"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE
mars 22, 2023
Ukraine : quelles sorties de guerre ?
Par Eugène Berg Ambassadeur e.r
La guerre en Ukraine en est venue à représenter tant pour le monde occidental que pour la Russie un défi militaire et civilisationnel, analogue à bien des grands combats du passé: Thermopyles, Azincourt, Trafalgar, Dunkerque, Pearl Harbour, Stalingrad, Midway, le 11 septembre… À la fin de la guerre de Crimée, en 1856, le tsar de fer était vaincu, ses sujets relevaient la tête. Un pamphlet appela les Russes désabusés à la révolte. « Réveille-toi ô Russie ! Dévorée par les ennemis du dehors, ruinée par l’esclavage, honteusement opprimée par la stupidité des tchninovnikis et des espions… Lève-toi, dresse-toi, calme, devant le trône du despote, demande-lui compte du désastre national ».[1]
Son issue , dépendra de la solidité de l’armée ukrainienne, de l’arrière du front, de la poursuite de l’aide militaire occidentale, au premier chef, américaine et, en dernier ressort, de Vladimir Poutine, dont l’ obstination à sauver coûte que coûte sa mise est restée inébranlable, comme l’a montré l’acharnement mis à reprendre Bakhmout et sa ville voisine de Soledar, au prix de pertes gigantesques. Le cap suivi par le président russe est « complètement flou »[2]. Il godille comme le montre le changement opéré dans la direction des opérations militaires, mais ce qui paraît acquis c’est qu’il ne veut en aucun pris lâcher prise quitte à sacrifier encore une ou deux centaines de milliers de combattants. Il y a du Netchaïev en lui, ce provocateur qui tourna le dos à la prédication terroriste inorganisée et généreuse de Bakounine. Dans le Catéchisme du révolutionnaire, il affirme la nécessité de tuer « quiconque se dresse sur le chemin des organisations révolutionnaires et dont la mort subite et violente effraiera les gouvernants qui, privés de leurs représentants les plus brillants et énergiques, en seront affaiblis » .[3]
Le drame est que ces anciens frères ou cousins siamois collés par le dos, Russie et Ukraine, sont tout aussi convaincus l’un comme l’autre d’être du bon côté de la légende – une égalité peu comparable. C’est ce que méditent Poutine et Zelensky. Consentiront-ils à s’asseoir un jour à la même table pour signer un pacte, une trêve, un armistice ? Cela supposerait réunies un certain nombre de conditions : qu’au moins un des belligérants change d’objectif ; que leur politique interne soit favorable à la fin de la guerre ; et qu’il existe un « degré minimum de confiance » mutuelle sur le respect d’un accord de paix. Pour l’instant on est bien loin du compte. Volodymyr Zelensky, lors de son interview accordée à Darius Rochenin pour LCI, le 16 décembre 2002 n’a – t-il pas disqualifié Vladimir Poutine comme interlocuteur valable, au moins à ce stade et pour une période indéterminée ? Les Ukrainiens ne souhaitent pas de compromis territorial a affirmé celui que Time a déclaré l’homme de l’année, certainement le responsable politique le plus populaire du monde. Car, effectivement, 95 % des Ukrainiens veulent la libération de tout le territoire. Si l’on gelait le conflit avec même un bout de terrain laissé aux mains des Russes, cet état de fait les encouragerait à poursuivre, lorsqu’ils jugeraient le moment redevenu favorable. D’où notre détermination à récupérer nos frontières de 1991 a – t-il à nouveau martelé, une conviction compréhensible de la part de cet État héroïque, où la fusion armée-nation ne connaît nulle part une telle intensité à l’exception d’Israël, les jours de grande menace. Kiev exigera, en tout état de cause, de sérieux gages de protection, du type de celles imaginées par l’ancien secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen, en concertation avec le puissant chef de l’administration présidentielle ukrainienne, Andryi Yermak. Ce « Kiev Security Compact », concocté en septembre dernier, prévoit une série de garanties à l’Ukraine, principalement l’engagement de ses alliés à lui fournir une aide militaire pluriannuelle. Convaincre les victimes de l’invasion que des négociations de paix ont un sens ne se fera pas sans l’Occident – et sans les États unis en particulier[4], écrivaient l’ancien directeur de la planification politique au département des affaires politiques de l’ONU et un professeur de politique mondiale à l’Université d’Helsinki. Se faisant les avocats d’un nouveau traité avec la Russie, qui n’engendrerait aucune hostilité institutionnelle, et plaidant pour un accord international sur les frontières russo-ukrainiennes contestées, ces deux auteurs se prononcent en faveur d’une démilitarisation des territoires contestés dans l’est de l’Ukraine, ainsi que leur placement temporaire sous l’autorité des Nations Unies. Ce qui suppose réunie, une série de conditions difficilement concevables à une distance plus ou moins longue, sachant que le moment d’engager de véritables pourparlers n’était pas venu. De toute façon nous savons qu’il sera fort difficile d’établir une paix juste et durable, d’où l’impasse dans laquelle on se trouve présentement.
