"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE
mars 22, 2023
Quel nouvel ordre mondial ?
EdgarMorin
« Ce n’est pas la vie qui est complexe, c’est le complexe qui est la vie »
Les conséquences de la guerre en Ukraine nous font basculer dans une ère nouvelle. Ses premiers linéaments, précurseurs du monde à venir, se sont cristallisés sous nos yeux. Plus le conflit s’intensifie, plus ils seront durables. La tentative de Blitzkrieg s’est emboutie à la résistance d’un peuple armé. « Mais face à la force russe, est-il des flammes, est-il des supplices, est-il une force au monde qui ne pourra jamais avoir le dessus » s’écriait Gogol à la fin de Taras Boulba. Avait-il prévu le heurt entre force russe et ukrainienne ?
Il n’est pas une institution internationale, de l’ONU à l’OSCE, de l’OTAN à l’OCS, de l’UE au G-7 et G-20, qui n’y était impliquée et n’ait eu son mot à dire, à y engager des crédits, concevoir des programmes et mener des actions dont la mise en œuvre a été rapide. L’ONU s’est montrée faible. Mais Washington, Pékin, ou Moscou la désirent-ils forte ?
À New York, dans ses bureaux régionaux, ses multiples agences, on a, au départ, hésité à parler de « guerre », ou d’« invasion », leur préférant « conflit » ou « offensive militaire ». Preuve de ces flottements, la résolution de l’ONU du 2 mars 2022 mentionne les termes « guerre » et « agression », mais pas celui d’« invasion ».
L’image de l’ONU a même été bafouée, lorsque la Russie a bombardé Kyïv, alors que son Secrétaire général, Antonio Guterres y était en visite. Cinq missiles se sont abattus à 1 500 mètres de lui (faisant 1 mort et 11 blessés). Il n’est pas assuré qu’il ait été la cible des attaques, mais cela montre, pour le moins, le peu de respect que la Russie reconnaissait à la fonction du Secrétaire général, que son lointain prédécesseur, Dag Hammarskjöld, avait qualifié de « plus dur métier du monde ».
L’organisation s’est rattrapée, lorsqu’avec la Turquie, elle a servi d’intermédiaire pour l’établissement de l’accord du 22 juillet, permettant à l’Ukraine d’exporter son blé et ses céréales, moyennant la mise en place de couloirs protégés partant d’Odessa et de deux autres ports de la mer Noire.
L’Agence atomique de Vienne (AIEA) a effectué avec succès, dans des conditions de sécurité difficiles, une visite complète de la centrale nucléaire de Zaporijia, la plus grande d’Europe. Occupée par les Russes en violation du droit de la guerre, elle est devenue une cible militaire, susceptible de provoquer une catastrophe d’ampleur. La Cour pénale internationale a lancé des investigations, nécessairement longues sur les crimes de guerre commis au cours des combats, essentiellement imputables à l’armée russe. Amnesty International a suscité une vaste controverse en révélant que l’Ukraine avait aussi, à petite échelle, recouru à des boucliers humains, mettant ainsi sur le même pied l’agresseur et l’agressé.
En décidant d’octroyer une aide massive à l’Ukraine, incluant la formation de dizaines de milliers de ses militaires, l’Union européenne a commencé à se transformer en acteur géopolitique et en embryon d’organe de défense. Mais l’essentiel de l’appui financier et militaire à l’Ukraine est venu des États-Unis, et à un degré moindre du Royaume-Uni.
Des centaines de think tanks, centres de recherche, universités se sont mobilisées, comme l’université de Yale avec une substantielle étude sur l’économie russe. Les appareils de défense, des organismes spécialisés, l’Institute for the Study of the War ont travaillé sans relâche pour établir des évaluations, analyses et prévisions sur la conduite des opérations militaires.
Les organes de presse du monde entier ont envoyé des milliers de correspondants sur place. Jamais peut-être un conflit n’avait reçu une telle couverture médiatique, instantanée et sans discontinuité. Les témoignages, clichés, scènes vécues, révélations dont certains émanant de soldats russes ayant abandonné le front, forment un immense corpus de documents que les historiens du futur, les stratèges militaires, les écrivains et dramaturges mettront des décennies à exploiter. Diverses ONG ont été présentes sur le terrain, non sans difficulté.
