"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE
mars 22, 2023
Dans le débat fourmillant sur le « monde d’après » la pandémie de Covid-19, l’absence de souveraineté européenne en matière sanitaire apparaît comme la première des lacunes structurelles à combler. Elle renvoie à l’accès aux soins, troisième objectif de développement durable, ODD n°3 que l’on croyait atteint en Occident et singulièrement en Europe, réservé aux seuls pays en développement (PED).
Pourtant si les soignants dévoués ne manquent pas à l’appel, ce sont les médicaments, les tests, les masques et les appareillages médicaux qui font défaut. L’Union européenne est matériellement démunie. De ce point faible découle des choix de politique publique sous-optimale, aux lourdes conséquences non seulement humaines mais également économique.
Songeons combien des tests de dépistage et des masques en nombre suffisant auraient radicalement changer la façon d’appréhender la pandémie. La question demeure au cœur de l’action avec les stratégies de déconfinement à l’étude.
On voudrait reconstruire une souveraineté sanitaire industrielle européenne. Oui mais comment ? S’agit-il de nationaliser les entreprises pharmaceutiques et que la puissance publique recompose elle-même la chaîne de valeur ? Faut-il en revenir à un gosplan ?
Dans une société qui a fait le choix du libéralisme – avec ses bons côtés tant sur le plan politique d’économique – , cette option a peu de chance de prospérer. A l’extrême inverse, le statu quo n’est à l’évidence pas satisfaisant et laisse les Européens à la merci des puissances étrangères dont dépend actuellement notre survie (cf. notre tribune du 23 mars 2020).
D’accord avec Philippe Moreau Defarges1 soucieux d’éviter un repli sur le fait national et, plus récemment, avec l’opinion exprimée par Nicolas Bouzou 2 selon lequel « il faut rénover la mondialisation, surtout pas l’enterrer », nous pensons qu’il ne faut pas tourner le dos à l’Europe mais la faire grandir de l’épreuve que nous traversons ; nous avons besoin de davantage de régulation des échanges mondiaux, d’une barrière sanitaire communautaire mais pas de mettre à bas un système qui a permis non seulement d’optimiser les avantages comparatifs de chacun mais aussi de tisser des solidarités de fait entre les peuples et d’assurer la paix.
Il reste que la question de l’indépendance stratégique sanitaire européenne impose une refonte d’ampleur qui devrait s’appuyer sur les acquis des législations nationales et européennes tout en respectant, en les amendant, les règles du libre-échange.
* *
Les acquis nationaux et européens du droit de la régulation des médicaments et des dispositifs médicaux (DM) sont des plus utiles pour passer à la contre-attaque. Actuellement, la mise sur le marché des médicaments et dispositifs médicaux bénéficie d’une régulation assurée en France par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), régie par les dispositions des articles L. 5311-1 du Code de la santé publique et suivants, mais aussi à l’échelle européenne par l’Agence européenne du médicaments (EMA, fondée en 1995 à Amsterdam) sachant que la Communauté économique européenne travaillait déjà, pratiquement depuis ses origines, sur ces questions grâce à une directive 65/65/EEC du 26 janvier 1965 révisée et élargie depuis qui instaurait cependant dès les années soixante une procédure d’autorisation de mise sur le marché d’échelle communautaire.
L’Europe et les Etats-membres ne sont donc pas démunis pour réguler la commercialisation des médicaments et DM. Pour l’instant, les contrôles opérés ne portent guère que sur les effets des médicaments et produits de santé. Mais cette législation, qui a le mérite d’exister à l’échelle de notre continent, pourrait servir de vecteur à la vérification de l’origine géographique des produits nécessaires à la composition de médicaments et autres dispositifs de santé sans qu’il ne soit besoin de sacrifier la mondialisation et l’Europe sur l’autel d’une crise sanitaire mal anticipée.
Notons d’ailleurs que l’article 151 de la loi du 26 janvier 2016 portant modernisation de notre système de santé avait introduit la notion de lutte contre les ruptures d’approvisionnement en médicaments en confiant cette responsabilité aux titulaires des autorisations de mise sur le marché qui sont sensés assurer « un approvisionnement approprié et continu du marché national de manière à couvrir les besoins des patients en France » (cf. article L. 5121-29 du CSP). Force est de constater qu’il conviendrait de durcir la régulation en la matière et désormais obliger la localisation, en Europe, des productions de base utiles à l’industrie pharmaceutique.
On objectera que l’édiction de règle de territorialisation des productions à fins médicales ou de produits médicaux heurte le principe de liberté des échanges posé par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et avant elle du GATT, constituant de fait une barrière non tarifaire.
C’est exact et il faut anticiper ce point qui ne manquera pas de tendre les relations entre les pays asiatiques producteurs de produits de base, en particulier la Chine et l’Inde, et les pays européens producteurs de médicaments ou appareils médicaux à forte valeur ajoutée.