Début novembre, Volodymyr Zelensky a donc maintenu sa position de fermeté à l’endroit de la Russie, et depuis il n’a guère varié. À ses yeux, un redémarrage des pourparlers avec le Kremlin ne pourrait se faire qu’aux conditions suivantes : « la restauration de l’intégrité territoriale (de l’Ukraine), le respect de la Charte des Nations unies, l’indemnisation de tous les dommages causés par la guerre, la punition des criminels de guerre et la garantie que cela ne se reproduira plus ». Pour Moscou, admettre de négocier le retrait des troupes russes serait contraire à la mythologie du poutinisme [5] qui repose sur l’image d’une ultrapuissance. Ne proclame-t-on pas sans cesse en Russie qu’elle est le plus grand pays du monde et puissance nucléaire de surcroît. Pourtant, de maigres signes d’ouverture sont apparus, mais il ne s’est agi, à ce stade, que de simples ballons d’essai. Le conseiller pour la Sécurité nationale américain Jack Sullivan avait entamé en octobre des échanges de vues avec son homologue russe, Nikolaï Patrouchev, et s’était rendu, pour y sensibiliser Volodymyr Zelensky. Le chef d’état-major américain, le général Mark Milley, affirmait, le 8 novembre, qu’il existe « une fenêtre d’opportunité pour la tractation » entre Moscou et Kiev. « Il doit y avoir une reconnaissance mutuelle que la victoire n’est probablement pas, au sens propre du terme, réalisable par des moyens militaires, et qu’il faut donc se tourner vers d’autres méthodes », a admis la plus haute autorité militaire américaine.
Dans l’attente, après la libération de Kherson, et en contrepartie , maigre consolation la prise , plus ou moins complète de Soledar, le 13 janvier 2023 par les miliciens sans foi ni loi de la milice Wagner, les deux belligérants estimaient toujours que le calendrier jouait en leur faveur. Mais pour combien de temps ? À quel coût ? Avec quelles souffrances ? L’Ukraine était persuadée, en fin de l’année 2022, qu’il lui était devenu possible de revenir d’abord aux frontières du 23 février, puis à celles de 1991. Certes elle bénéficiait de 200 000 à 300 000 combattants endurcis et motivés contre 150 000 à 200 000 du côté russe. Elle a commencé à se protéger contre les attaques de missiles russes, faisant passer, aux dires de son ministre de la Défense, son efficacité de 55 % à 85 % avec l’addition des systèmes IRIS – T, Nasama et Hawk.[6] Elle a lancé, ayant obtenu à la mi-décembre, le feu vert américain, des opérations de diversion et d’intimidation sur le sol russe. Le 5 décembre, elle a touché, en recourant aux Tupolev 141 hérités de l’URSS et transformés en drones kamikazes, trois bases. Les aérodromes d’Engels de Diaguilevo et de Koursk se trouvent à 500 km et 600 km de ses frontières et abritent l’aviation lourde à long rayon d’action qui frappe le territoire ukrainien. Le raid, effectué le 18 décembre sur Belgorod, a provoqué quelques victimes, autant de piqûres dans la peau de l’ours russe. Mais tout ceci peut -il renverser la balance stratégique ?
Dans les premiers jours de janvier, l’amiral Hervé Blejean, chef d’état-major de l’Union européenne, estimait que 250 000 soldats russes ( 60 000 morts, dont une vingtaine de généraux, trois fois plus de blessés, 10 000 disparus) auraient été mis hors de combat. Il a ajouté que le chiffre des pertes ukrainiennes n’était pas très éloigné, sans les divulguer – un des secrets les plus jalousement gardés de cette guerre. Quant au matériel, l’armée russe aurait dilapidé 60 % de ses chars, utilisé 70 % de ses missiles terrestres, et 20 % de son artillerie, et perdu 4O % de ses véhicules de transport. Selon le renseignement ukrainien, la Russie arrivait au bout de son stock de missiles, ne disposant que de 120 Iskander, soit un mois d’emploi, une des raisons pour lesquelles elle avait abandonné Kherson. Une prolongation du conflit, durant, une, deux à trois années, entraînerait des dizaines de milliers de victimes, des centaines de milliards de dépenses supplémentaires, dont on pouvait se demander s’ils seraient supportables par les contribuables occidentaux et leurs opinions publiques.