Aucune région du monde, aussi éloignée soit-elle par sa situation, son passé, ou ses liens avec la vieille Europe qui n’ait été impliquée, soit au sein de l’ONU, soit dans sa politique commerciale, ses approvisionnements énergétiques, ses liens humains, culturels, touristiques, avec les principaux protagonistes, leurs amis ou alliés. Il n’est pas un secteur d’activité ou de pensée, qui n’ait été touché, bouleversé par cette guerre imprévue. Sur les rives de l’Hudson river, sur les bords du lac Léman, sur la place Maïdan, sur la place Rouge, ou Tian An Men, au Berleymont, comme à l’Élysée, à la Maison-Blanche ou au 10 Downing Street, les centres de pouvoir ont suivi, ausculté, pris part au déroulement des événements sans pouvoir arrêter la boule de feu. Mais s’il est une image, une icône qui restera gravée dans la mémoire des peuples, c’est celle d’un Volodymir Zelensky avec son tee-shirt kaki, barbe au menton, yeux brillants, parole incisive, doigt accusateur.
Les États, les sociétés, les habitants de la planète, se prononcent pour ou contre la Russie ou s’abstiennent. Les multinationales occidentales ont subi des saignées supérieures à 300 milliards de $ en se retirant de la Russie : la seule BP ayant essuyé 25 milliards de pertes d’actifs, Total Énergies, Renault, la Société Générale entre 3,5 et 4, 5 milliards d’euros chacune. Partout, la déflagration se fait sentir. Les interactions humaines, les spectacles, les flux touristiques, les échanges universitaires ont été impactés. L’aide militaire, financière, fraternelle à l’Ukraine, promise et délivrée, a atteint 83 milliards de $, les flux mensuels de dollars ont maintenu à bout de bras l’économie ukrainienne.
Après la Seconde Guerre mondiale, on crut de bonne foi que l’ordre mondial libéral, d’inspiration américaine, serait largement adopté. Il se voulait un ordre de paix. Cet ordre mondial et non plus européen, les précédents datant des Traités de Westphalie (1648), de la paix d’Utrecht (1713) ou du Congrès de Vienne (1815), s’est avéré le plus durable de l’histoire récente. Pour le moment, on ne le lui voit pas de substitut.
De 1945 à 2022, l’Europe, qui avait connu des centaines de guerres, n’en connut plus sur son sol, en ne comptant pas du conflit yougoslave (1990-1995). Les armes furent employées pour des opérations de police, à Berlin, en juin 1953, à Budapest, en octobre 1956, en Tchécoslovaquie, en 1968, en Irlande du Nord en 1969. Les rivalités furent déportées en dehors de l’Europe, dans les « Faubourgs de l’histoire ». Les peuples durement touchés par ces combats, où les deux Grands s’affrontaient, ne l’ont pas oublié. Maintenant que la guerre est revenue en Europe, nations, populations, États du Sud nous reprochent d’avoir ignoré leurs intérêts. On avait tant cru être arrivée enfin la parousie, sous le déguisement de la fin de l’histoire de l’essayiste américain Francis Fukuyama. À l’ère de la bipolarité succéda une décade marquée par l’hégémonie de l’hyperpuissance américaine.
Le sort de l’Ukraine s’est inséré dans cette nouvelle configuration mondiale, il en est devenu un des enjeux principaux. Située au cœur de l’axe stratégique mer Noire – Caspienne, à la ligne de jointure entre la deuxième et la troisième Europe, celle centrale et orientale et celle constituée du Belarus, de la Russie européenne, l’Ukraine, ne pouvait qu’être ardemment disputée.
Nous assistons à une période de transition dont on ne connaît ni les pourtours ni les formes qu’elle va revêtir. Le monde n’est plus divisé en deux blocs aux contours strictement limités et à la discipline assurée. Non pas uniquement en raison du désir de la Chine de ne souscrire à aucune alliance avec qui que ce soit. Sa longue controverse avec l’URSS lui a inculqué la prudence et l’attente, vertus que l’Empire du Milieu sait cultiver.
