"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE

mars 30, 2023

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Stefan Zweig la Tour de Babel :un pur éblouisssement!

Stefan Zweig « La Tour de Babel »

A sauts et à gambades, au hasard de mes flâneries littéraires, je suis tombé sur son fameux sur son texte publié dans le Carmel de Romain Rolland en 1916.
Ce texte est un chant d’amour à l’unité européenne et au génie de l’Homme ! Ce texte porte en lui les espoirs les plus beaux, les plus intelligents, et les plus fous de l’humanité.
Il illustre une fois de plus la vision prémonitoire de celui qui demeure un des plus grands écrivains,et un humaniste éblouissant! Il a de plus une incroyable force poétique.
A l’heure où la sauvagerie ensanglante à nouveau l’humanité, à l’heure (peut-être encore plus grave) ou des êtres réputés censés, intelligents, instruits et repus des biens que Dame Consommation leur ont abondamment prodigués, on ne peut qu’être atterré par la défaite de la pensée qui frappe celui que nous avons Homme appelé.
Rarement un texte ne m’aura autant ému ! Puisse la beauté de ce texte réveiller les Européens.

À toutes et à tous, et surtout à tous les apprentis indépendantistes de l’Europe, à tous les ignorants de l’histoire, je vous en souhaite une belle et instructive lecture.

Leo Keller

La Tour de Babel
Stefan Zweig, « La Tour de Babel »

Ce sont les commencements qui inspirent les légendes les plus anciennes de l’humanité.
Les symboles des origines ont une merveilleuse force poétique et annoncent pour ainsi dire automatiquement chacun des grands moments ultérieurs de l’Histoire au cours desquels les peuples se régénèrent et les époques importantes trouvent leurs racines.

Dans les livres de la Bible, dès les premières pages, peu après le chaos de la création
est raconté un des mythes merveilleux de l’humanité. À cette époque-là, à peine sortis de l’inconnu, encore environnés par les ombres crépusculaires de l’inconscient, les hommes s’étaient associés dans une œuvre commune.
Ils se trouvaient dans un monde étranger, sans issue, qui leur paraissait obscur et dangereux, mais loin au-dessus d’eux, ils voyaient le ciel clair et pur, tel le miroir éternel
de l’infini, et ils portaient en eux le désir de l’atteindre. Ils s’assemblèrent et parlèrent ainsi:

« Allons, bâtissons une ville et une tour dont le sommet atteindra le ciel afin que notre
nom reste dans l’éternité. » Et ils s’associèrent, ils modelèrent de l’argile et firent cuire des briques et commencèrent à construire une tour qui atteindrait le monde de Dieu, ses étoiles et la surface pâle de la lune.

Du ciel, Dieu vit leurs petits efforts et sourit peut–être en apercevant ces hommes qui, de petite taille, à travers l’espace, comme de minuscules insectes ; assemblaient des choses encore plus petites, de la terre modelée et des pierres taillées. Ce qu’en bas les hommes entreprenaient, poussés par leur trouble désir d’éternité, lui parut un jeu innocent et dépourvu de danger.


Mais bientôt il vit grandir les fondements de la tour parce que les hommes étaient unis et d’accord, parce qu’ils ne s’arrêtaient pas dans leur œuvre et s’aidaient les uns les autres en bonne harmonie. Et alors, il se dit : « Ils ne se détacheront pas de leur tour avant de l’avoir terminée. »


Pour la première fois, il reconnut la grandeur de l’esprit dont il avait lui-même doté les hommes. Il se rendit alors compte que ce n’était pas son esprit à lui, qui se reposait toujours après sept jours de labeur, mais un autre esprit qui était à l’œuvre, dangereux et merveilleux, celui de l’ardeur infatigable qui ne s’arrête pas avant d’avoir accompli son œuvre.

Et pour la première fois, Dieu eut peur que les hommes soient comme lui-même, une unité. Il commença à réfléchir à la manière dont il pourrait ralentir leur travail. Il comprit qu’il ne serait plus fort qu’eux que s’ils n’étaient plus unis et il sema la discorde entre eux. Il se dit à lui-même :
« Troublons-les en faisant en sorte que personne ne comprenne la langue de l’autre. »

Pour la première fois, Dieu se montra alors cruel avec l’humanité.