On peut donc s’attendre à l’aube du printemps 2023, à plusieurs scénarii allant de la victoire finale de la Russie, se traduisant par la coupure de l’Ukraine en deux de part et d’autre du Dniepr, à la victoire décisive de l’Ukraine, recouvrant ses frontières d’avant 2014, en passant par toute une série de « succès à la Pyrrhus » pour chacun des belligérants. La plupart des observateurs, comme les belligérants s’installent dans la durée.
Le premier scénario est celui de l’escalade horizontale -l’extension des hostilités à d’autres États, soit le Belarus, soit les voisins environnants l’Ukraine, pays baltes et Pologne. Dès le déclenchement de l’invasion, Vladimir Poutine n’ a cessé de chercher à impliquer le Bélarus, plus qu’il ne l’avait fait en consentant à ce que son territoire serve de base de départ de l’assaut des troupes russes sur Tchernobyl et Kiev. Il a poursuivi dans cette voie visant à internationaliser le conflit. À la fois pour montrer qu’il n’est pas seul dans son combat, et pour étirer les forces ukrainiennes le long de leur frontière nord, et à terme rendre fort improbable une réconciliation entre l’Ukraine et le Bélarus, ce qu’il avait redouté en 2020-2021. 9 000 soldats russes ont été accueillis, début novembre, au Bélarus, où ils ont rejoint un « groupement militaire » conjoint entre les deux pays. Ils devaient y être stationnés pour des exercices. Des manœuvres qui font craindre l’ouverture d’un nouveau front au nord de l’Ukraine et la participation directe d’un État tiers au conflit. Alexandre Loukachenko a d’ailleurs accusé la Pologne, la Lituanie et l’Ukraine de préparer des attaques « terroristes » et un « soulèvement » au Bélarus, et annoncé le déploiement de ce groupement militaire régional. Volodymyr Zelensky a incriminé Moscou de vouloir « entraîner le Bélarus dans la guerre » et demandé au G7 une mission d’observation internationale à la frontière entre l’Ukraine et le Bélarus. Il n’est pas exclu, par ailleurs, que Minsk cherche, une nouvelle fois, à déstabiliser la frontière avec la Pologne. De toute façon, ces évolutions éventuelles sont scrutées de près par les responsables de l’OTAN qui continuent de surveiller cette région, alors que celle-ci n’est pas (encore) devenue une ligne de front. Sans vouloir s’engager militairement dans le conflit, ce qui pourrait lui coûter son fauteuil, le président biélorusse, se faisant la voix de son maître, a accusé, le 23 novembre, le gouvernement ukrainien de rejeter les pourparlers de paix avec la Russie et a averti que, sans négociation, l’Ukraine risque une « destruction complète ».
S’agissant des pays de l’OTAN, cette supposition paraît peu envisageable : l’affaire du missile tombé en Pologne, le 15 novembre, a vite été enterrée. L’armée russe, si redoutée il y a quelques mois, n’est guère en mesure de lancer une opération de diversion dans cette direction où sont stationnés des contingents de l’OTAN.
Reste l’escalade verticale. Réconfortée, un moment, par la capture de Kherson, l’Ukraine se voyait en face de trois options : La première était de tâcher d’ouvrir une tête de pont sur la rive gauche du Dniepr. Cette tentative semble difficilement envisageable, car les liaisons traversant le fleuve, large en certains endroits de 2 km, ont été détruites pour encercler la garnison russe basée à Kherson. Des raids de reconnaissance ont été effectués par les forces spéciales ukrainiennes au-delà du fleuve et les forces ukrainiennes s’efforcent de s’établir sur la mince bande de sable longue de 40 km, large de 9 km et flèche extrême de la péninsule de Kinbourne (Kinburnskaya) dont elles occupaient la moitié dans les premiers jours de janvier. Une zone propice à des débarquements de commandos, mais pas à des bataillons serrés. Elles ont porté d’autre part leur offensive en direction de Melitopol et de Marioupol. Il leur restait encore 84 km à parcourir dans cette direction, ce qui permettrait aux HIMARS d’atteindre les dépôts d’armes et les lignes d’approvisionnements russes basées dans la péninsule de Crimée. De leur côté, les troupes russes ont construit trois lignes de défense,- trois axes de tranchées, sur un front s’étirant jusqu’à 40 ou 50 km de profondeur à l’est de Kherson entre Chaplynka et Novotroitsk. La Crimée pourra – t-elle vraiment être reprise d’ici mars 2023, comme le désire Kiev, un objectif difficilement réalisable semble-t-il et que les soutiens de l’Ukraine n’approuvent pas sans réserve .