De nombreux États, restent éloignés de l’un et de l’autre des belligérants. Ils revêtent une importance plus grande que les « non -alignés » d’antan. La Turquie, membre de l’OTAN, exécute son propre jeu. De nouveaux géants — l’Inde, le Brésil, l’Indonésie — sont en éveil. Des continents entiers — Afrique et Moyen-Orient — entretiennent des relations diversifiées. Le Brésil poursuit sa voie. Le conflit ukrainien ne se réduit pas à un schéma binaire. Dans la guerre ouverte que l’invasion russe a déclenchée, de nombreux aspects et niveaux s’enchevêtrent. Les principaux acteurs politiques sont aux prises avec des dilemmes et des contradictions : rien de comparable aux monolithismes granitiques des deux « blocs » du passé.
Dans ce nouvel affrontement, les intérêts des États-Unis et ceux du Royaume-Uni (la special relationship n’est pas morte), ne coïncident pas entièrement avec ceux des continentaux. La position des pays baltes, dont la sortie de l’URSS a été ressentie comme une libération et une seconde naissance, ne peut être celle du Portugal qui a accordé sa nationalité à l’oligarque russe Roman Abramovitch. La Pologne, dont le contentieux multiséculaire avec la Russie s’est réveillé avec la guerre, pèse plus sur les événements. L’actuel conflit a fourni aux Anglo-Saxons, et aux Big Eyes une occasion d’affaiblir la Russie par l’usure et l’encerclement, et de tenter de l’évincer du jeu des puissances mondiales.
Que d’immenses efforts, Vladimir Poutine a déployés, depuis la fin des années 2000, pour se réinsérer. Ces efforts ont-ils été vains, sont-ils dilapidés pour longtemps ? La carte du monde, distinguant les vraies puissances macrorégionales (États-Unis et Chine), des puissances transrégionales contemporaines (Russie, Grande-Bretagne, France) ou en devenir (Inde, Turquie) et des puissances régionales, puis locales, se redessine.
Les États-Unis ont exercé un contrôle plus étroit sur l’Europe. L’OTAN s’est renforcée et élargie. Les ventes d’armes américaines trouvent des débouchés accrus. Le gaz de schiste américain, dont on nous promet 30 milliards de m3 par an d’ici cinq ans, voire 50 milliards — le cinquième ou le tiers des exportations de gaz russe vers l’Europe vont parvenir sur les rivages européens. À nous de réduire notre consommation d’un autre tiers, et de trouver le second tiers ailleurs auprès de l’Algérie, du Qatar, de l’Azerbaïdjan, ou encore — faute de mieux — de lui trouver des substituts comme le brave King Coal.
De fait, nous participons à une désoccidentalisation du monde perceptible par la baisse de la part des économies du G 7 qui se veut l’Olympe dans le PIB mondial. Alors que le G-7 pesait plus de 46 % en 1992, sa part s’est par la suite réduite. En 2010, elle n’était plus que 34,4 % et 31,2 % en 2020.
Assiste-t-on à une nouvelle guerre froide ? Outre que, comme l’indique Héraclite, on ne se baigne jamais dans la même eau, force est de dire que l’actuelle situation internationale ne revêt pas le caractère binaire, idéologique de la vraie guerre froide (1947-1990). Elle est beaucoup plus complexe, enchevêtrée, incertaine, imprévisible, et de ce fait plus dangereuse. Elle a rendu possible le recours à la guerre aujourd’hui en Ukraine, demain peut-être à Taiwan.
Pour l’historien Georges-Henri Soutou : « Donc on reviendrait peu ou prou au monde des années 1950, affrontement idéologique avec le communisme en moins, avec une immense masse eurasiatique, que rejoindraient l’Inde et les pays arabes, et en face la thalassocratie américano-occidentale, la guerre en Ukraine ayant provoqué une radicalisation et une montée aux extrêmes toute clausewitzienne ? Si cette hypothèse devait se vérifier, on serait fort loin de la mondialisation libérale progressive, mais triomphante annoncée dans les années 1990… Certes, la France et l’Union, dans tous les cas de figure, auraient tout intérêt à maintenir autant que possible, leur capacité d’action, y compris financière, un minimum de sécurité énergétique, leurs compétences en matière militaire, et à se doter des moyens nécessaires pour pouvoir faire entendre leur voix dans l’ensemble occidental qui va très vraisemblablement se reconstituer face à la Russie, et pour longtemps, et ce quelle que soit, à court terme, l’issue de la crise ukrainienne. Mais y parviendront-elles ?
