l’intérêt national n’avaient mis à bas le multilatéralisme. A cet égard la gestion pacifique, apaisée et réussie de la réunification de l’Allemagne n’aurait pu advenir sans la remarquable conduite de Bush Senior. .

1.2 Les dangers tactiques qui restent cantonnés dans une zone de moyenne intensité

?Le huitième danger : le terrorisme. Notons qu’il est tout sauf nouveau.
Mais il est d’autres types de dangers qui menacent l’ordre du monde. Tous n’ont pas la même dangerosité car un conflit militaire obéit à certaines règles et par définition les états ont le monopole des armements maîtrisés.
La preuve en a été finalement administrée avec la défaite militaire de Daech quand bien même il n’est pas mort, et qu’il exerce dorénavant ses activités criminelles dans de nombreux endroits du globe.
Mais enfin le nombre de morts liées au terrorisme est quasi insignifiant par rapport aux seules morts causées par le boucher de Damas.
Le neuvième danger : Les révoltes populaires dont il serait suicidaire d’ignorer la fierté qui les anime et souvent la justice de leurs causes ne sont pas du même ordre qu’un conflit militaire.

Le million de manifestants à Hong Kong (voire deux selon les organisateurs) – sur une population de huit millions d’habitants sauvagement réprimés par les autorités chinoises n’a que peu de chances d’émouvoir Beijing. A côté de cette marée humaine, les « Gilets Jaunes » désormais dix mille manifestants hebdomadaires font bien pâle figure. « Gilets Jaunes » qui ont leurs équivalents dans nombre de pays et dont on ne sait plus très bien si ce sont des mouvements qui contestent l’ordre national ou qui au contraire le défendent face à la mondialisation et surtout face à l’émergence de nouvelles classes moyennes indiennes ou autres.

Ce qui est cependant une leçon constante de la géopolitique c’est de ne jamais ignorer, mépriser et fouler aux pieds les fiertés nationales identitaires qu’elles soient sociales, économiques ou religieuses.
L’on se rappellera avec intérêt Edmund Burke qui écrivit dans ses: « Ceux qui ont beaucoup à espérer et rien à perdre seront toujours dangereux. » 13 Les inégalités à l’intérieur de chaque pays se creusent. Certes les inégalités interétatiques, elles, diminuent. C’est un cocktail on ne peut plus dangereux. L’on n’y prête pas suffisamment attention mais l’accroissement des inégalités économiques est porteur de catastrophes futures.

1 % des plus aisés, voire 0,01 % des encore plus aisés ne peut continuer à accaparer les richesses sans provoquer un jour une secousse tellurique. En outre la disparition des classes moyennes fait courir le risque de manque d’amortisseurs sociaux et engendre la peur.
La corruption endémique gangrène nos sociétés presque aussi sûrement que les cyber incursions chinoises ou russes combinées avec les Fake News. Parallèlement à cela le rapport des services de renseignements américains pointe un risque majeur pour nos sociétés. La force des démocraties peut être mise en danger par un sentiment nauséabond et insidieux.

« La xénophobie et le rejet des immigrés dans les grandes démocraties de l’alliance occidentale pourrait saper aussi certaines des forces traditionnelles de l’Occident à entretenir des sociétés multiformes et exploiter des talents variés. » 14
Thomas Gomart rapporte également les propos d’Amartya Sen qui nous alerte fort justement sur le risque de la xénophobie et de notre rejet des migrants en provenance d’Afrique :
« De nos jours l’indifférence vis-à-vis des souffrances du continent africain peut avoir un effet à long terme sur l’avenir de la paix dans le monde. » 15

Dans un superbe livre, la Tentation du Repli, Philippe Moreau Defarges vise juste et fort comme à l’accoutumée. Il écrit ainsi : « Inévitablement se heurtent les enracinés et les déracinés, ceux ayant un chez-soi et redoutant de le perdre et ceux à la recherche de ce chez-soi. » 16
Dans une interview que Philippe Moreau Defarges nous a accordé, il pointe fort subtilement ces phénomènes qui outre leur caractère dangereux de ceux qui les propagent un parfum nauséabond et pestilentiel et cependant totalement illusoire.
« On peut imaginer un monde où se juxtaposeraient des bastilles. Ça paraît très difficile, mais je crois que lorsqu’il y a des idées, elles travaillent. Cette idée de forteresse, elle fermente tantôt de façon souterraine, parfois ouvertement mais elle progresse. Regardez ceux qui sont en train de se créer des casemates, des remparts. Pour beaucoup ce sont des riches. Ce que l’on appelle les « gated communities ». Ils sont pourtant très conscients des dangers de la mondialisation ; mais ils ne veulent pas renoncer à leurs biens donc ils se barricadent. Et je vois tout à fait une planète où se juxtaposeraient des zones d’ordre plus ou moins prospères avec des zones de désordre. Alors ça c’est affreux. »
« La mémoire des vaincus, des perdants ne fait que se taire, s’enfouir pour revenir des décennies, des siècles plus tard demander réparation aux descendants – surpris ou indignés- des vainqueurs. »17
Philippe Moreau Defarges considère que finalement le plus grand danger qui guette le monde c’est le nationalisme.
C’est en prenant conscience et uniquement en en prenant conscience que nous pourrons éviter tout embrasement et remettre le monde en état de marche.

