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avril 1, 2023
Interview d’Anne-Clémentine Larroque : «Plus les sociétés deviennent islamistes, plus les individus rompent avec la religion»
Par Catherine Calvet in Libération
Souad Abderrahim, du parti islamiste Ennahdha, première femme élue à la mairie de Tunis, le 3 juillet. Photo Zoubeir Souissi. Reuters
A la suite des «printemps arabes», trois pays ont vu les islamistes accéder au pouvoir : la Tunisie, le Maroc et l’Egypte. La chercheuse, Anne-Clémentine Larroque, raconte comment cette expérience a changé ces partis et les a menés vers une relative sécularisation.
Les «printemps arabes» ont donné aux partis islamistes des opportunités pour accéder au pouvoir, notamment en Tunisie, en Egypte et au Maroc.
Après plusieurs mois de terrain dans ces trois pays, la jeune chercheuse et historienne Anne-Clémentine Larroque livre un ouvrage dans lequel elle examine comment ces mouvements ont évolué avec l’expérience du pouvoir (1). En Tunisie, elle a étudié les effets du pouvoir sur Ennahdha qui a fait partie du gouvernement d’union nationale de 2011 à 2014, et qui se définit aujourd’hui comme un «parti de musulmans démocrates».
Les Frères musulmans, qui influencent tous les mouvements islamistes depuis un siècle, font partie de l’histoire nationale de l’Egypte, où ce mouvement transnational a été fondé. Le 20 janvier 2012, le parti islamiste qui en émane, le Parti de la liberté et de la justice (PLJ), dirigé par Mohamed Morsi, a remporté les élections législatives, son gouvernement est renversé par l’armée en juillet 2013. Depuis 2014, le général Al-Sissi réprime durement les Frères musulmans. Enfin, la jeune spécialiste raconte l’histoire plus atypique du Parti de la justice et du développement (PJD), qui a remporté les élections législatives en 2011 au Maroc et doit composer avec le pouvoir du roi qui est aussi Commandeur des croyants. Ces trois partis islamistes ont profité de la même opportunité des printemps arabes pour accéder au pouvoir. Ensuite, ils ont vécu des expériences différentes. Ils ont en commun une certaine sécularisation et du même coup des ruptures souvent définitives avec leur frange la plus extrémiste.
Catherine Calvet Pourquoi parlez-vous d’islamismes au pluriel ?
Anne-Clémentine Larroque D’abord, parce que la famille islamiste se divise en plusieurs branches dont les ramifications ont évolué depuis 2011. Il y aurait donc plusieurs idéologies islamistes. Dans mon livre, en analysant l’évolution de la dimension politique des partis islamistes élus, j’évoque automatiquement le cheminement de la branche originellement quiétiste : les salafistes et l’explosion médiatique des islamistes radicaux appelés jihadistes.
Les trois partis islamistes dont je parle, le PJD au Maroc, les Frères musulmans en Egypte (PLJ) et Ennahdha en Tunisie, même s’ils ont certaines inspirations communes, représentent trois expériences différentes du pouvoir. Chacun des partis a été hissé au pouvoir par les urnes, en revanche, leur maintien n’a pas été expérimenté de la même manière. Si les islamistes l’ont perdu en Egypte, ils sont encore associés au pouvoir en Tunisie, et le partagent au Maroc actuellement. Ajoutons que les dernières élections locales en Tunisie en mai 2018 ont consacré à nouveau le parti Ennahdha comme première force politique en Tunisie, devant Nidaa Tounes, pourtant à la tête de l’exécutif.
En Egypte, les Frères musulmans sont aujourd’hui diabolisés par le pouvoir. Le général Al-Sissi les a qualifiés «d’organisation terroriste». Mais à force de les diaboliser, on oublie les difficultés qu’ils ont eues à gouverner quand ils étaient au pouvoir entre 2012 et 2013 avec Mohamed Morsi à la présidence. Ainsi, aux yeux de la population, l’illusion persiste. Plus il y a de répression et de diabolisation, plus le mythe, le fantasme des Frères musulmans, reste intact.
CC Vous racontez aussi comment l’expérience du pouvoir divise les mouvements islamistes.
ACL En Tunisie, Ennahdha a fait le choix de couper les ponts avec les jihadistes d’Ansar al-Charia en 2013. Par conséquent, le parti s’est coupé de son électorat jeune qui recherchait justement la transgression des salafo-jihadistes et un idéal d’absolu. Cet exercice du pouvoir crée effectivement des divisions au sein des partis islamistes, des ruptures parfois définitives.
CC L’autre conséquence de l’expérience du pouvoir est que ces partis finissent par se séculariser ?
ACL Les islamistes ont vécu deux phases, le passage de la prédication à la politique, puis de l’opposition au pouvoir. Ce sont les deux phases de leur sécularisation. C’est notamment le cas pour Ennahdha en Tunisie et le PJD au Maroc. Ainsi, la nouvelle Constitution tunisienne, élaborée entre autres avec Ennahdha, proclame la liberté de conscience. Et dans le sud de la Tunisie, certains islamistes se réclament aussi de l’ancien chef d’Etat, Moncef Marzouki (au pouvoir de 2011 à 2014), ancien militant des droits de l’homme et représentant de la gauche laïque.