La seconde était de poursuivre le grignotage ou la défense dans le Donetsk, à Stanislav ou Bakhmout. Ici , la percée de l’armée ukrainienne restait lente. Le groupe Wagner y jouait sa crédibilité et ce d’autant plus que l’organisation d’Evguéni Prigojine, jadis « non légale » avait désormais pignon sur rue, ayant ouvert un bureau de recrutement à Saint-Pétersbourg. Dans le cas de Wagner, les lourds dommages infligés à ses condottieri ne sont pas comptabilisés comme pertes russes. Le troisième axe de l’offensive ukrainienne se dirigeait en direction de Zaporijia ou de Melitopol, où les 30 000 soldats russes évacués de Kherson avaient établi leurs quartiers. Les forces russes construisaient une solide ligne de défense le long de l’axe menant du sud de Kherson à Marioupol, soit quelque 420 kilomètres. Une ligne qui passe par le barrage et le lac de NovaKachkova qui fournit de l’eau à la Crimée. Si ce front parvenait à être percé, coupant littéralement en deux la portion de la côte de la mer Noire occupée par les Russes, on assisterait, probablement avant l’arrivée de neuves recrues russes, à un nouveau virage de la guerre : mais serait-il décisif ? Au final, si l’Ukraine parvenait à effectuer des percées décisives, la reprise en main et en bon ordre de tous les territoires occupés par la Russie impliquera le jugement et la condamnation de milliers de collaborateurs prorusses, une opération complexe, qui sera scrutée, de tous côtés, avec attention.. Il resterait alors, ces objectifs une fois atteints, de résoudre le délicat problème de la Crimée qui concentre à lui seul l’affrontement séculaire russo-ukrainien. Territoire symbolique, que l’Ukraine veut récupérer à tout prix, mais que la Russie considère comme sa terre sacrée qui représente pour elle ce qu’est à la fois Reims, l’Alsace-Lorraine, la Riviera et le port de Toulon pour la France. L’Ukraine s’appuie sur le communiqué du G7 adopté le 14 mai, lorsque le vent de la guerre n’avait pas encore tourné. En s’engageant à ne « jamais » reconnaître « les frontières que la Russie a essayé de modifier au moyen d’une agression militaire » et en réitérant leur « engagement visant à soutenir la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine, notamment en Crimée », les membres du G7 ont tracé une ligne sans ambiguïté. Rien qui concerne le pays agressé ne sera jamais envisagé sans lui. Mais au cas où les chars ukrainiens débouleraient sur le sol criméen et s’approcheraient de Sébastopol, l’hypothèse de l’usage de l’arme nucléaire, qui figure dans la doctrine militaire russe, viendrait à se poser. Au risque de transformer le brouillard de la guerre en nuage atomique ! Lors du premier contact à ce niveau depuis le 24 février, le chef de la CIA, William Burns a transmis les fortes préoccupations de Washington à Sergueï Narychkine, à Ankara le 14 novembre 2022. Cette « dissuasion offensive » nucléaire russe à laquelle il ne conviendrait pas de céder pourrait revêtir trois échelons dans l’escalade. Une première frappe de « démonstration » pourrait être projetée dans un territoire inhabité ou des eaux neutres, afin de montrer à l’Ukraine la volonté de la Russie d’utiliser l’arme nucléaire. En cas d’absence de réaction, une seconde pourrait viser des zones peu peuplées, où sont regroupées des troupes en nombre suffisant pour produire de l’effet. D’autres cibles stratégiques ou nœuds de communications pourraient armées locales ont fortement accru leur degré de vigilance. N’oublions pas encore l’article 5 qui, s’il n’était pas actionné dans ce cas, rendrait l’OTAN obsolète, question qui nous ferait revenir aux négociations de janvier 2022. Il reste l’hypothèse d’une troisième frappe touchant des concentrations urbaines, ce qui signifierait alors que la guerre nucléaire est enclenchée. Les répercussions que cela entraînerait sont considérables, en termes d’image de l’État russe dans le monde, au sein de sa population, de maintien même de Vladimir Poutine au pouvoir, afin d’atténuer l’opprobre général qui ne manquerait pas d’entacher durablement la position de la Russie sur l’arène internationale. Dans tous ces cas, la réponse occidentale serait massive a averti David Petraeus, ancien chef de la CIA. La riposte occidentale serait « si puissante que l’armée russe serait anéantie », a prévenu, de son côté, le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell. ( suite)
Dans ces conditions, tous les responsables militaires ukrainiens, le chef d’état-major, le général Valery Zaloujny ( 49 ans) ou le général Oleksander Syrsky, le chef de l’armée de terre, les observateurs étrangers, comme l’Institute for the Study of the War ( ISW), supputaient une offensive majeure russe avant mars de cette année . Dans l’attente de celle – ci, le chef de l’armée de terre le général Syrsky, qui dispose certes d’un réservoir de 700 000 hommes en uniforme, parmi lesquels seuls 200 000 sont entraînés à la guerre de haute intensité, a adressé une impressionnante liste d’armements aux alliés : 300 tanks, 600 – 700 véhicules de combats blindés, 500 Howitzers, ce qui est supérieur à la dotation actuelle de la plupart des pays européens. Une course de vitesse s’est instaurée entre l’arrivée de cet arsenal, posant de redoutables problèmes de logistique et de sécurité, et la venue sur le théâtre ukrainien des bataillons des nouveaux mobilisés russes, dont la formation et la mobilité laissaient à désirer.