2 Les résiliences

Malgré tout, nous pouvons raison garder. Notons d’abord un phénomène intéressant qui- bien entendu- ne constitue pas une preuve mais qui éclaire et relativise le problème d’une guerre omni présente que d’aucuns discernent avec une frayeur – feinte ou non- alors que d’autres en rêveraient presque, Ce début de siècle est aussi celui de John Bolton alias Mister Strike !
La guerre est en effet consubstantielle et sous toutes ses formes à l’histoire de l’humanité et sous toutes les latitudes.
Winston Churchill, jamais avare d’une bonne formule surtout si elle choquait, rabroua un jour un de ses collaborateurs qui lui demanda un congé en Noël 40 : « Comment? Un congé ? Mais vous n’aimez donc pas cette guerre? »
« Ceux qui prétendent que rien n’a jamais été réglé par la guerre disent des âneries .En fait, rien, dans l ‘histoire n’a jamais été réglé autrement que par la guerre » 18

Ce n’est pas un phénomène nouveau et si nous évitons de faire appel à des lois totalisantes pour expliquer la polémologie, nous pouvons cependant dégager quelques leçons des facteurs polémologènes.

Un homme d’État italien, Giulio Andreotti, légèrement corrompu mais formidablement intelligent écrivit un jour :      « L’insécurité à Rome ? Rien de nouveau. Regardez, au début il n’était que deux : Romulus et Remus. Eh bien, il y en a un qui a tout de même trouvé le moyen de tuer l’autre. »
Le taux des violences, toutes les violences, a considérablement chuté depuis la fin de la guerre. Contentons-nous juste de quatre statistiques du SIPRI. Les guerres ayant occasionné plus de 1000 morts ont chuté de 70 % de 1991 à 2011. Si l’on considère les conflits mineurs, c’est-à-dire plus de 25 morts, la chute est de 40 %, les génocides de 90 %. Quant aux attaques terroristes majeures et mineures, elles ont chuté de 50 %.

Observons donc que contrairement à l’opinion couramment répandue le monde n’a jamais été aussi sûr. Le danger d’éclatement d’un conflit existe certes, mais ce dernier devient plus compliqué à se manifester.
Pour qu’un conflit éclate, certaines conditions sont requises :

– La volonté de belligérance des acteurs antagonistes.
– Un enchevêtrement de conditions (Verhaltnisse) comme le décrivait Clausewitz.
– La certitude que la guerre est le moyen le plus économique, le plus efficace, le plus rapide et le moins coûteux en vies humaines pour l’État déclencheur des hostilités.
– Et surtout un rapport de force écrasant ou supposé tel par l’État qui inaugure le bal des festivités.

Distinguons ensuite les guerres de haute intensité des conflits mineurs ou de basse intensité.
On le voit, remplir l’ensemble de ces conditions implexes rend les conflits de premier rang de plus en plus difficiles. Non pas que les hommes aient soudain rencontré la grâce, en contemplation devant une statue de saint dans une église mais parce que les opinions publiques refusent dorénavant d’en payer le prix. (Intervention avortée d’Obama en Syrie etc.)
Ce qui ne signifie pas que des conflits mineurs ne puissent surgir, (La Crimée, les maskirovka en Ukraine, les frappes en Syrie et même l’acquisition forcée des îles en mer de Chine) le prouvent amplement.

Crimée et Ukraine introduisent cependant une modification du paradigme qui nous régit depuis 1945 ; elle est préoccupante sur le long terme. Sur le court terme, il n’a pas explosé. (Sauf bien entendu pour les victimes !)
À cet égard la Syrie reste davantage un massacre de civils perpétré par le boucher au pouvoir qu’une guerre interétatique. Ni l’Iran, ni la Corée, ni le Pakistan ne mettent sérieusement en danger la situation actuelle. Que la déterrence et l’ombre portée des USA et de la Russie jouent leur rôle importe peu pour notre démonstration. Entendons-nous la guerre menée par l’Iran et l’Arabie Saoudite au Yémen est éminemment meurtrière, notamment, pour les civils ; mais elle ne met en rien en cause l’état de « paix » dans le monde.

Le conflit israélo-palestinien, tragique au sens étymologique du terme, se joue comme par un accord tacite à fleurets mouchetés et ce de par une volonté commune. Comme si le statu quo permettait à chaque camp d’éviter de prendre des décisions douloureuses.
Quant au conflit qui oppose l’Arabie Saoudite au Qatar, son côté picrocholinesque suffit à le qualifier.

Reste Taïwan. La possibilité que ce conflit développe ses métastases et le fait que les USA ont un engagement vis-à-vis de Taïwan, basé sur le document ambigu des « Six Assurances » qui répond au troisième communiqué Chine USA ne saurait être négligé.
Que les Américains viennent à ne pas intervenir et c’est la perte définitive de leur crédibilité et donc la fin de leur magistère mondial.

Un continent où les velléités belliqueuses de la Corée du Nord se pensant à l’abri de représailles américaines rêverait de faire main basse sur la Corée du Sud. Cela créerait une course aux armements, où pour le coup, toutes les aventures seraient possibles. En effet si aucun contre-pouvoir ne venait contrebalancer l’acromégalie chinoise, l’on ne voit pas ce qui contrarierait les ambitions sino-russes.

Le seul endroit au monde où un vrai conflit risque de réellement dégénérer est l’Asie.
C’est le seul endroit, car il oppose deux forces déterminées dont le récit national correspond pour un, la Chine, à la parousie, et pour l’autre, Taiwan, à sa survie même.
Deux armées certes déséquilibrées, mais- s’il le faut- âpres et aptes au combat !
Quant à la Corée du Nord la problématique est identique à celle de l’Iran et le danger de crise majeure est là aussi absent en raison du principe même de la déterrence nucléaire.