Et la sinistre décision de Dieu se réalisa. Il tendit la main contre les hommes qui, en bas, travaillaient avec unité et application et frappa leurs esprits. L’heure la plus amère de l’humanité était arrivée. Tout à coup, pendant la nuit, en plein travail, ils ne se comprirent plus les uns les autres. Ils jetèrent leurs briques, leurs pioches et leurs truelles, ils se disputèrent et se querellèrent et finalement ils abandonnèrent l’œuvre commune ; chacun rentra chez soi, chacun s’en fut dans sa patrie.

Ils se dispersèrent dans les champs et les forêts de la terre, chacun ne bâtit plus que sa maison qui n’atteignait ni les nuages, ni Dieu, mais protégeait seulement sa tête et son sommeil nocturne. La Tour de Babel, colossale, demeura abandonnée, la pluie et le vent arrachèrent ses créneaux qui s’approchaient déjà du ciel, peu à peu, elle s’affaissa, s’effrita et se détruisit.
Bientôt elle ne fut plus qu’une légende qui n’apparaissait que dans les cantiques et l’humanité oublia la plus grande œuvre de sa jeunesse.

Des centaines et des milliers d’années passèrent, les hommes vivaient depuis dans la solitude de leurs langues. Ils élevèrent des frontières entre leurs champs et leurs territoires. Des frontières entre leurs croyances et leurs coutumes, ils vécurent étrangers les uns à côté des autres et lorsqu’ils traversaient leurs marches, c’était seulement pour piller. Pendant des siècles et des millénaires, il n’y eut pas d’unité entre eux, rien que des orgueils séparés et des œuvres égoïstes.

Cependant de leur enfance commune, il devait rester en eux, un peu à la manière
d’un rêve, quelque chose de leur grande œuvre, car peu à peu, de manière croissante au fil des années, ils se mirent à nouveau à s’interroger mutuellement et à chercher inconsciemment leur relation perdue.

Quelques hommes audacieux firent les premiers pas, ils visitèrent des royaumes étrangers, ils en rapportèrent des messages, peu à peu les peuples devinrent amis, l’un apprit de l’autre, ils échangèrent leurs connaissances, leurs valeurs, leurs métaux et peu à peu,
ils découvrirent que parler des langues différentes ne suffisait pas à les éloigner les uns des autres et que les frontières ne créaient pas un précipice entre les peuples.

Leurs sages s’aperçurent qu’une science pratiquée par un peuple seul ne pouvait atteindre à l’infini, bientôt les érudits virent aussi qu’échanger des connaissances faisait progresser tout le monde plus vite, les poètes traduisirent les paroles de leurs frères dans leurs propres langues et la musique, la seule qui ne soit pas assujettie au lien étroit de la langue, servit de langage commun aux émotions.

Les hommes aimaient davantage la vie depuis qu’ils savaient que, malgré l’obstacle
de la langue, l’unité était possible, ils remerciaient même Dieu de la punition
qu’il leur avait envoyée, ils le remerciaient de les avoir séparés de manière aussi radicale, parce qu’il leur avait ainsi donné la possibilité de jouir de multiples façons du monde et d’aimer plus consciemment leur propre unité avec ses différences.

Ainsi commença-t-elle peu à peu à s’édifier de nouveau sur le sol de l’Europe, la Tour de Babel, le monument de la communauté fraternelle, celui de la solidarité humaine. Ce n’étaient plus des matériaux grossiers, des briques et de l’argile, du mortier et de la terre qu’ils choisissaient pour atteindre le ciel et fraterniser avec Dieu et le monde.

La nouvelle tour fut édifiée avec les matériaux les plus fins et les plus indestructibles que l’on trouve sur terre, avec la spiritualité et l’expérience, avec les substances les plus sublimes de l’âme. Larges et profonds étaient ses fondements, la sagesse de l’Orient les avait approfondis, la doctrine chrétienne lui donna son équilibre et l’humanité de l’Antiquité son carré d’airain.

Tout ce que l’humanité avait fait, tout ce que l’esprit terrestre avait accompli fut mis dans cette tour et elle s’éleva. Chaque nation contribua à la création de ce monument de l’Europe, les jeunes peuples se pressèrent pour apprendre auprès des anciens et offrirent leur force intacte à l’expérience et à la sagesse.