Au Maroc, nous constatons aussi les prémices d’une sécularisation. Le roi et son entourage ont bien conscience que la société marocaine est en train de changer très rapidement. Il y a de plus en plus de porosités avec le monde occidental. Des femmes commencent à se dévoiler. Ce changement est accompagné de façon discrète par le pouvoir, le roi, Commandeur des croyants. Par pragmatisme, mais aussi par intérêt, car il est promoteur de partenariats avec l’Union européenne.
Dans tous ces cas de figure, je cite l’islamologue Adrien Candiard qui explique très bien à quel point toute islamisation de la société s’accompagne forcément d’une sécularisation. Plus les sociétés deviennent islamistes, plus les individus, surtout des jeunes, rompent avec la religion et décident de ne plus pratiquer l’islam. C’est le cas en Egypte, beaucoup de jeunes gens s’éloignent de l’islam face à une salafisation qui vient du Moyen-Orient, et surtout d’Arabie Saoudite.
CC Malgré tous ces aspects de dialogue, de sécularisation, de démocratisation, la Tunisie reste le pays qui envoie le plus gros contingent de jihadistes à l’extérieur…
ACL C’est l’effet balancier inverse de celui décrit par Adrien Candiard : en sécularisant, on islamise en même temps. C’est aussi la preuve qu’un dialogue se libère en Tunisie. C’est bien le signe d’une démocratisation en cours. Tous les extrêmes peuvent s’exprimer, et c’est toujours mieux de les laisser parler plutôt que de tenter de les étouffer. Ce dialogue ouvert ne peut être que cathartique. Ces oppositions ont lieu au sein même d’Ennahdha, et de la troïka [rassemblant trois partis politiques représentés à l’Assemblée constituante dans le but de former une majorité stable, ndlr], des gens qui sont aux antipodes les uns des autres échangent, même si c’est de façon conflictuelle. Ces discours a priori incompatibles ont eu des effets très sains sur l’évolution des mentalités.
CC La situation sociale reste explosive…
ACL Parce que les réformes économiques et sociales qui étaient attendues ne se sont pas faites. Il y a un décalage en Tunisie sur les deux mots d’ordre de la révolution de 2011 qui étaient «Liberté» et «Dignité». Les progrès concernant les libertés existent mais ceux concernant la dignité, surtout socio-économique, ont été oubliés. Entre 2011 et 2017, les conditions de vie des Tunisiens se sont globalement détériorées, la dette publique est passée de 40 % du PIB à 70 %. D’où la relance de nouveaux mouvements de contestation qui risquent d’être plus extrêmes que ceux de 2011.
CC L’Egypte rate donc cette expérience cathartique menée en Tunisie et revient presque en arrière avec Al-Sissi ?
ACL Oui, et pourtant nous avons affaire à un peuple beaucoup plus politisé qu’au Maroc ou en Tunisie. Le peuple a plus de poids. Les Egyptiens ont eu le droit de protester avant les autres, même si c’est au sein d’un régime plutôt autoritaire. Ils ont aussi une vision plus géopolitique : ils ont connu le panarabisme, les accords de Camp David… Mais c’est pourtant en Tunisie et au Maroc, qu’on assiste à une libéralisation de la conscience politique. Sissi a gelé cette évolution en 2013 en se faisant le porte-parole du peuple.
CC Est-ce que cela ne risque pas de tourner aux années noires algériennes après l’interdiction du FIS ?
ACL Sissi ne fait que donner du grain à moudre aux plus extrémistes, ou à ceux qui pensent que l’islamisme politique est la solution. Même s’ils ont été déçus par Morsi. Mais la révolution a été arrêtée, suspendue, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’existe plus. Aujourd’hui, des gens continuent de s’organiser dans des quartiers populaires du Caire. Certes, les Frères musulmans se sont massivement exilés en Turquie, et un peu au Qatar. Mais en favorisant une clandestinité du mouvement, Sissi favorise aussi une plus grande radicalité.
(1) L’ouvrage d’Anne-Clémentine Larroque, l’Islamisme au pouvoir, Tunisie, Egypte, Maroc (éditions PUF) était parmi les trois finalistes du Prix Brienne, prix du livre de géopolitique.
Catherine Calvet
ANNE-CLÉMENTINE LARROQUE L’ISLAMISME AU POUVOIR. TUNISIE, ÉGYPTE, MAROC PUF, 256 pp., 19 €.
Historienne de formation, Anne-Clémentine Larroque est une remarquable maître de conférences en questions internationales et en culture générale à Sciences Po (Paris).
Elle est désormais rattachée au Ministère de la Justice comme analyste anti-terroriste.
Elle a aussi travaillé à l’Institut du Monde Arabe de 2005 à 2007 et a participé à la Matinale de France Inter (la Chronique Internationale, été 2013).
Elle intervient également régulièrement sur France 3 ou sur différents plateaux télévision.
Son livre Géopolitique des islamismes a été réédité à plusieurs reprises.
Certains écrivains sont publiés de leur vivant dans la Pléiade, d’autres, comme elle, sont croquées très jeunes dans Charlie Hebdo. Redoutable honneur mais combien mérité.
Anne- Clémentine Larroque est également finaliste du Prix Brienne, prix du livre géopolitique 2018
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