Ce qui ne veut pas dire, tant s’en faut, que l’agressivité tend à disparaître dans toutes les autres régions des radars mondiaux. Bien au contraire, elle ne cesse de se développer. Simplement elle change de braquet et d’outils.
Certes l’ours russe aimerait bien étendre sa patte sur certains pays, autrefois, membres de son empire. Mais ils sont désormais, pour la plupart, sous protection otanienne, ce qui rend la chose légèrement plus compliquée.
Après l’annexion incroyable et illégale de la Crimée, où a-t-on vu en effet qu’un membre–de surcroît permanent- du Conseil de Sécurité–viole la règle fondamentale de l’interdiction d’acquisition de territoires étrangers par la force. L’on voit mal la Chine accepter dorénavant de nouvelles annexions russes comme elle l’a si obligeamment fait. Que l’on sache, elle n’a pas voté les sanctions contre la Russie après l’annexion de la Crimée.
La Russie cherchant un partenariat stratégique avec la Turquie saura jusqu’où ne pas aller trop loin.
Cette énumération rapide montre à quel point les Etats savent et peuvent éteindre les incendies.

3 La fin de l’Histoire ? Le pire est improbable. Mais Walt Disney ne sera pas le metteur en scène !

Ce qui va caractériser le monde dans lequel nous entrons parfois à reculons est un monde où l’hégémon américain, économique, militaire et moral ira decrescendo. Mais il s’écoulera très longtemps avant que la Chine occupe la place vacante.
La raison principale est que l’on ne distingue pas son magistère moral, son soft power qui demeure essentiel dans les affaires du monde.
La multipolarité ou les unipolarités régionales créeront des zones instables mais leur relative concurrence sera propice à un état instable mais fondamentalement incapable de dicter une seule et unique volonté. En quelque sorte une conflictualité mutante de type 3.0

Ce tableau nous semble donc loin d’être catastrophique. Les micros guerres continueront mais leur impact et leur nombre subira à sa façon la loi des rendements décroissants.

Prenons la Chine. Elle s’inscrit dans la mondialisation et dans ses règles. Nul ne saurait affirmer qu’il s’agit de celles définies par celles de l’OMC. Elle veut sa mondialisation, qui lui permet son expansion au travers des OBOR et partant sa ré-émergence complète. Nous avons assisté, à Davos, à un discours surréaliste de Xi-Ji Ping vantant le libre-échange.
Mais hors ses infractions limitées- pour le moment- à des îles inhabitées, elle n’a ni les moyens ni le besoin d’occupation militaire au loin, ailleurs et à grande échelle. Le cas de Taiwan étant à part et même là, la Chine préférera attendre des jours meilleurs.

Elle a d’autres moyens pour assouvir son ambition. Elle préférera se livrer à des guerres économiques assorties de pressions si nécessaire. Mais chaque bruit de bottes renchérit, complique voire contrarie sa véritable politique si parfaitement conceptualisée et exécutée dans les routes de la soie. La Chine tient à rester l’Empire du Milieu mais la condition impérative est la perpétuation de la dictature du parti communiste Chinois. Celle-ci prévalant sur celle-là.

La Russie, quant à elle, dispose de deux types de conflits dans sa politique étrangère. Son étranger proche où elle a déjà emmagasiné quelques succès mais où elle demeure quand même embourbée. Ce qu’elle a réussi en Géorgie, en Ossétie, en Crimée par surprise ne se reproduira pas aussi aisément. L’Ukraine avec les maskirovka démontre d’ailleurs que même dans son étranger proche, elle a pu réussir pour des objectifs limités mais a dû se contenter de rabattre ses objectifs stratégiques.

Dès lors qu’elle sort de son étranger proche, elle retrouve son habituel et ancestral pouvoir de nuisance. Lequel pour important qu’il soit ne saurait lui permettre de jouer un rôle véritablement actif donc dangereux pour l’équilibre mondial, à la réserve près, qu’elle soit seule. Adossée à la Chine, le problème revêt une tout autre dimension. Mais la Chine a horreur, tout comme Staline, de l’aventurisme !
En Syrie ne nous leurrons pas, la Russie ne fait que revenir à la maison et occuper ses anciens quartiers dont la diplomatie suprêmement intelligente de Kissinger l’avait chassée et que Bush Junior lui avait permis de revenir grâce aux conséquences désastreuses et prévisibles de sa campagne irakienne. Si le New Pivot d’Obama lui a certes envoyé un signal positif, la diplomatie brouillonne de Trump, lui a fourni quitus.

De quelque côté que nous nous tournions, les risques de conflagrations majeures s’affadissent. Seuls demeurent des conflits de basse intensité qui, sans vouloir faire preuve de cynisme excessif, ne mettent pas le monde en danger. Bien plus, ils ont montré leur incapacité à sortir de leur carcan géographique. Les risques liés au terrorisme, sont certes importants, mais ils relèvent bien davantage de la guerre psychologique. En outre ses menaces sont polychromes et ne relèvent pas d’une chaine de commandement unifié qui est une condition impérative pour représenter un danger stratégique.

Pour exister la Chine a besoin grâce à la patine du temps long d’une domination discrète ; la Russie pour exister doit surjouer sa puissance efflanquée. En somme, l’une et l’autre poursuivent le même but, leurs modes d’expression étant simplement divergents.
Ce qui explique leur quasi alliance, mais freine une alliance formelle.

Il est un autre élément qui permet et fonde notre optimisme. Pour qu’une guerre éclate une frontière commune est nécessaire. Or ce qui sépare la Chine des USA, c’est l’immensité du Pacifique. Ce n’est pas le terrain de jeu le plus propice à une guerre conventionnelle. On évitera donc de confondre volonté hégémonique, volonté de domination avec marche automatique à la guerre. Chacun par contre devra apprendre à anticiper l’autre à le gérer.

