"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE
juin 5, 2023
VERS UNE ALLIANCE SINO-RUSSE ?
Philippe Moreau Defarges
Le bouleversement de l’ordre mondial, provoqué tant par l’amplification et l’accélération de la mondialisation dans le dernier quart du XXème siècle que par la fin de l’antagonisme Est-Ouest, suggère d’étranges parallèles avec les années 1930 : mouvements populistes, effervescence des nationalismes, mesures protectionnistes… Tout ce qui était établi –hiérarchies économiques et politiques, alliances, pactes de sécurité… – soit se vide de sa substance (en premier lieu, l’Alliance atlantique….), soit se disloque. Le révisionnisme fait son retour : tout comme, dans l’entre-deux-guerres, les vaincus de 1918 (Allemagne, Hongrie, Bulgarie, Russie soviétique) n’acceptent pas les frontières par les vainqueurs et auteurs des traités de paix de 1919-1920, la Chine et la Russie des années 2000 revendiquent l’avènement d’un nouveau système international, s’opposant aux démocraties pluralistes occidentales et à l’universalisation du multilatéralisme pour se fonder sur des démocraties autoritaires et des nationalismes pleins d’eux-mêmes.
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UN RAPPROCHEMENT INELUCTABLE
Au centre du jeu planétaire se dressent la Chine et la Russie. Ces dernières ne paraissent pas se ressembler. Pourtant…
La Chine, vieille de 6000 ans, s’enferme dans son territoire, en reconstruisant en permanence sa Grande Muraille. Elle s’enracine dans sa continentalité, mettant brutalement fin aux expéditions maritimes de l’amiral eunuque Zheng He au début du XVème siècle et laissant les puissances européennes ouvrir le monde. La Chine ne se montre conquérante qu’épisodiquement (ainsi le Tibet en 1949). Elle se sent sûre de son territoire, préservée par deux immensités, semble-t-il, vides, la Sibérie et l’océan Pacifique. L’empereur, toujours renaissant après des ébranlements spectaculaires, est le gardien d’une immuabilité : l’harmonie céleste. Mao Zedong, en déclenchant le Bond en avant (1958) puis la Révolution culturelle (1966) –non pas venus du Ciel mais provoqués par sa volonté ou son caprice-, ne fait-il que reprendre la route de ses prédécesseurs, agissant en souverain absolu de la société chinoise, ou au contraire se comporte-t-il en apôtre du marxisme-léninisme ? Xi Jinping est-il le énième dernier empereur ou/et un héritier obsédé de revêtir les habits du Grand Timonier ?
La Russie, d’abord autour de Kiev puis de Moscou (mais aussi de la longue parenthèse de Saint-Petersbourg-Petrograd), ne cesse de conquérir un territoire sans frontières, allant un moment jusqu’à l’Alaska américain. Cette conquête se fait à coup de knout, les Maisons des morts puis le Goulag maillant peu à peu toute la Sibérie. Tandis que la Chine digère ses envahisseurs, la Russie opère une étrange synthèse d’européisme et d’asiatisme. Pour le Russe, l’enjeu n’est pas la perte de face mais la rédemption et la résurrection. La Russie des tsars oppose dans un combat sans fin l’empereur et le patriarche (ainsi, au XVIIème siècle, la querelle entre le tsar et une partie du clergé orthodoxe, donnant naissance aux Vieux Croyants), le premier, petit père des peuples, ayant pour mission de faire avancer tous ceux qui lui sont soumis et se soumettent à toutes les punitions qu’il leur infligera (expropriation, déportation jusqu’à l’enfermement dans la sinistre Kolyma, à l’extrémité de la Sibérie), le patriarche rappelant, lui, qu’au-dessus de l’ordre terrestre règne un ordre divin (alors que, pour l’empereur de Chine, l’ordre parfait se matérialise ici dans et par la pyramide sociale au sommet de laquelle il trône). De même l’Union soviétique se veut-elle le laboratoire d’une humanité débarrassée des oripeaux de la bourgeoisie, annonçant un paradis non dans l’au-delà mais dans un futur nécessairement radieux à construire…
Ces différences ne pèsent guère devant ce qui unit la Russie et la Chine aujourd’hui. Toutes deux se rejoignent en promotrices d’un nouvel ordre international, leur ordre. Si accord il y a entre les deux colosses, il évoquera le pacte germano-soviétique du 23 août 1939. Ce dernier se composait de deux éléments, l’un officiel (pacte de non-agression), l’autre officieux (protocole secret distribuant la Pologne et les pays baltes). Il ne saurait être question au XXIème siècle de non-agression dans un monde régi par les missiles nucléaires et imposant aux Etats à renoncer à la Grande Guerre et de montrer une extrême prudence dans le maniement des armements. Aujourd’hui la partie officielle devrait se borner à une liste de principes : égalité souveraine des États, reconnaissance de la diversité démocratique, non-ingérence dans les affaires intérieures… Quant au Partage, il devrait concerner la planète toute entière, donnant l’Afrique à la Chine et l’Europe et l’Amérique latine (pourquoi pas ?) à la Russie. Mais la Russie ne saurait oublier la leçon de Staline à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale : ne jamais être en contact direct avec le partenaire-adversaire, l’autre géant…. D’où la quête de « zones grises » (ainsi le Sahara).