Cependant, en matière de santé publique, la déclaration de Doha du Conseil ministériel de l’OMC (14 novembre 2001) a d’ores et déjà assoupli la rigueur des règles du libre-échange et la portée de l’accord sur les ADPIC (Aspects du droit de la propriété intellectuelle qui touchent au commerce) signé à Marrakech le 15 avril 1994. Pour des raisons de santé publique, des Etats peuvent ainsi déroger au droit général des brevets pour permettre, sous couvert notamment de licence obligatoire , une production nationale nécessaire à la survie population, comme c’est le cas avec l’épidémie de VIH/SIDA qui touche encore dramatiquement l’Afrique et l’Asie.
Les pays développés soutiennent de fait les PED sur l’autel de la santé publique. Avec l’épisode du Covid-19, et par souci d’équilibre, il conviendrait que les pays développés, notamment en Europe, puissent eux-aussi faire jouer une clause de sauvegarde sanitaire et retrouver leur indépendance de production en éléments de base pour les masques, les tests ou les médicaments.
En marge des questions de nature juridique et commerciale, reste que le coût de la production des médicaments et dispositifs médicaux irait sans doute croissant avec une relocalisation industrielle sectorielle. Ici le droit laisse place à la question économique de savoir qui devrait supporter le surcoût de la sécurisation de nos approvisionnements vitaux. Les industriels obligés de relocaliser leur production primaire sur le « vieux continent » accepteraient-ils de rogner leur marge ?
Les consommateurs-patients ne devrait-il pas, eux-mêmes ou à travers leur assurance maladie et leur mutuelle, payer le prix du danger ? Au-delà, la robotisation des chaînes de production et le développement de l’intelligence artificielle dans les process de fabrication ne permettraient-elles pas de gagner en gain de productivité et d’atténuer le rehaussement probable des coûts ?
Au bout du bout, ces questions pour importantes qu’elles soient sur le plan micro et macroéconomique ne doivent pas faire perdre de vue l’essentiel : plus jamais çà ; plus jamais une Europe désarmée, à quémander l’approvisionnement en masques ou en produits anesthésiant à des tierces puissances dont a émergé – ironie du sort – le fléau.
* *
Pour conclure, à travers le cas de la souveraineté sanitaire, c’est notre rapport à la mondialisation et à la construction européenne qui est finalement questionner. Faut-il renier la mondialisation et avec elle l’Union au prétexte d’une crise sanitaire mal anticipée ? Nous croyons qu’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain et préférer la recherche d’une voie d’équilibre qui préserve les acquis sans oublier la nécessaire régulation des échanges lorsque la totale liberté de ces derniers hypothèques notre capacité à survivre.
Nombreux sont ceux qui proposent et proposeront de « casser le système » et de suivre la tentation du repli. Plus nombreux encore mais plus silencieux seront ceux qui joueront la carte de l’oubli et préfèrerons le statu quo. Ni l’une, ni l’autre de ces options ne sont en réalité recevables. Il faut continuer d’avancer sur le chemin étroit mais nécessaire d’une mondialisation ordonnée et garder foi en le progrès.
L’Europe a laissé enfoncer ses lignes par la blitzkrieg du Covid-19. Ses soignants se battent avec courage néanmoins pour limiter les pertes. Elle s’apprête à livrer la bataille de la crise économique qui point. Sur le long terme, cependant, c’est avant tout la guerre politique de sa survie et de notre capacité commune à faire face à de nouvelle pandémie qui est en jeu.
Il faudra des réponses industrielles structurelles qui impliquent le regard croisé des juristes et des économistes. Sans prétendre fermer le débat sur les voies et moyens d’une nouvelle souveraineté sanitaire, nous espérons contribuer à le lancer pour qu’il ne retombe pas parce que si tel était le cas, nous tomberions nous-mêmes, jeunes ou vieux, cadres ou ouvriers, Français ou Allemands, tôt ou tard. Anticipons.
Robin Degron
8 Avril 2020
Notes
1 « La tentation du repli : Mondialisation, démondialisation (XVe-XXIe siècles) », Editions Odile Jacob, 2018.
2 L’express, article du 5 avril 2020.
3 Samira Guennif, « La licence obligatoire : outil emblématique de la protection de la santé publique au Sud », Revue de la régulation, 17 | 1er semestre / Printemps 2015.
Robin Degron est ancien élève de l’ENA, professeur associé de droit public à l’université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne (HDR Géographie), maître de conférence à Sciences Po et conseiller scientifique de Futuribles. Docteur en géographie économique, DEA en biométrie ancien ingénieur de l’ENGREF, Directeur d’un EDPA à la HPA de Dauphine.Rédacteur en chef adjoint de la Revue Gestion&Finances publiques.
Il est l’auteur de six livres et de plusieurs articles sur le développement durable et l’organisation spatiale des pouvoirs sous contrainte financière, thème de son HDR.
Robin Degron est en outre Conseiller spécial auprès de France Stratégie.
Haut fonctionnaire des finances, Robin Degron a eu des expériences administratives multiscalaires et construit une réflexion sur le développement durable des territoires d’Europe, son organisation, ses moyens.
Conseiller référendaire à la Cour des comptes, Première chambre (2015-2018).
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