« La question se résume en dernier ressort aux attentes réalistes et réciproques des États-Unis et de la Chine. Un dessein explicite de l’Amérique qui viserait à organiser l’Asie à partir de l’endiguement de la Chine, ou de la création d’un bloc d’États démocratiques en vue d’une croisade idéologique, court à l’échec–en partie parce que la Chine représente un partenaire commercial indispensable. De même, une tentative chinoise pour exclure l’Amérique des affaires économiques et de sécurité de l’Asie se heurterait à une sérieuse résistance de la part de presse que tous les autres Etats asiatiques, qui redoutent les effets d’une région dominée par une seule puissance.
Le terme plus exact pour définir les rapports sino-américains n’est pas tant partenariat que « coévolution ». Cette notion signifie que les deux pays répondent à leurs impératifs intérieurs, coopérant là où ils en ont la possibilité, et adaptent leurs relations pour minimiser le conflit. Aucun n’avalise tous les buts de l’autre et aucun ne pose l’identité totale des intérêts, mais les deux parties s’efforcent d’identifier et de mettre en œuvre des intérêts complémentaires.
Les États-Unis et la Chine doivent à leur peuple et au bien-être du monde d’y travailler. Chacun de ces deux pays est trop immense pour qu’un rapport de domination sur l’autre s’établisse. C’est pourquoi ni l’un ni l’autre n’est en mesure de définir les termes de la victoire dans une guerre ou dans un conflit de guerre froide. »19

La Corée du Nord est parfaitement corsetée et bridée par la Chine qui se sert d’elle comme d’un trouble maker mais ne lui permettra jamais de desservir ses ambitions mondiales.
Reste l’Iran ; notre article la guerre de Troie n’aura pas lieu à Ormuz explique là aussi que le conflit n’est pas et de loin une hypothèse sérieuse. Reste un conflit latent entre le Pakistan et l’Inde dont le nationalisme rampant de Modi pose problème. Il est possible que l’on assiste à des escarmouches. Mais là aussi la Chine veillera au grain.

Même en Europe les signes d’espoir l’emportent, certes timidement, sur les « tensions. »
L’Europe a finalement surmonté la crise grecque, après avoir éteint les incendies espagnol, portugais et irlandais.
Elle a su montrer au monde le formidable exemple d’Angela Merkel avec son fameux : « Wir schaffen das » même si les problèmes d’immigration continuent à se poser de façon récurrente.
« Wir schaffen das » qui à lui seul lui vaudrait le Prix Nobel de la Paix !

Nous avons progressé dans tous les domaines. Certes pas aussi vite et aussi profondément que nous l’aurions souhaité. Ainsi, du mode de gouvernance, de la règle de la majorité et des champs couverts par celle-ci, du budget de la zone euro, ou de la taxation des GAFAMI. Etc.
Si l’on se donne la peine de regarder les conséquences du Brexit, on s’aperçoit que les 27 ont tenu bon face à la Grande-Bretagne qui aurait tant aimé fissurer notre unité. Elle fut d’ailleurs appuyée et confortée en cela par un Donald Trump qui ne cessait d’éructer ses menaces à l’encontre de l’Union Européenne. Remercions-le !

Il aura en fait permis à l’Europe de prendre conscience de la nécessité d’une Europe politique et d’une Europe de la défense face à un Poutine dont le but secret est de ressortir des tiroirs le vieux plan Beria- agressif mais formidablement intelligent- de neutralisation de l’Europe.
Mais enfin là aussi les raisons d’espérer l’emportent et de très loin sur les inquiétudes. Qu’on en juge. Le professeur israélien Yuval Harari, un des grands penseurs contemporains, soulignait récemment que l’Europe avait réalisé une avancée fantastique qui devait inspirer le monde.

Si le populisme continue de progresser et de défricher de nouvelles terres, l’on peut aussi apercevoir, ici et là, quelques signes qui montrent que sa progression n’est pas irrémédiable et irréversible.

L’on a prétendu que les échanges économiques étaient un frein à la guerre. Possible mais cela n’a pas été toujours le cas. Ainsi la première guerre mondiale a éclaté alors que les échanges entre le Royaume-Uni et l’Allemagne étaient au plus haut point.

Pour autant la situation est quelque peu différente aujourd’hui. En effet la structure des échanges est profondément autre. Il ne s’agit plus de simples flux de produits déconnectés et isolés. Aujourd’hui l’on peut emprunter un terme militaire pour les qualifier. C’est l’interopérabilité commerciale et technologique. Boeing ou Airbus sont-ils complètement américains ou européens ? À qui revient la plus grosse part manufacturière dans un iPhone ? Quid des automobiles allemandes produites aux USA ? Cette inextricabilité complique à coup sûr les facteurs de risque.

La guerre, la vraie, coûte désormais beaucoup plus cher. Vous avez aimé le séisme financier de 2008, vous adorerez un futur conflit militaire.

Il est cependant un point qui va sérieusement empoisonner les relations internationales. Nous voulons parler de l’extra territorialité et de la judiciarisation de la politique étrangère américaine. Les Américains qui n’avaient jamais eu vraiment (leur pré carré sud-américain mis à part) ni le goût ni la tentation de l’aventure coloniale semblent en apprécier – pour des motifs économiques et mercantiles- les délices empoisonnés.

