"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE

juin 9, 2023

JOURNALISTE DU FIGARO
Un vent de socialisme, venu d’Amérique Par Renaud Girard

Un vent de socialisme, venu d’Amérique
Par Renaud Girard

A Brooklyn, banlieue de New York où il est né il y a 77 ans, Bernie Sanders a lancé sa campagne présidentielle le samedi 2 mars 2019. Bien qu’élu au Congrès depuis quarante ans comme « indépendant », le sénateur du Vermont est entré dans la course à l’investiture du Parti démocrate, car il sait que le système américain de scrutin indirect à un seul tour ne donne aucune chance de victoire à un candidat indépendant. Sanders, qui avait failli battre Hillary Clinton à la primaire de 2016, ne met pas son idéologie dans la poche : il est socialiste, et il n’a pas peur de le proclamer.

Socialiste, qu’est-ce à dire ? Bernie Sanders n’est pas un marxiste-léniniste prônant la nationalisation des moyens de production et d’échange. Très loin de toute idée de dictature du prolétariat, il ne s’attaque pas à la liberté d’entreprendre en tant que telle. Mais il prône une révolution politique capable de créer une « économie qui marche pour tous, et pas seulement pour les très riches ».
Il veut la gratuité des études universitaires, un système d’assurance maladie universelle, le doublement du salaire minimum horaire de 7,5 à 15 dollars, une « garantie fédérale d’emploi » propre à donner un travail à tous les citoyens. Taxer les gains spéculatifs de Wall Street et augmenter les impôts des plus riches lui apparaissent comme des nécessités de bon sens.

Même si certaines de ses mesures sont critiquées pour leur irréalisme, le discours de Bernie Sanders touche une partie de plus en plus importante de l’électorat américain. Car il est le premier à s’être rebellé contre ce produit fatal du capitalisme mondialisé, qui est l’accroissement des inégalités entre les hommes. La population américaine ressent clairement que les inégalités se sont accrues en son sein. Il y a quarante ans, un tiers du revenu national allait aux 10% les plus riches. Ce tiers est devenu aujourd’hui la moitié.
La mondialisation a sorti des centaines de millions de Chinois et d’Indiens de la pauvreté. Mais elle a aussi créé des super-milliardaires américains (notamment dans la finance et le numérique), et a déclassé les salariés des classes moyennes américaines, dont beaucoup sont aujourd’hui séduits par la vision socialiste de Sanders. Entre le New Deal rooseveltien et l’avènement de la révolution libérale reaganienne, l’Amérique, soumise à des impôts fortement progressifs, avait connu un demi-siècle de resserrement de l’éventail des revenus.

Compte tenu de la puissance de la caisse de résonance médiatique américaine, le message de l’« indigné-candidat » Sanders se propage à l’ensemble de la planète, où la perception des inégalités devient d’année en année plus aigüe. Selon Oxfam, 82% de la richesse créée en 2017 a été absorbée par 1% de la population mondiale. Au Forum de Davos, l’ONG britannique a révélé que les 26 personnes les plus riches du monde détenaient autant d’argent que les 50% les plus pauvres, soit 3,8 milliards d’individus. Ces chiffres se sont répandus comme une traînée de poudre dans les capitales du monde entier. Leur toxicité y déstabilise fortement les partisans d’une mondialisation débridée de l’industrie, du commerce et de la finance.

Il est frappant de constater que la brise du socialisme ne fait pas que se lever aux Etats-Unis. Elle se met aussi à souffler, sous le mode de la dissidence, dans la première puissance manufacturière du monde, et premier partenaire commercial de l’Amérique, à savoir la Chine. Dans les meilleures universités du pays, des étudiants se sont mis à militer contre l’exploitation des travailleurs par un capitalisme souvent débridé, alors qu’il demeure sous le contrôle politique d’un parti qui se dit communiste. Le 24 août 2018, une rafle de la police a fait disparaître une quarantaine d’activistes (dont 21 étudiants) qui avaient milité pour la constitution d’un syndicat de travailleurs au sein de Jasic Technology, une société industrielle de Zhenzen, spécialisée dans les équipements de soudure. Ces jeunes de la nouvelle gauche chinoise posent un problème à la police : ils luttent contre les inégalités et les conditions de travail dégradantes imposées aux travailleurs venus des campagnes, mais ils ne remettent jamais en cause le parti et le gouvernement central. Lorsqu’on vient les arrêter, ils sortent un billet de banque de leur poche, pour montrer qu’il est toujours orné d’un portrait de Mao…