S’agissant du sort de Vladimir Poutine, et de son régime, les deux étant étroitement liés, les conjectures ont afflué. Williams Burns, ancien ambassadeur à Moscou, directeur de la CIA, l’américain qui connaît le mieux la Russie, n’a-t-il pas dit qu’il était trop bien portant ? On s’est plu pourtant, de divers côtés, à spéculer sur son état de santé, sur l’éventualité – faible à ce stade, mais pas à écarter de manière radicale – d’une rébellion de palais, voire d’un soulèvement populaire, encore moins probable. En dépit des revers qu’il a essuyés sur le front, où il ne s’est jamais rendu, contrairement à l’omniprésent Zelensky, la population russe ne semble pas vouloir sanctionner le maître du Kremlin. Sa cote de confiance à l’automne, selon le centre Levada, l’unique institut de sondage indépendant en Russie, restait élevée à 79 %. Cependant seuls 36 % se prononçaient pour la poursuite de la guerre, alors que 58 % désiraient la paix – un chiffre qui ne pourra que croître avec le temps, comme en témoignent les manifestations de plus en plus bruyantes des mères ou des épouses des conscrits, envoyés à la mort. Si défaite de la Russie il doit y avoir, celle-ci devait être majeure et sans appel. Le veut-on réellement. S’y attend-on ? Moscou joue pleinement sur cette peur du chaos.
Moscou table toujours sur l’effondrement monétaire, voire une implosion politique de l’Ukraine, ainsi qu’une érosion du soutien financier occidental.. Mais, en quelques mois, l’UE a réussi à réduire sa dépendance vis-à-vis du gaz russe de 44 % à 8 %, et chaque semaine de nouvelles cargaisons de GNL lui arrivent, la première à la mi-novembre, du Mozambique. De son côté, Volodymir Zelensky affirmait en avril que son pays avait impérieusement besoin de 7 milliards de dollars (6,75 milliards d’euros) par mois pour fonctionner. Son conseiller économique, Oleg Oustenko, indiquait en juillet que c’était désormais 9 milliards qui étaient indispensables (8,9 milliards d’euros). Autant d’exigences qui ne cesseront de gonfler à l’avenir. Les amis de l’Ukraine se sont concertés à ce sujet, comme à Berlin le 25 octobre 2022, lorsque les premiers projets d’un plan de reconstruction de l’Ukraine ont été ébauchés. Au-delà d’une phase de consolidation budgétaire d’une durée de 18 à 36 mois, d’un montant de 38 milliards de $, c’est d’une somme de 105 milliards dont l’Ukraine aurait besoin, deux années après l’achèvement du conflit.
Une hypothèse plus envisageable se profile, celle du départ de Poutine en 2024, lors de la prochaine échéance présidentielle, soit dans environ un an et demi. On dit qu’en politique chaque jour importe, mais il s’agit là d’un délai qui n’est pas excessif : les divers centres d’influence à Moscou ne se décideront pas en une semaine, et leur intérêt est que la transition, si elle devait intervenir, se passe aussi bien que possible. « En haut, les ténèbres du pouvoir, en bas, le pouvoir des ténèbres », notait déjà Astolphe de Custine. Il n’est pas dans l’ordre de l’improbable que le leader de la nation, au terme de près d’un quart de siècle au pouvoir, – il approchera alors des 72 ans, se rende compte que l’heure est enfin venue de choisir son successeur, comme l’avait fait Boris Eltsine, en août 1999 – à son bénéfice. Les candidats, déclarés, potentiels, imaginables et éventuels ne manquent pas et certains s’y préparent. Mais il lui faudra en outre persister et démontrer que son « opération militaire spéciale » a apporté quelques résultats et n’a pas été vaine. Ce qui n’est pas davantage assuré.
La zone des dangers est devant nous, et il conviendra de l’affronter avec lucidité. D’où la nécessité du dialogue, au sein du G7, du G20, et de maintenir tous les canaux de la concertation ouverts.