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UN INEVITABLE BRAS-DE-FER
Le 22 juin 1941, le déferlement de la Wehrmacht sur l’Union soviétique fait voler en éclat l’alliance perpétuelle des deux puissances totalitaires. L’alliance de la Chine et de la Russie devrait suivre la même route.
Ce qui unit aujourd’hui les deux colosses, c’est l’humiliation, celle d’un Occident trop sûr de lui. Des guerres de l’opium (1839-1842, 1856-1860) à l’entrée de Mao Zedong dans Beijing (1er octobre 1949), l’Empire du Milieu est dépecé, ses grandes villes sont soumises au carcan des concessions. La Chine n’oubliera ce traumatisme. Quant à la Russie, elle brade, sous Boris Eltsine, les entreprises d’Etat à ceux qui deviendront les oligarques. Il s’agit de faire triompher l’ultralibéralisme thatchérien. D’où la volonté de Vladimir Poutine de restaurer l’Etat.
Pour surmonter l’humiliation, s’impose une fuite en avant nationaliste, pleine de contradictions. En 1949, la Chine se fait marxiste-léniniste pour se transformer d’empire en Etat-nation. En ces années 2000, son carcan idéologique demeure le même, mais comment le concilier avec la pratique d’un capitalisme sauvage ? La Russie de Poutine revendique un statut de grande puissance mais sait qu’il lui manque l’essentiel : une insertion réussie dans la mondialisation.
Pourtant ce nationalisme qui soude la Chine et Russie les voue à s’affronter.
L’enjeu central ne saurait être que la Sibérie. Les Chinois s’y faufilent déjà, attirant bien des jeunes filles russes soucieuses de s’en sortir. Pour Beijing, la Sibérie demeure la marque au fer rouge de son humiliation, les traités inégaux avec la Russie tsariste l’amputant de morceaux substantiels de son territoire.
Au-delà de la Sibérie, la Chine et la Russie pourraient valoriser les différences de leurs modèles, la première invoquant son passé maoïste, sa révolution paysanne permanente, la seconde son héritage stalinien, sa mobilisation en faveur de l’industrie lourde.
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Si la Russie veut rester l’alliée de la Chine, elle devra se résigner à un second rôle et ne rien faire qui déplaise au géant oriental. De plus, dans le très probable marchandage des deux géants, la Russie sera contrainte de renoncer à sa part de Sibérie.
Dans ces conditions, une grande guerre est-elle possible, répétant l’affrontement de 1941 entre Berlin et Moscou ? Tout paraît exclure cette hypothèse : les capacités destructrices des armements, la délégitimation de la conscription, la réticence des opinions publiques à se laisser séduire par les propagandes chauvines et à mourir pour la patrie…
Une telle guerre sera nécessairement très vite planétaire, engageant les Etats-Unis, l’Europe et beaucoup d’autres. Les Etats-Unis et l’Europe opteront-ils pour une alliance des Blancs contre les Jaunes ? Laquelle, Chine ou Russie, finira assiégée ? Les Etats-Unis, puissance de la mer, sauront-ils exploiter son avantage stratégique, le contrôle des océans ? L’Europe sera-t-elle un simple enjeu ou un acteur ? Autant d’interrogations qui ne sont pas près de se refermer dans un avenir prévisible.