Les armes, les sanctions, les opinions décideront de ce que sera l’Ukraine de demain. L’auteur de ces lignes avait esquissé, en décembre 2021, un plan de compromis, par lequel Kyïv aurait consenti à laisser le Donbass à son sort et aurait gelé la question de la Crimée, au moins pendant un certain laps de temps en échange de quoi, l’Ukraine aurait été accueillie le plus rapidement possible au sein de l’UE. Ceci lui aurait assuré un avenir à la polonaise, son PIB doublant en quinze ans. Le thème de l’adhésion à l’OTAN serait gelé, à la place de quoi États-Unis, Europe et Russie auraient pu rouvrir de bonne foi l’immense chantier de l’architecture de la sécurité européenne qui avait occupé leurs prédécesseurs après la crise des missiles de Cuba d’octobre 1962.
En l’absence de chefs d’État capables de s’investir dans ce chantier du siècle, faute d’une pensée stratégique articulée, du fait de la dégradation des relations entre l’Occident et la Russie, on a laissé, au cours des années, la situation se détériorer constamment. À nouveau, les siloviki l’ont emporté.
Les forces voulant en découdre, de part et d’autre, se sont révélées irrésistibles. Notre mince optimisme a été balayée par le premier coup de canon, et il est devenu une feuille morte à ramasser à la pelle.
Pourtant l’Europe, aura toujours besoin d’un rapport constructif avec la Russie, en espérant qu’elle change, pour ne pas être déséquilibrée par sa la dimension atlantique et projetée vers le Nord-Est sur le plan militaire. C’est vers la Méditerranée et l’Afrique, où elle rencontre chaque moment davantage la Russie, que l’Europe doit se tourner. La Russie, qui, aujourd’hui, met surtout l’accent sur la composante asiatique de son identité, devrait continuer à être, espérons-le, comme aux époques tsariste et soviétique, et malgré le « cordon sanitaire », ou le nouveau « rideau de fer » mit en place par l’Occident une puissance européenne, bien que « différente ».
C’est faute d’avoir pu forger une relation autre que conflictuelle avec les États-Unis, que la Russie s’est de plus en plus tournée vers la Chine. Elle n’est pas devenue sa subordonnée. Mais pourrait l’être dans un horizon plus ou moins éloigné, si la politique du nouveau cordon sanitaire, visant à la punir, se prolongeait. Cette éventualité ne servirait pas les intérêts américains et verrait les efforts initiés par Richard Nixon et Henry Kissinger en 1972 pour séparer la Russie et la Chine, anéantis.
À travers la Russie et l’Europe, les États-Unis et la Chine s’affrontent indirectement. En affaiblissant la Chine, et en renforçant l’alliance occidentale, les États-Unis veulent montrer au monde et se convaincre que leur domination globale n’est pas en déclin. C’est ici que s’ouvre la possibilité du « piège de Thucydide », c’est-à-dire d’un conflit stratégique entre une puissance descendante et une puissance ascendante. Ce qui est certain, c’est que dans le concept stratégique américain, le centre de gravité de l’affrontement hégémonique est désormais l’Indopacifique, et non l’Atlantique. Mais Washington et certains de ses alliés seraient bien inspirés de méditer les conseils de Richard Nixon et de ne pas succomber à la tentation de l’écarter de la famille des nations, ne lui laissant ainsi que la perspective de cultiver ses rêves, d’alimenter ses haines et de menacer ses voisins.
La lutte contre la Russie est un front important et urgent, mais ce n’est pas le seul, ni même le principal. Au contraire, de ce point de vue, l’OTAN devrait étendre son action pour se souder au système d’alliance américaine en Extrême-Orient ce qui déconcerte les pays européens, pour qui la tâche de veiller en armes sur la frontière orientale est plus que suffisante. Il y a pour cela le Quad qui réunit États-Unis, Japon, Inde et Australie. La Chine a assumé une neutralité prorusse, dans l’optique d’un remodelage de la masse continentale asiatique sous sa propre hégémonie ; mais, dans le même temps, elle a t besoin de maintenir ouverte une mondialisation économique et financière qui lui est nécessaire pour assurer sa stabilité financière et sa cohésion sociale.