Si les Européens ne trouvent pas et très vite la parade, c’en est fini non seulement de notre indépendance mais aussi de l’équilibre pacifique du monde. Ces deux armes – même non létales_ représentent un vrai danger. Car l’alliance atlantique, otanienne ou pas- a été le ciment de l’équilibre mondial.
Qu’elle vienne à se fissurer comme elle en prend le chemin et c’est la porte ouverte sous les coups de boutoir et les insultes de Trump. Ce serait licence de chasse accordée à l’axe sino- russe !

La « communauté internationale » si tant est que cette entité n’ait jamais existé s’est également dotée d’outils permettant d’amortir et d’amoindrir les risques de conflits. L’on pourrait comparer, le droit de veto au Conseil de Sécurité, la notion de R2P (responsability to protect), d’interventions humanitaires au fine- tuning qui existe dans le domaine économique.
Paradoxalement l’histoire a appris aux décideurs à jouer du Brinkmanship. La crise des missiles cubains en 1963, ou la mise sous alerte Defcon III en 1973 par Nixon peuvent à cet égard servir de modèle.

Nous sommes dans un cycle ou l’unilatéralisme qu’il soit américain, russe ou chinois progresse. Néanmoins, il sera appelé obligatoirement à connaître ses limites. La raison en est fort simple. C’est que l’on ne voit pas par quoi remplacer le multilatéralisme. Tout au plus ira-t-on vers un multilatéralisme exacerbé.
On l’a vu en Syrie, même si américains et russes ont des agendas différents, survient un moment, appelé le Kairos par les Grecs, où ils furent obligés de « coopérer » même si les Russes ont marqué plus de points.
À cet égard le désarmement chimique originellement proposé par John Kerry ne vit véritablement le jour que lorsque le Ministre des Affaires Etrangères Lavrov eût la bonté de reprendre l’idée à son compte.

Le conflit est resté circonscrit, et il est resté circonscrit, car la fameuse règle de Thucydide : Phobos, Kerdos, Doxa le caractérisait à la perfection.
Les Etats restent finalement indépassables (le cas de l’Union Européenne étant une heureuse exception.) Or ils ont beaux être des acteurs agressifs, ils n’en demeurent pas moins des acteurs raisonnants et raisonnables. Laissons donc la conclusion de cette dernière partie à Nietzsche qui eut cette formule : « Tout ce qui ne tue pas rend plus fort. »

Certes les conflits de second, voire troisième rang, encore de beaux jours devant eux. Les guerres ont encore un bel avenir devant elles. Et certes les nouvelles doctrines nucléaires américaines et russes ne lassent pas d’être préoccupantes. Quand bien même la nouvelle doxa américaine est encore plus disruptive.
Il n’empêche les démocraties ont prouvé leur extraordinaire résilience. D’autre part à l’heure où nous écrivons ces lignes, aucun Etat dictatorial n’a osé mettre ses menaces nucléaires à exécution. Finalement le seul État avoir vraiment franchi le Rubicon (en l’occurrence la mer d’Azov) c’est la Russie.

Nous n’irons pas jusqu’à prétendre que la guerre est morte et que nous allons assister à son requiem mais enfin tendre vers la conflictualité la plus faible n’est déjà pas si mal.

Citons à cet égard John Mueller «Either we are the luckiest people in History or the risks have been overstated.” 20
Tout laisse à croire que nous sommes condamnés à rester le peuple le plus heureux.

Nous  vivons dans un monde infiniment plus sûr qu’auparavant. S’il y a une leçon à tirer c’est que l’on ne voit pas, à échéance rapprochée, de véritables conflits secouer profondément le monde.

Certes celui-ci ne connaîtra pas l’extraordinaire stabilité dont nous jouissons nous-mêmes en Europe. Il nous revient donc à nous, Européens, de montrer le chemin. Nous avons évité, certes avec un succès mitigé, un bain de sang en Libye. Que ceux qui critiquent la situation actuelle dans ce pays daignent songer- ne fût-ce qu’une seule seconde- au bain de sang que Sarkozy a malgré tout évité.

Nous n’arriverons pas, faute de moyens militaires, à être l’Honest Broker au Moyen-Orient. Les Américains ayant stupidement abandonné cette posture (ce n’est ni la première fois, ni le seul endroit ou l’impéritie de Trump rayonne), l’on ne voit pas les tensions diminuer dans la région. Bien au contraire. L’on verra probablement des éruptions éclater, mais rien qui ressemble à un conflit de grande intensité.
Puisse Winston Churchill avoir raison une nouvelle fois ! « Les américains après avoir essayé toutes les solutions finissent toujours par prendre la bonne décision. »
Les crises migratoires relèvent, elles, d’une autre problématique dont on ne voit pas de réelle solution du moins à court et moyen terme.

Mais là non plus rien n’indique que nous allons vers un embrasement généralisé. Il suffit de regarder les courbes qui notamment en Europe ont atteint un pic et soit stagnent soit déclinent. Tout ceci ne signifie pas que ces infra conflits ne perdureront pas ni qu’ils ne poseront pas d’énormes problèmes aux démocraties. Simplement celles-ci sont suffisamment habiles, instruites et équipées pour les gérer a minima.

Restent deux vraies menaces, deux vrais défis, qui se traduiront préférablement vers d’autres formes de conflictualité : la Chine et la cyber guerre.

Notons d’abord que la nouvelle révolution technologique qui pointe son nez avec l’intelligence artificielle surgit concomitamment avec l’émergence de nouvelles puissances. Nouvelles puissances qui, pour la première fois depuis l’apogée de l’empire britannique ne sont pas des démocraties mais des états autoritaires et qui ne parlent pas l’anglais. La cyber guerre correspond à leur ADN bien plus qu’à celui des sociétés dites ouvertes.