Philippe Moreau Defarges
16 Novembre 2021
Philippe MOREAU DEFARGES, ancien diplomate, ancien chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI).
Derniers ouvrages publiés : » Une Histoire mondiale de la paix » chez Odile Jacob « Nouvelles relations internationales », Points-Essais, Seuil, 2017 ; « La géopolitique pour les Nuls, Cinquante notions-clés », First, 2017. un essai sur la démondialisation, éditions Odile Jacob, 2018.
Philippe Moreau Defarges, né en 1943, est un politologue français, spécialiste des questions internationales, de la géopolitique, de la construction européenne et de la mondialisation.
Ministre plénipotentiaire ancien élève de l’École nationale d’administration (promotion Robespierre, 1970), il est conseiller des Affaires étrangères, chercheur à l’IFRI, codirecteur du rapport RAMSES, et chargé d’enseignement à l’université de Paris-II Panthéon-Assas et à l’Institut d’études politiques de Paris
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Une réponse
Vers une alliance sino-russe? Par Philippe Moreau Defarges
17 novembre 2021 par blogazoi Laisser un commentaire
VERS UNE ALLIANCE SINO-RUSSE ?
Philippe Moreau Defarges
merci pour cette vision futuriste cher Philippe
Voici quelques commentaires incisifs de la part de quelqu’un dont l arrière grand père a participé à la mise en valeur de la Sibérie en construisant des tronçons du Transsibérien
les vaincus de 1918 (Allemagne, Hongrie, Bulgarie, Russie soviétique)
urss vaincue, certes traité de Brest Litovsk 3/3/18 mais elle n’a pas été partie au Traité de Versailles
La Chine, vieille de 6000 ans, s’enferme dans son territoire, en reconstruisant en permanence sa Grande Muraille.
Et la BRI ? Elle ne s ‘enferme pas, mais elle partie à la conquête du monde
La Russie, d’abord autour de Kiev puis de Moscou (mais aussi de la longue parenthèse de Saint-Petersbourg-Petrograd), ne cesse de conquérir un territoire sans frontières, allant un moment jusqu’à l’Alaska américain. Cette conquête se fait à coup de knout, les Maisons des morts puis le Goulag maillant peu à peu toute la Sibérie
Oui, la conquête du Mexique et du reste de l’ Amérique latine a été pacifique
La différence entre les USA et la Russie c’est que les premiers ont anéanti les Indiens, les seconds ont préservé les populations locales
… Quant au Partage, il devrait concerner la planète toute ( ?) entière, donnant l’Afrique à la Chine et l’Europe et l’Amérique latine (pourquoi pas ?) à la Russie.
Intéressant et le Pacifique à qui ?
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Si la Russie veut rester l’alliée de la Chine, elle devra se résigner à un second rôle et ne rien faire qui déplaise au géant oriental. De plus, dans le très probable marchandage des deux géants, la Russie sera contrainte de renoncer à sa part de Sibérie.
La quelle le 1,5 M de km2 des traités inégaux ou plus la moitié des 12 millions de km2 ?
Une telle guerre sera nécessairement très vite planétaire, engageant les Etats-Unis, l’Europe et beaucoup d’autres. Les Etats-Unis et l’Europe opteront-ils pour une alliance des Blancs contre les Jaunes ? Laquelle, Chine ou Russie, finira assiégée ? Les Etats-Unis, puissance de la mer, sauront-ils exploiter son avantage stratégique, le contrôle des océans ? L’Europe sera-t-elle un simple enjeu ou un acteur ? Autant d’interrogations qui ne sont pas près de se refermer dans un avenir prévisible.
Si je comprends bien Philippe laissons s’épuiser ( et nous tirerons les marrons du feu)