Aucun des principaux acteurs politiques concernés ne peut se contenter d’une ligne de conduite univoque. Les divers affrontements actuels, dont celui de l’Ukraine est le plus profond et le plus visible, sont soumis à des dynamiques incertaines, plongées dans le grand désordre de la « mobilisation globale » qui a déchiré la planétarisation. La récente forme de guerre froide qui n’a pas débuté en 2022, mais qui s’est terriblement aiguisée, est encore niée ou indéterminée parce que la guerre est toujours en cours.
L’architecture de sécurité et de coopération en Europe, fort mal en point depuis les guerres successives, en Serbie et au Kosovo, en 1999, en Géorgie, en 2008, en Crimée et dans le Donbass, en 2014, ne s’est pourtant pas effondrée ; mais les menaces de guerre nucléaire, tactique ou non, brandies comme jamais elles ne l’ont été aux moments les plus chauds de la guerre froide lui ont porté un nouveau coup important ! Si la présente guerre venait à se terminer par un accord, simple armistice ou traité de paix, garantissant la sécurité à l’Ukraine, à la Russie et à l’Europe, ce serait un dénouement inespéré, car il semble que seul un miracle puisse amener ce résultat. La situation sera bien différente si cette guerre s’éternise dans une succession de cessez-le-feu et de relance sporadique du conflit armé. Celui-ci prendrait alors la forme d’une blessure constamment ouverte sur le flanc même de l’Europe, signifiant la fin de l’existence économico-politique de l’Ukraine, réduite à un terrain vague dans la barbarisation permanente des relations internationales.
L’actuelle guerre de haute intensité comporte une importante composante technico-politique. La nouvelle génération d’armes antichars occidentales, aux mains des Ukrainiens, a écrasé des milliers de chars russes. En démontrant que l’usage de la force est devenu plus qu’une virtualité sur d’autres lieux, on pense à Taiwan, le conflit ukrainien va considérablement augmenter les dépenses de défense au niveau mondial qui, pour la première fois, ont dépassé la barre des 2 000 milliards de $ en 2021.
Depuis le Vietnam et les massives manifestations antiguerres, beaucoup d’universités de la Ivy League, comme Stanford se refusait à répondre aux appels d’offres du Départment américain de la Défense (DoD). Cet état d’esprit est en train de changer. Le sentiment d’insécurité, qui rend les grandes guerres beaucoup plus possibles, a réveillé les cerveaux. Le second facteur qui fait bouger les choses relève de la technologie. L’Intelligence artificielle (IA), le cloud, la connectivité ont poussé le Pentagone à se tourner vers les entreprises de high tech de la Silicon Valley, attirées par un budget annuel d’achats de 140 milliards de $. Les guerres du futur seront basées sur le software. Alphabet, Amazon, Microsoft et Oracle l’ont bien compris. Il s’agira désormais de relier entre eux les flottes de drones et de chars, batteries de missiles… afin de constituer un système de commande et de contrôle intégré et multiforces. C’est sur les champs de bataille des steppes ukrainiennes que se définissent les contours des affrontements de demain.
Le nouvel duel Est-Ouest porte aussi sur l’énergie, la maîtrise de ses sources, la diversification des fournitures et les stratégies de remplacement des combustibles fossiles. En fournissant 45 % des importations de gaz de l’UE et 8 % de ses approvisionnements en produits pétroliers, la Russie disposait d’un levier de taille dont elle n’a pas manqué d’user en réduisant les flux de gaz, transitant par le Nord Stream I à 20 % de ses capacités.
Le conflit Russie-Occident revêt aussi une indéniable dimension théologico-politique, qu’il convient de mesurer à sa juste valeur. « On sait ce que représente en pays russe une guerre entreprise au nom de la foi » nous rappelle Gogol, dans Taras Boulba. Pour une nation, pétrie de marxisme-léninisme, bercé pendant tant d’années de l’illusion qu’il constituait l’avant-garde de l’humanité, qu’il inaugurait des temps meilleurs, conduisant les humains vers un paradis terrestre, la chute a été d’autant plus dure que les attentes ont été grandes. Aujourd’hui on semble réduire l’opposition Russie — Occident au choc entre le césaropapisme oriental de la Troisième Rome — mêlée à la mentalité impériale, eurasienne, antidémocratique et antimoderne d’un Alexandre Douguine, et l’individualisme sécularisé, résultat de la césure (occidentale) entre politique et religion.