Ils s’apprirent mutuellement des tours de main et le fait que chacun travaillât différemment aboutissait seulement à accroître l’ardeur commune, car si l’un en faisait plus, cela stimulait son voisin et la discorde qui trouble parfois de nombreuses nations ne parvenait pas à freiner la réalisation de l’œuvre commune.

Ainsi grandit la tour, la nouvelle Tour de Babel et jamais son sommet ne s’éleva aussi haut qu’à notre époque. Jamais les nations n’ont eu aussi facilement accès à l’esprit des autres nations, jamais les connaissances n’ont été aussi proches de constituer un formidable réseau et jamais les Européens n’ont autant aimé leur patrie et le reste du monde.

Dans cette ivresse d’unité, ils devaient déjà sentir le ciel car les poètes de toutes les langues se mirent, justement dans les dernières années, à célébrer par des hymnes la beauté d’être et de créer et ils se sentirent tels qu’autrefois les constructeurs de la tour mythique et même déjà comme Dieu parce qu’ils étaient en passe d’accomplir leur œuvre.
Le monument grandissait, tout ce que l’humanité comptait de sacré y était rassemblé et la musique résonnait à l’entour comme un orage.

Mais Dieu au-dessus d’eux, qui est immortel comme l’humanité elle-même, voyait avec effroi croître à nouveau la tour qu’il avait autrefois détruite et il eut à nouveau peur. Et de nouveau il sut qu’il ne pourrait être plus fort que l’humanité que s’il y semait à nouveau la discorde et qu’il faisait en sorte que les hommes ne se comprennent plus les uns les autres.

De nouveau il fut cruel, de nouveau, il envoya la confusion parmi eux et alors, après des milliers et des milliers d’années, ce moment épouvantable réapparut dans nos vies. Pendant la nuit, les hommes cessèrent de se comprendre, eux qui créaient paisiblement ensemble.
Parce qu’ils ne se comprenaient pas, ils se mirent en colère les uns contre les autres. De nouveau ils jetèrent leurs instruments de travail et s’en servirent les uns contre les autres comme des armes, les érudits se servirent de leur savoir, les techniciens de leurs découvertes, les poètes de leurs mots, les prêtres de leur foi, tout ce qui autrefois avait servi à l’œuvre de vie se transforma en armes mortelles.

C’est ce terrible moment que nous vivons aujourd’hui. La nouvelle Tour de Babel, le grand monument à l’unité spirituelle de l’Europe est en ruine, ses ouvriers se sont sauvés. Ses créneaux tiennent encore, son parallélépipède invisible se dresse encore au-dessus du monde troublé, mais sans l’effort commun pour l’entretenir et la poursuivre, elle tombera dans l’oubli.
Comme cette autre du temps des mythes.
Nombreux sont aujourd’hui les peuples qui, sans se soucier qu’elle puisse s’effondrer, pensent que leur contribution à la communauté peut être retirée de la merveilleuse construction de sorte qu’ils puissent atteindre le ciel et l’éternité avec leur seule force nationale.
Mais il en existe encore d’autres qui pensent que jamais un peuple seul, une nation seule ne pourrait réussir à atteindre ce que les forces européennes unies sont à peine arrivées à réaliser après des siècles de communauté héroïque.


Des hommes qui croient fermement que ce monument doit être achevé dans notre Europe, là où il a été entrepris et non sur des territoires étrangers, en Amérique, en Asie. L’heure d’une action commune n’est pas encore venue, le trouble que Dieu a jeté dans les âmes est encore trop grand et des années passeront peut-être avant que les frères d’autrefois ne se remettent à concevoir, dans un esprit de paisible rivalité, une œuvre contre l’infini.


Nous devons cependant revenir sur le chantier, chacun à l’endroit où il l’a abandonné, au moment où s’abattait la confusion. Peut-être ne nous verrons-nous pas à l’œuvre pendant des années, peut-être entendrons nous à peine parler les uns des autres. Mais si nous nous y mettons maintenant, chacun à sa place, en déployant la même ardeur qu’autrefois, la tour grandira à nouveau et les nations se retrouveront sur les sommets. »

ZWEIG, Stefan, « La Tour de Babel » (1916),

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