Nous allons donc vivre sous l’empire des guerres informationnelles ou plutôt desinformationnelles. Les Fake News seront les missiles à l’efficacité redoutable. La doctrine nucléaire repose essentiellement sur le concept de la déterrence Celle-ci reposait sur le concept des « massive retaliations » jusqu’à ce que Kissinger l’affine avec la théorie de la riposte graduée et de l’équilibre des forces. Concepts éminemment plus subtils.

Le désordre du monde qui provenait donc

– De l’affaiblissement des Etats
– Le floor- Crossing aussi appelé la volatilité des alliances
– De la résurgence des religions avec la diabolisation de l’autre (le vieux principe westphalien : « cujus regio, ejus religio » n’avait donc pas que des inconvénients)

– La croissance des populismes et nationalismes.

Pour autant l’on assiste à une paralysie certaine (hors Union Européenne) du monde. La compellence qui est le deuxième volet de la doctrine nucléaire avait perdu de sa superbe.

Pour le bien ou le mal, ou plutôt, pour le bien et pour le mal, pour la prédation et pour la coopération, la compellence va réapparaître avec la cyber guerre. Tout laisse à penser que nous nous dirigeons vers une coopération « franche et musclée. »

Les puissances hégémoniques suscitent toujours des réactions des états qui immanquablement leurs disputent leur prévalence. Ce fût la source de bien des conflits.
Nous entrons désormais dans une nouvelle ère. Non pas que les hommes seraient devenus plus sages, Hobbes est toujours parmi nous, mais tout simplement parce que dans la plupart des Etats de la planète, il n’y a plus de puissances à l’hégémonie écrasante. C’est la caractéristique de notre monde actuel. Il semblerait que les Etats et leurs dirigeants aient mûri les leçons de Montaigne et La Fontaine. « Quelle plus grande victoire attendez-vous d’apprendre à votre ennemi qu’il ne peut vous combattre. » 21
«Rien n’est plus dangereux qu’un ignorant ami; Mieux vaudrait un sage ennemi.» 22

Chaque puissance aura sa faiblesse. Renversons la formule de Bertrand Badie : c’est la puissance de l’impuissance qui permettra un monde moins conflictuel. Si comme le disait Héraclite : « Polemos de tout est le père, de tout est le roi. » demeure fondamentalement vraie, la formule d’Hérodote que Raymond Aron avait fait graver sur son épée d’académicien : « nul homme n’est assez dénué de raison pour préférer la guerre à la paix de » demeure encore plus vraie.
Nous allons donc évoluer dans une zone grise qui oscillera entre des conflits de basse intensité et des espaces de coopération plus ou moins achevée.

Mais cette compellence- précisément- parce qu’incomplète sera notre meilleure garantie. Là où elle se manifestera, dans les interventions humanitaires, dans la lutte anti piraterie, contre le terrorisme (à cet égard la Russie sait se montrer efficace ; et même l’Iran a su en certaines occasions lorsqu’il y allait de son intérêt se montrer lui aussi coopératif notamment contre Daech.)

Nous devrons donc apprendre à gérer cette quasi résilience.
Certes cette multi polarité d’acteurs compliquera forcément la tâche. Les conflits deviendront plus complexes, plus protéiformes. Ils seront joués par un nombre infiniment plus nombreux d’acteurs ; certains seront même des acteurs privés. Mais c’est précisément cette sophistication des situations qui paradoxalement sera notre assurance. Un homme avait parfaitement compris cette problématique : Otto von Bismarck dont le traité de réassurances demeure encore aujourd’hui un modèle du genre. Il a certes un inconvénient mais de taille : s’il n’est pas servi par des hommes exceptionnellement intelligents, il peut se retourner contre ses concepteurs.
Nous devrons aussi apprendre à gérer des situations de paix constellée de crises et de crises molles.
La complexité des défis ira croissant.

Pour autant ces micros conflits combinés aux effets délétères de la cyber guerre et des Fake News déstabiliseront la cohésion sociale de nos sociétés.

Celles-ci seront menacées par le surgissement de revendications indépendantistes. Mais même si ces dernières n’iront pas au bout de leur logique, on verra apparaître le pouvoir grandissant des méga conurbations. Ce qui en soi présente deux aspects oxymores.

La puissance de ces méga cités qui réclameront plus de pouvoirs et plus d’autonomie diminuera le vouloir vivre ensemble des nations et donc l’affaiblissement des Etats.

Mais en même temps ces méga cités ne posséderont pas la fonction régalienne par excellence : la défense. Elles auront- partiellement- celle de la diplomatie. En outre elles auront tendance à établir des ponts avec d’autres méga cité, allant parfois jusqu’à contrarier les ambitions nationales.
N’oublions pas également que les idées nouvelles et progressistes ont bien souvent éclos dans les villes. Là encore il est difficile de déterminer précisément quelles tendances l’emporteront.
L’on peut aussi tirer un enseignement de la crise systémique de 2008. C’est le piège de Kindleberger. Nous connaîtrons vraisemblablement d’autres crises économiques, parfois même plus violentes. Mais nous avons appris à les gérer. Nous avons su en tirer les enseignements évitant un conflit militaire.

Nous sommes formatés par une loupe qui grossit exagérément tous les dangers. Est-ce volontaire ou pas ? La réponse n’est pas en soit aussi importante qu’on puisse le penser.

Mais considérons qu’un monde rempli de challenges ne signifie pas forcément un monde en crises mortelles.
Le burden sharing réclamé de façon maladroite et erratique par Trump n’est pas nouveau. C’est son idée sous-jacente qui l’est. Pour autant dans son discours à Bruxelles en 1974, Henry Kissinger portait déjà ces mêmes idées. Il vient d’ailleurs lors d’une rencontre récente à Paris de vanter et d’admirer l’évolution de l’aventure commune européenne et américaine.