Cette dichotomie relève pourtant plus du discours auto justificateur que des réalités profondes. Penser que la Russie se conçoit en tant qu’un empire bicontinental qui ne devrait rien à l’Europe occidentale ne correspond pas à la réalité. L’Europe de l’Atlantique à l’Oural n’a jamais constitué une unité politique, idéologique, religieuse, unie. De grandes variations spatiales l’ont toujours marquée et sa relative homogénéisation, sous l’égide du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne, est récente à l’échelle historique. La Russie n’est pas la seule à cultiver sa propre vision du monde — alors que l’Occident continue de la percevoir antilibérale, réactionnaire et arriérée, et donc de la délégitimer : elle a quelques alliés dans la place, — Hongrie, ou en attente — Serbie, pour ne citer que ces deux seuls exemples.
Pour les Européens, les conséquences de la confrontation Est-Ouest sont immédiates. Les sociétés européennes sont sur la brèche, moins menacées par une apocalypse nucléaire peu probable que par une récession économique qui s’est installée, de pénurie d’énergie et d’inflation qui vient s’ajouter à l’insécurité issue de la crise Covid et aujourd’hui de la guerre. Le risque n’est pas à écarter que cette nouvelle lutte, de friction et d’usure pour les deux parties, qui s’annonce longue et imprévisible — soit accompagnée par des difficultés réelles qui pourraient amener à se demander si cela vaut la peine de « souffrir pour Kiyv », comme on se demandait, en 1939, si cela valait la peine de « mourir pour Dantzig ».
Peut-être que les historiens de l’avenir, Américains, Chinois, Indiens, Africains, Arabes, sans s’en féliciter ouvertement, jugeront que Vladimir Poutine en portant la guerre en Europe aura contribué sinon à détruire celle-ci, du moins à l’affaiblir ou à rendre impossible à l’horizon humain son unification de l’Atlantique à l’Oural, de Saint-Pétersbourg à Istanbul, en sautant par Kyïv.
La globalisation économique et financière, mal en point en raison des conflits commerciaux, enclenchés par Donald Trump, amplifiés par la pandémie de la Covid-19, vit les dernières heures de son âge d’or. La déconnexion entre la Russie, la Chine et l’Occident, s’accélère. Le montant du total des exportations mondiales est passé de 6,1 trillions de $ à 16,1 trillions de 2001 à 2008, soit une multiplication par 2,6. De 2008 à 2017, ce montant est passé de 16,1 à 17,7 trillions — augmentation de 10 %, inférieure à celle du PIB planétaire dans la même période.
En outre l’accroissement ultérieur, qui l’a porté à plus de 19 trillions à la fin de 2018, a commencé à s’inverser avant que ne survienne la pandémie. Pour l’année 2019, le recul est d’environ -3 %. La croissance portée par l’extension du commerce international semble donc cassée, et il est peu probable qu’elle reprenne son rythme. On note, la baisse du pourcentage des exportations rapportées au Produit intérieur brut mondial. On était ainsi passé de 18,9 % à plus de 25 % de 2002 à 2008. On est retombé autour de 22 % en 2017 et à 21,4 % en 2019.
Le conflit en Ukraine, de l’Ukraine et pour l’Ukraine — une des dernières manifestations de guerre civile européenne, menée par des peuples frères, chrétiens orthodoxes en majorité, est-elle perçue comme telle par le reste du monde ? Dans le Sud, de Brasilia à Djakarta, de Delhi à Doha, de Caracas au Caire, de Prétoria à Alger ? Instant de vérité, jauge des volontés et des capacités, baromètre politique, sismographe émotionnel, le conflit ukrainien est à un moment de bascule.