Malgré les efforts déployés par la Commission européenne, aucun consensus n’a été dégagé sur la création, réclamée par Kiev, d’un Tribunal spécial chargé de condamner les crimes d’agression commis par la Russie. Dès lors, il ne restait qu’à s’appuyer sur la Cour pénale internationale ( CPI) dont la procédure est longue. Or, en matière d’agression, il est exclu de poursuivre des accusés ayant la nationalité d’un État ou ayant perpétré l’agression sur le territoire d’un État qui n’aurait pas accédé au Statut de Rome, ce qui est le cas de la Russie, et plus étrangement de l’Ukraine. De plus, l’insistance sur l’imputabilité individuelle peut parfois détourner l’attention de responsabilités plus collectives et structurelles.
De son côté, toujours aussi imperturbable, sans étaler la moindre émotion, en contraste avec la larme que le pape François n’a pu empêcher de laisser couler, le 8 décembre, un Vladimir Poutine flanqué de Sergueï Choïgou et de Valeri Guerassimov annonçait, devant un parterre de 15 000 officiers et sous-officiers, que les effectifs de l’armée russe devraient rapidement être portés de 1 ,1 à 1 ,5 million d’hommes, depuis cet effectif aurait été porté à 2 millions, et que son arsenal nucléaire sera renforcé. Il a également suggéré de faire évoluer l’âge du service militaire obligatoire de 21 à 30 ans contre 18 à 27 ans aujourd’hui . Un tel gonflement de l’armée pourra – t-il intervenir dans de brefs délais, sans ébranler la société et mettre même en danger la stabilité intérieure. ? Tout ceci annonce – t-il une nouvelle mobilisation ? Alors qu’à la fin de l’année 2022 seuls 50 000 des près de 320 000 appelés étaient déployés dans des unités de combat en Ukraine, 80 000 autres se trouvaient « dans la zone de l’opération militaire spéciale », le reste dans des camps de formation en Russie. La fermeture des frontières ? Autant d’hypothèses envisageables qui plongeraient la Russie encore davantage dans l’inconnu. Bien des signes qui pointaient dans cette direction se sont accumulés. Vladimir Poutine a réuni, le 17 décembre, ses chefs militaires avant de se rendre à Minsk, le 19, afin d’obtenir un engagement plus prononcé d’Alexandre Loukachenko dans le conflit. Le sauveur de la Russie, l’analogue de Dimitri Donskoï qui a rescapé Moscou de la Horde d’Or, selon la proclamation du métropolite, confessera- t -il qu’il a commis une « hamartia », non un péché selon la traduction fréquente de ce mot grec, mais un échec et une erreur.[7] Le colonel Nasser avait admis la sienne au lendemain de la cuisante défaite infligée à l’Égypte, à l’issue de la guerre des Six Jours, en juin 1967, en offrant sa démission au peuple qu’il avait trompé. Mais l’homme de fer à la Staline ne pourra jamais reconnaître la sienne.
Il ne restait, en ce début de l’année 2023, aux alliés de l’Ukraine qu’à resserrer leurs positions et continuer leur aide. Si l’on connaissait la part prépondérante qu’y avaient pris les États – Unis, la révélation de l’Institut de Kiel, selon lequel la France, jusque-là discrète dans la comptabilisation de son soutien, se serait hissée au troisième rang est un signe important pour un pays qui n’avait pas renoncé à jouer un rôle de médiateur. Elle est le premier pays à avoir promis la livraison de chars, des AMX – 10, datant des années 1980, dotés d’un canon de 105 mm. C’est à Paris, d’ailleurs, que s’est tenue les 13 et 14 décembre la Conférence internationale sur la résilience de l’Ukraine, en présence de la première dame Olena Zelenska et du Premier ministre Denys Chmyhal. Un forum ayant rassemblé 48 États, et 22 organisations internationales qui a dégagé la somme d’un milliard d’euros[6] d’aide d’urgence, devant se traduire par la fourniture de générateurs permettant au pays martyr de ne pas succomber pendant la guerre. Mais l’essentiel devrait arriver avant la mi-mars, ce qui est tard pour l’Ukraine. Un autre volet de la Conférence a été consacré, en présence de 500 entreprises françaises, à la reconstruction de l’Ukraine – à une échéance encore lointaine et aux contours incertains[ bien que l’on se soit entendu sur le principe d’une réédification à normes actuelles, selon la logique du « Build Back Better ( reconstruire en mieux). De leur côté, les États-Unis et leurs alliés qui s’étaient refusés, jusque-là, à livrer à l’Ukraine des avions de combat et des missiles à longue portée, type ATAMCS, afin d’éviter l’escalade ont, début janvier 2023, franchi un nouveau cap. La France fut le premier pays à avoir promis la livraison de chars, des AMX-10, datant des années 1980, dotés d’un canon de 105 mm, suivi par les États unis qui livreront des véhicules blindés de transport de troupes Bradley et de l’ Allemagne qui en fournira également sous la forme de Marder, munis d’un canon de 20 à 25 mm et de missiles antichars TOW et Milan, franchissant un pas de plus dans l’escalade militaire. Ce premier pas déjà significatif fut poursuivi et amplifié par la Pologne, la Grande-Bretagne, laquelle a promis de livrer des chars lourds Challenger en s’engageant à former des officiers ukrainiens sur son sol.