En chinois l’idéogramme crise signifie opportunité. Ce tropisme mondial qui parle si bien ou si mal des crises s’applique encore davantage au paysage européen alors que de crises en crises nous progressons chaque jour davantage. Contentons-nous d’un seul indice. Nous produisons chaque jour plus de traités internationaux ou de progrès dans la gouvernance européenne, règlements, et directives à 28 qu’à 6. La simple probabilité arithmétique de tomber d’accord–et c’était déjà le cas avant que nous adoptions dans certains domaines–hélas trop peu nombreux–la règle de la majorité, est mathématiquement inférieure. Or non seulement nous allons plus loin mais le temps séparant la ratification de leur adoption par les organes européens s’est considérablement raccourcie.

L’on pourrait user d’une représentation pour caractériser l’état du monde et les convulsions et menaces contenues.
Prenons la posture, on ne peut plus agressive, du leader nord-coréen Kim. Ni la Chine, ni la Russie ne souhaitent sérieusement son départ ni même encore moins la disparition de la Corée du Nord. Les USA, quant à eux, ne sont pas pressés de quitter la péninsule, c’est en effet un bel asset stratégique aux portes de la Chine. La Corée du Sud aimerait bien une réunification mais pas à n’importe quel prix et elle n’a pas les moyens de feu la RFA. Séoul n’est pas à Bonn et Pyongyang n’est pas à Pankow.
Pour autant Kim tient et il tient bien. Sanctions ou pas !
Il élimine même tous ses rivaux. Il parachève son armement nucléaire au vu et au su de tous, Trump compris ! Puis il propose des discussions, mais les discussions qu’il veut et quand il veut, à Trump dont il sait fort bien qu’elles sont inacceptables dans ses modalités.
Le risque de guerre, ne parlons pas d’escarmouches qui visent en fait à vider périodiquement son trop-plein d’agressivité, et à satisfaire l’orgueil de son opinion publique, est donc contenu.

Ce résumé hâtif caractérise assez bien l’état du monde et du jeu des états belliqueux.

Les états parias ou illibéraux cherchent leur place. Ils en obtiendront obligatoirement une après les costilles qu’ils auront fomentées. Mais comme Kim, comme Rohani, ils ne dépasseront pas les lignes rouges autorisées.

Le distinguo établi par le Président Macron en Europe entre les souverainistes illibéraux et les démocrates progressistes fait sens. Il fait d’autant plus sens dans le monde même s’il n’a rien à voir avec ce que fût la guerre froide.
Un des plus grands pénalistes français, sinon le plus grand, écrivit : « La seule chose consolante est que les généraux et les militaires en général aiment moins la guerre que les civils. Elle offre pour eux trop de risques. » 23

Ces états, Chine très probablement comprise, sauront d’autant mieux ou s’arrêter que leur position sera d’autant mieux assurée. N’en déplaise aux néo-conservateurs américains nourris à leur doctrine incapacitante de l’axe du mal.

Nous irons donc vraisemblablement vers de nouvelles formes de conflictualité que nous qualifions d’infra-conflictualité. Notre monde sera régi par un étrange couple ou multipolarité s’accordera tantôt avec son partenaire naturel, le multilatéralisme, mais où les acteurs connaitront le frisson malsain de l’unilatéralisme porté par des leaders souvent plus nauséabonds que véritablement dangereux sur le plan militaire.
Le paradoxe, qui lui est redoutable, et surtout nocif, est qu’il menace par capillarité populiste et électorale nos sociétés démocratiques.
Nous nous permettons cependant de rappeler à ces leaders que les Etats ne se sont pas toujours constitués avec des apports identitaires simples et ethno-centrés. Le retour du nationalisme, voire d’un patriotisme dont on ne sait ni où il commence ni où il finit, outre qu’il est porteur de dangers immenses, baigne dans l’ignorance. Car les identités sont évolutives. Le charme et la puissance des identités c’est que précisément elles évoluent.
Citons à cet égard Virginie Martin : « Et si ces mouvements, ces entre-deux étaient une chance, et si nos identités mutantes n’étaient pas si malheureuses, et si le monde ouvert et communicant qui se dessine était un appel d’air. »
« Cette rhétorique n’a de cesse de fantasmer une identité qui aurait été un jour homogène, fini, absolue et sans heurts. » 24

Et après tout, il n’y aurait là rien d’extraordinaire puisque « la guerre est un acte de violence dont le but est de forcer l’adversaire à exécuter notre volonté. » 25

Nous arrivons à une période où « l’outil » de la guerre est facilement interchangeable. Charles-Philippe David cite ainsi Thomas Schelling : « La stratégie militaire ne peut plus être conçue selon la notion de victoire puisqu’elle s’apparente désormais à une diplomatie de la violence qui vise à contraindre. » « La violence est utile et parvient son but dans la mesure où elle est appréhendée sans être infligée. Des menaces réussies sont donc celles qui n’ont pas à être mises en œuvre. » 26
Le temps des guerres sans victoire ni défaite ne fait que commencer.