L’Occident, sûr de sa supériorité morale, qui défend ses valeurs, a peiné à mobiliser, au-delà de ses rangs, en gros une quarantaine de pays, le cinquième de la communauté internationale. Le reste du la planète Terre est constitué, de pays qui ne veulent plus s’aligner sur lui ou le font sans ardeur, par complaisance ou intérêt. Selon un classement de l’EIU (Economist Intelligence Unit) pays par pays, « environ un tiers de la population vit dans des sociétés ayant des positions contre la Russie, un tiers dans des pays favorables à la Russie, et un tiers neutre ». Les sanctions contre la Russie ne sont qu’occidentales. La plus grande partie du monde est contre l’agression russe tout comme l’unilatéralisme occidental. Le président sud-africain, Cyril Ramaphosa, tient l’OTAN pour responsable : « La guerre aurait pu être évitée si l’OTAN avait tenu compte des avertissements de ses propres dirigeants…, mettant en garde contre une expansion vers l’est ». Le combat en Ukraine porte en elle les germes d’une accélération de la refonte des relations internationales. Elle est un de ces tournants majeurs tels qu’on n’en voyait jadis qu’un ou deux par siècle. Nous sommes à un moment d’émancipation vis-à-vis des États-Unis, de l’Occident, et de fragmentation du paysage politique planétaire. Toutes les forces, longtemps contenues, les ressentiments réprimés, les griefs tus se sont libérés.
La guerre est un point de bascule qui mènera à la création d’arrangements alternatifs, à la polarisation des relations internationales et à la scission de l’économie mondiale. Comme après 1945, le One World de Franklin Roosevelt est passé aux Two World d’Harry Truman, avec le plan Marshall, l’OTAN, la guerre froide et son « rideau de fer » ; de même nous sommes en train d’assister à une déconnexion de l’économie mondiale. Cette guerre met en lumière une lassitude universelle vis-à-vis de l’Occident taxé d’hypocrisie. N’a-t-il pas bombardé la Serbie en 1999, envahi l’Irak en 2003, sans mandat de l’ONU et outrepassé celle-ci en Libye en 2011. Cette lassitude, si on n’y prenait garde, alimentée par les adversaires des pays occidentaux, Russie, Chine, Iran, Venezuela, utilisée par de nouveaux acteurs désireux de s’inviter à la table des grands (Turquie, Brésil) pourrait aboutir à la fracturation politique, mais aussi économique avec des populations reliés au dispositif financier et technologique occidental, et les autres sur lesquels l’Occident n’aura aucun moyen de pression. Cela passerait par la fin de l’hégémonie du dollar…
La dédollarisation d’une partie de l’économie mondiale risque d’être un des facteurs majeurs de l’après-crise. Elle trouve son origine il y a longtemps, dans la prolifération des sanctions américaines. Plusieurs nations explorent des techniques pour s’affranchir du dollar et du système bancaire Swift. Cela peut emprunter la voie des cryptomonnaies. New Delhi a travaillé sur un mécanisme d’échange roupie-rouble pour acheter du pétrole, et l’Arabie saoudite discute avec Pékin d’un canal de paiement en yuan. Un mouvement de fond à très long terme s’est mis en marche. La Chine, initie des outils de découplage, la généralisation du digital renminbi+ pour le loger à l’abri des sanctions occidentales, bien que le yuan ne représente que 2 % du commerce mondial.
Le choc de la bataille aura des effets perturbateurs sur la résilience des systèmes civils et politiques des démocraties industrielles qui ont vécu dans la quiétude et la prospérité durant trois générations. Au défi Poutine, qui a déclenché la guerre ,et d’autres autocraties comment réagiront des sociétés moins sûres d’elles-mêmes et plus enclines à se considérer en déclin qu’en progrès. Ce défi doit être relevé.
Eugène Berg
Février 2023
Biographie Eugène Berg
Ministère des Affaires Étrangères
Direction des affaires politiques, puis au Service des Nations unies et Organisations Internationales.
Adjoint au Président de la Commission Interministérielle pour la Coopération franco-allemande.
Consul général à Leipzig (Allemagne).
Ambassadeur de France en Namibie et au Botswana.
Ambassadeur de France aux îles Fidji, à Kiribati, aux Iles Marshall, aux Etats Fédérés de Micronésie, à Nauru, à Tonga et à Tuvalu.
Essayiste et enseignant ,
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