Quel que soit l’issue du conflit, plus celui-ci se prolonge et se durcit, plus il apparaît que les États-Unis – dont l’économie aborde l’année 2023 de manière plus confiante qu’en Chine ou en Europe ,en sortiront vainqueurs au point d’être soupçonnés, sous le mode interrogatif, d’être des profiteurs de guerre.[8] En matière d’armements, avec Lockheed Martin, Raytheon Technologies, Boeing, Northrop Grumman et General Dynamics, ils alignent les cinq premiers groupes mondiaux, le pays pèse 54 % des ventes et 39 % des exportations mondiales. Certes, les pays européens vont accroître leurs efforts de défense de 70 milliards d’ici 2025 et plus à l’horizon 2030, sommes qui doivent être comparées au budget de la défense américain pour 2023, 813 ,36 milliards de $ : Leur aide totale à l’Ukraine – 100 milliards de $ jusqu’au terme de l’année 2023, atteint la moitié du PIB ukrainien d’avant-guerre. Jamais, depuis la fin de la guerre froide, les Américains n’ont été aussi influents en Europe, un constat largement partagé.[9] L’Ukraine attend que les missiles anti -missiles Patriot, d’une portée de 240 km lui soit livrés au cours du premier trimestre de l’année 2023 ; chaque batterie emploie environ 90 soldats, qui seront formés sur une base de l’armée américaine à Grafenwoehr en Allemagne. Renverseront-ils la donne ?.Car un système sol-air ne peut garantir, à lui seul, une bulle d’interdiction aérienne, sur un territoire de la taille de l’Ukraine. Pour obtenir une défense multicouche efficace, il faudrait disposer de plusieurs matériels complémentaires, dans le haut et le bas du spectre. Aussi un black-out total n’est pas à exclure ? C’est ce qu’a assuré, de vive voix, Joe Biden à Volodymyr Zelensky, venu à Washington le 21 décembre remercier le peuple américain pour son soutien. Lors de cette première visite, que l’on peut sans hésitation qualifier d’historique, du président ukrainien en dehors de son pays depuis le début de l’invasion, Volodymyr Zelensky a déclaré, reprenant presque mot pour mot, les paroles du général Marshall en défendant son plan d’aide à l’Europe : »Votre argent n’est pas de la charité, c’est un investissement dans la sécurité internationale et la démocratie ». À cette occasion Joe Biden a annoncé une nouvelle enveloppe d’aide de 1 ,85 milliard de $ ; et le Congrès devait voter une loi de finances pour 2023, comprenant 45 milliards de $ d’assistance supplémentaire à l’Ukraine.
Quant à l’Europe, celle-ci a certes accompli, jusqu’à présent, un parcours exemplaire, non dépourvu cependant de fissures et d’interrogations. Les Européens, au-delà de leur façade unanime, étaient en fait divisés entre les pays d’Europe orientale, souhaitant une fermeté indéfectible à l’égard de Moscou, et des États de la « vieille Europe » – dont la France –, plus enclins à ne pas « acculer » la Russie dans ses derniers retranchements. Le centre de gravité de l’Europe s’est déplacé vers la Pologne et les pays baltes, ce dont l’Allemagne a tenu compte au risque d’ébranler le tandem franco-allemand, jusque-là pilier de la construction européenne Viktor Orban, qui dénonce chaque jour l’erreur des Européens dans leur détermination à « punir « la Russie, fait obstruction à toute politique de resserrement des sanctions afin de marchander l’aide communautaire. L’Italie de Giorgia Meloni a fait savoir que, dès que démarreraient les négociations menant à la paix, elle arrêterait son aide militaire à l’Ukraine. La Croatie, membre de l’OTAN, s’est refusée à accueillir chez elle un contingent de militaires ukrainiens pour assurer leur formation. La zone euro plongera en récession en 2023, du fait du prélèvement de 4 % du PIB provoqué par la hausse des prix du pétrole et du gaz.
Cette année 2023 s’avérera décisive pour les deux belligérants, qui auront certainement le plus grand mal à poursuivre les hostilités au rythme actuel. La Russie a déployé de gros efforts en matière de reconstitution de son arsenal militaire, en achetant par exemple milliards de $ de composants électroniques depuis que les sanctions lui ont été imposées. La cotation de son gaz connaîtra un abattement. Ses importations se renchériront. Son appareil économique, encore résilient, souffrira, faute de pièces détachées. Poutine est en train de transformer la Russie en une Sparte des temps modernes, en menaçant de mobiliser une armée de 2 millions d’hommes. Dans l’attente, il a transformé son État en pays muni de frontières imprécises, doté de milices militaires privées qui poursuivent leurs propres intérêts, d’une population en fuite au moral en berne, guetté par le spectre de troubles sociaux ou même d’une guerre civile rampante.