Nous allons donc vivre dans un monde où le « gradual turning of the screw » va connaître de beaux jours.
Nous allons connaître une redéfinition et de l’équilibre des forces et de la signification même de cet équilibre. Les outils conceptuels le permettent, tous les calculs sont aptes à le dessiner, la réalité et les égos nationaux compliquent son exécution.
N’ayons pas peur de nous confronter avec les problèmes tels qu’ils se posent. Kissinger décrit à la perfection cette problématique:
« We must learn that there are no purely political solutions any more than purely military solutions and that, in the relation among states, will may play as great a role as Power. We must know that revolutionary powers have never been brought to a halt until their opponents stopped pretending that the revolutionaries were really misunderstood legitimists. Everything depends, therefore, on our ability to graduate our actions, both in our diplomacy and in our military policy » 27
« Every international order must sooner or later face the impact of the tendancies challenging it’s adhesion. Either a redefinition of legitimacy or a significant shift in the balance of power. The order is submerged not primarily from military defeat or an imbalance in resources (though this often follows) but from a failure to understand the nature and scope of the challenge arrayed against it.” 28

L’on devra donc prendre conscience que la paix perpétuelle n’est ni pour demain ni même pour après-demain et probablement jamais d’ailleurs. Finalement l’école réaliste est la piste la plus intéressante lorsqu’elle élabore le théorème que le maximum de sécurité pour l’État A représente le maximum d’insécurité pour l’Etat B.
Le vieux paradigme du « balance of threat» demeure toujours valide.

Contentons-nous donc pour y arriver d’approcher trois conditions :
– Un minimum de compatibilité entre les valeurs
– un minimum de sentiments de « wee- feeling » c’est-à-dire de sympathie mutuelle (Kissinger était d’ailleurs accusé de trop le pratiquer pour ses adversaires et pas assez envers ses alliés)
– enfin la capacité d’anticiper et donc de gérer l’autre

La complexité du monde actuel et le, et le foisonnement des acteurs porte en lui la capacité de sortir du dilemme qu’avait si bien décrit Thucydide.
« Les généraux athéniens, après avoir massacré les commandants de l’ile de Mélos en 416 av. J.-C. avaient laissé le choix aux habitants : renoncer à leur loyauté envers Sparte ou accepter la sentence de mort. « Nous le savons et vous le savez aussi bien que nous, avaient-ils expliqué, la justice n’entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d’autres ; dans le cas contraire, les forces exercent leur Pouvoir et les faibles doivent leur céder. » 29
Ni l’une ni l’autre de ces alternatives n’est en accordance avec l’ordre actuel du monde. Une realpolitik ignorante des standards moraux ne saurait perdurer, et une égalité des forces reste un wishfull thinking qui n’est pratiquement jamais arrivée dans l’histoire, tant les situations mouvantes diffèrent d’une région à l’autre.

Nous ne le répèterons jamais assez, nous devons donc apprendre à combiner ces deux facteurs décrits par Thucydide pour tâtonner dans le labyrinthe des coopérations régionales et imparfaites.
Coopération ou prédation ou plutôt coopération et prédation. Nous garderons également à l’esprit la prophétie de Valéry qui pressentait que deux choses menacent le monde : « l’ordre et le désordre »
Le « balance of threat » sera toujours, et l’on peut aussi le regretter d’un point de vue moral, le trébuchet de notre tranquillité. Churchill toujours visionnaire affirmait ainsi : «La sécurité sera l’enfant robuste de la terreur et la survie le frère jumeau de l’anéantissement»

Laissons une fois de plus le mot de la fin à Henry Kissinger ; et contentons-nous d’élargir son propos non plus aux seules relations sino-américaines mais à l’ordre du monde.
« Order always requires a subtle balance of restraint, force, and legitimacy. In Asia, it must combine a balance of power with a concept of partnership. A purely military definition of the balance will shade into confrontation. A purely psychological approach to partnership will raise fears of hegemony. Wise statesmanship must try to find that balance. For outside it, disaster beckons.”30

Leo Keller
Neuilly le 14/07/2019

Notes
1 Jacqueline de Romilly in l’invention de l’histoire politique chez Thucydide
2 in Foreign Affairs Avril 2013
3 cérémonie de prosternation
4 tout ce qui se trouve sous le ciel appartient à l’empire du milieu. Ascension pacifique
5 de la cyber guerre ou le grand style selon Nietzsche par leo keller in blogazoi
6 Stefan Zweig In seuls les vivants créent le monde octobre 1918
7 Henry Kissinger in The world Order
8Thomas Gomart in l’affolement du monde
9 Frédéric Encel in les Conséquences Stratégiques de la Crise P 149 Ouvrage collectif sous la direction de François Heisbourg
10 Henry Kissinger in Pour une nouvelle politique étrangère américaine p 56
11 Thucydide in la Guerre du Péloponnèse
12 Raymond Aron in carnets de la Guerre Froide
13 Edmund Burke in Réflexions sur la révolution française
14 Bruno Tertrais in rapport des services de renseignements américains P 63
15 Thomas Gomart in l’Affolement du Monde p 270
16 Philippe Moreau Defarges in La tentation du repli : mondialisation démondialisation
17 Interview Philippe Moreau Defarges
18 Propos tenus par Churchill octobre 40 à Lord Ismay et au Général Alan Brooke
19 Henry Kissinger in de la Chine p 506-507
20 Foreign Affairs Décembre 2018
21 In les Essais chap. 3 livre 8
22 In L’ours et l’amateur de jardins
23 Maurice Garçon in carnets de guerre
24 Virginie Martin in Ce monde qui nous échappe P 53
25 Clausewitz in De la Guerre
26 Charles- Philippe David in La Guerre et la Paix Presses de Sciences-Po
27 Henry Kissinger in Nuclear power and Foreign policy
28 Henry Kissinger in World Order
29 In Thucydide la guerre du Péloponnèse
30 Henry Kissinger in World order p 233

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