En Europe, la grande majorité des citoyens ne croit plus au socialisme. Dans sa version communiste (liberticide et inefficace économiquement), mais aussi dans sa version sociale-démocrate. Trop d’assistanat, de triche, de paresse, de bureaucratie, ont terni l’image de l’Etat-providence.
Mais le socialisme n’est pas mort. Il renaît en Amérique, continent d’où sont venues toutes les idées nouvelles en Europe depuis un siècle.

Renaud Girard
Le Figaro

Chateaubriand

« Un état politique où des individus ont des millions de revenu, tandis que d’autres individus meurent de faim, peut-il subsister quand la religion n’est plus là avec ses espérances hors de ce monde pour expliquer le sacrifice ?…
À mesure que l’instruction descend dans ces classes inférieures, celles-ci découvrent la plaie secrète qui ronge l’ordre social irréligieux. La trop grande disproportion des conditions et des fortunes a pu se supporter en ce qu’elle a été cachée ; mais aussitôt que cette disproportion a été généralement aperçue, le coup mortel a été porté. Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques ; essayez de persuader au pauvre, lorsqu’il saura bien lire et ne croira plus, lorsqu’il possédera la même instruction, essayez de lui persuader qu’il doit se soumettre à toutes les privations tandis que son voisin possède mille fois le superflu : pour dernières ressources, il vous le faudra tuer. »

Chateaubriand

Nous avons pensé que la chronique remarquable, inhabituelle et iconoclaste de Renaud Girard s’inscrivait dans le droit fil d’un texte « révolutionnaire » du vicomte François-René de Chateaubriand qui ne se situait pourtant pas franchement dans une ligne socialiste et révolutionnaire. Nous aurions pu aussi y glisser quelques lignes stigmatisant les dérives folles du capitalisme qui figurent dans le livre passionnant d’Alain Minc : » Voyage au centre du système »
Et parce que notre avenir se joue aussi dans les relations franco-allemandes nous avons pensé que la réflexion de Renaud Girard nous questionnait sur leur prégnance.
leo Keller

La triste panne du moteur franco-allemand
Par Renaud Girard
Le Figaro

La signature, le 22 janvier 2019, du Traité d’Aix-la-Chapelle par Angela Merkel et Emmanuel Macron, suscita, notamment en France, beaucoup d’espoir. On pouvait en effet se réjouir d’y voir une relance du couple franco-allemand, propre à aiguillonner l’Union européenne (UE), afin qu’elle relève enfin les grands défis géopolitiques du moment.
Comment freiner la ruée migratoire des miséreux de toute la planète vers une UE qui assure plus de la moitié des dépenses sociales mondiales ?
Comment faire face à la prédation industrielle chinoise (des technologies et des marchés) déguisée sous l’euphémisme de la « Route de la Soie » ?
Comment résister à la prétention des Etats-Unis d’imposer leurs lois aux entreprises et aux citoyens européens, partout dans le monde ?
Comment ramener vers la famille européenne une Russie qui ne cesse de s’en éloigner depuis cinq ans ?
Comment immuniser le système bancaire européen d’une nouvelle crise qui serait exportée par la finance américaine ?
Comment développer de grands champions numériques européens et promouvoir une cyberdéfense commune ? Comment assurer une fiscalité européenne à la fois efficace et harmonisée ?
Comment dessiner une stratégie énergétique européenne à la fois sûre et respectueuse de l’environnement ? Aucune puissance moyenne ne peut raisonnablement songer à relever seule de tels défis. Ils sont à la hauteur du Vieux Continent tout entier. Comme les institutions de l’UE sont quasi paralysées depuis qu’on a commis l’erreur stratégique de faire passer l’élargissement avant l’approfondissement, il n’y a pas d’autre moyen de faire avancer les grands intérêts européens que le moteur franco-allemand.
Or ce dernier est en panne. Pas économiquement, mais politiquement. Dans le domaine financier, la Banque centrale européenne et l’Union bancaire (qui assure depuis 2014 la supervision unique des 130 plus grandes banques de la zone euro), sises à Francfort, ont fait leurs preuves. Dans l’aéronautique civile, la société Airbus, sise à Toulouse, demeure le seul concurrent mondial crédible de Boeing. Dans l’industrie de défense, la France et l’Allemagne ont pris la décision de construire ensemble l’avion de chasse du futur.