Le nouveau tsar le sait et réfléchit chaque jour à la trace qu’il pourrait laisser dans l’histoire. Il ne sait pas quel sort elle lui réservera. « Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger », écrit Pascal à propos de l’Histoire de la Chine du père Martini. Veut-il être l’égal d’Ivan le Terrible, de Staline, car il ne désire en aucun cas être comparé à Gorbatchev ou à Nicolas I er. Mais n’est pas Alexandre qui veut, entre les trois, il devra choisir. En a-t-il encore le temps ? En tout cas voilà qu’en pleine guerre, il a inauguré en grande pompe une gigantesque statue de Fidel Castro au centre de Moscou, en rendant hommage au commandante, qui a tenu tête aux yankees et qui s’était écrié, à la fin de sa plaidoirie lors de son procès au sujet de l’assaut de la caserne de Moncada en 1953 : « Condamnez-moi, cela n’a aucune importance. L’histoire m’absoudra. » Zelensky, lui, sait qu’il y est entré brillamment dans la légende, et il ne doit pas en sortir.
On dit que les optimistes et les pessimistes ont un grand défaut en commun :ils craignent la vérité. S’agissant de l’Ukraine, pays de l’année choisi par l’hebdomadaire The Economist, la vérité est que ce pays a ébahi le monde, par son héroïsme, son ingéniosité, sa résilience, et s’est montré une source d’inspiration pour la planète entière. Quant à son président, il a témoigné, maintes fois, qu’il avait du cœur, disposait d’un beau cerveau, jouissait d’un vrai charisme, faisait preuve d’un réel courage, tout en bénéficiant d’une chance à nulle autre pareille. Shimon Pérès, vieux routier de l’interminable conflit israélo-arabe, avait coutume de dire que l’on apercevait de la lumière, mais que la sortie du tunnel n’était pas en vue. Dans le cas du drame ukrainien , on ne perçoit, pour longtemps encore, ni la sortie du tunnel ni encore moins de lueurs, mais de la ténacité et de l’espoir.
Biographie Eugène Berg
Ministère des Affaires Étrangères
Direction des affaires politiques, puis au Service des Nations unies et Organisations Internationales.
Adjoint au Président de la Commission Interministérielle pour la Coopération franco-allemande.
Consul général à Leipzig (Allemagne).
Ambassadeur de France en Namibie et au Botswana.
Ambassadeur de France aux îles Fidji, à Kiribati, aux Iles Marshall, aux Etats Fédérés de Micronésie, à Nauru, à Tonga et à Tuvalu.
Essayiste et enseignant ,
Auteur de UKRAINE, février 2023, Éditions Hémisphères , Maison Larose, 2023, 465 pages, dont cet article est en partie tiré.
[1] Édouard Petit, Histoire universelle illustrée des pays et des peuples, Éditions Quillet, 1922, p. 181.
[2] Isabelle Mandraud, Julien Thérond, Poutine. La Stratégie du désordre jusqu’à la guerre, Tallandier, 2022, 352 pages.
[3] Sergueï Netchaïev, Catéchisme du révolutionnaire – Le règlement de l’organisation clandestine révolutionnaire «Vindicte populaire», Ronce Éditions, 2019, 48 pages. Hélène Carrère d’Encausse, Le malheur russe, Essai sur le meurtre politique, Fayard, 1988, p. 256 325 324
[4] Propositions pour une sortie de crise, Tapio Kanninen et Heiki Patomäki, Le Monde diplomatique , janvier 2023.
[5] Françoise Thom, Comprendre le poutinisme, Desclée de Brouwer, 2018
[6] Le dilemme de Washington : jusqu’où armer l’Ukraine ? Hélène Richard, Le Monde diplomatique, janvier 2023
[7] [7] Le Monde, 27 décembre 2022, Frédéric Boyer , Pourquoi et pour qui traduire les Évangiles ?
[8] Jean – Michel Bezat, Le Monde , 6 décembre 2022.
[9] Renaud Girard Poutine a consolidé le lien transatlantique , Le Figaro, 6 décembre 2022.
Entrez votre adresse mail pour suivre ce blog et être notifié par email des nouvelles publications.
« SE PROMENER D’UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE » VOLTAIRE
Entrez votre adresse mail pour suivre ce blog et être notifié par email des nouvelles publications.
© Copyright 2023 Blogazoi - Tous droits réservés.