En revanche, la panne politique du moteur franco-allemand est avérée. Dans sa réponse à la lettre aux Européens d’Emmanuel Macron du 4 mars 2019, le leader du parti chrétien-démocrate allemand a infligé plusieurs fins de non-recevoir à la France. Non à la mutualisation des dettes d’Etat européennes, non au SMIC européen et à l’harmonisation sociale par le haut, non au budget public européen, a poliment dit Annegre Kramp-Karrenbauer (AKK), la Sarroise qu’Angela Merkel a choisie comme dauphine.
AKK répond à une préoccupation profonde de la population allemande. Elle s’est enrichie depuis deux générations grâce à son travail et à son épargne, et elle a l’impression que les Européens du sud, frivoles et dépensiers, veulent lui voler ses économies. Elle oublie seulement que la mise en place de la zone euro a formidablement favorisé les exportations des biens manufacturés allemands et que les banques allemandes furent les premières à prêter inconsidérément à la Grèce.
Mais on aurait tort d’imputer aux Allemands la rigidité des règles de la zone euro. Ce ne sont pas eux qui, juchés sur des Panzer Tigre, ont imposé leur mark. Ce sont les Européens, à commencer par les Français, qui les ont suppliés de partager avec eux leur devise, si forte, si respectée dans le monde. Et, à Maastricht, les Allemands n’ont jamais caché leurs exigences d’orthodoxie financière.

Aujourd’hui, ils sont effarés de constater que la France ne parvient toujours pas à respecter deux critères qu’elle a elle-même fixés (le déficit public ne saurait jamais excéder 3% du revenu national, et la dette publique 60%). Colossale, la dette française atteint les 100%, alors que l’Hexagone n’a été confronté à aucun tsunami, à aucune épidémie de peste, à aucune guerre, à aucune réunification avec un territoire oriental soviétisé. Les Allemands sont consternés face au phénomène français des gilets jaunes. Pour eux, la France entretient l’Etat providence le plus coûteux d’Europe, mais aussi celui qui génère le plus de frustrations.
Les Allemands n’ont aucune pitié pour les Etats faibles. A leurs yeux, la France parle avec des envolées de « Grande Nation », alors qu’elle offre à la planète entière, sur les Champs-Elysées et dans ses finances publiques, le spectacle de la déliquescence de son Etat.
En leur temps, Adenauer et Schmidt ont construit un réel partenariat avec la France. Mais c’était avec un Etat fort et respecté.
Emmanuel Macron tarde à comprendre que les meilleures idées en politique étrangère ne vaudront jamais rien tant qu’elles émaneront d’un pays incapable de montrer l’exemple.

Renaud Girard
le Figaro

Nous remercions Renaud Girard Professeur de stratégie et de relations internationales à Sciences-Po. de nous avoir confié cet article. Expert en géopolitique, il tient la chronique internationale du Figaro, il a écrit plusieurs ouvrages sur le Moyen-Orient, intervient dans les médias et anime régulièrement des conférences internationales. Il est notamment spécialiste de la zone Afghanistan/Pakistan, du Proche-Orient (Égypte, Liban, Syrie, Israël-Palestine), de la Russie et de la Chine. Il a été invité en décembre 2014 par le Asia Center et le China Institutes of Contemporary International Relations (CICIR).
Renaud Girard exerce également une activité de conférencier et de médiateur international. Il entreprend par exemple dès 2007 une médiation entre la France et l’Iran pour l’Élysée.
Nous lui adressons bien entendu nos plus vifs remerciements pour nous avoir confié, une fois de plus, ses réflexions toujours aussi percutantes et clairvoyantes.
En 2014, il a reçu le Grand Prix de la presse internationale pour l’ensemble de sa carrière. Dernier ouvrage paru : Quelle diplomatie pour la France ? Prendre les réalités telles qu’elles sont (Cerf, 2017)

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