"SE PROMENER D'UN PAS AGILE AU TEMPLE DE LA VÉRITÉ LA ROUTE EN ÉTAIT DIFFICILE" VOLTAIRE
juin 9, 2023
Un nouveau monde émerge titrions-nous dans le dernier numéro (ici) en constatant à quel point la campagne russe en Ukraine avait en neuf mois accéléré les mutations en cours et périmé les belles planifications d’hier. Il est pourtant trop tôt pour esquisser la suite, le nouveau cadre stratégique qui va s’établir et le tempo de sortie de cette guerre qui dit son nom. Il faut comprendre le temps court pour réinvestir le temps long : manœuvres qui s’entremêlent et se contrarient, espoirs de gains et craintes de pertes qui se combinent, buts de guerre qui fluctuent. Deux réalités semblent admises par tous, le retour au statu quo ante, celui du 23 février, est impensable et la réunification européenne d’Atlantique en Oural est impraticable (LV 187, LV 190).
Si on revient aux vœux stratégiques pour la France de 2022 (LV 178), quelle déconvenue !
Attention soutenue, hivernage en vue
Alors notre attention reste concentrée sur les points focaux tactiques et opératifs de la ligne de front qui se réaligne sur le Dniepr. Après la raspoutitsa d’automne (LV 202), la météo va relancer les mouvements de forces et le front devrait se réajuster. Le centre de gravité des combats est revenu vers les républiques annexées du Donbass, qui sont avec la mer d’Azov l’enjeu stratégique du conflit et peut-être les seuls vrais buts de guerre de l’opération militaire spéciale du 24 février. La campagne d’hiver débute. Malgré les ambitions opératives de Kiev, elle pourrait rester statique. Un nouvel épisode de la campagne russe en Ukraine commence.
2022 s’ouvrait sur une guerre civile fratricide au cœur des Russies et va se clore sur une guerre interétatique qui divise le continent. Entretemps, une nation est née qui redéfinit le périmètre de son identité et de ses intérêts.
Retour vers le futur
Après les midterms américains, le 20e congrès du PCC à Pékin, le G20 de Bali et l’incident polonais (voir billet ci-dessus) qui fut source d’un salutaire effroi, un point s’imposait à tous. Il révèle une tendance prévisible : le couple classique diplomatie-économie tente de reprendre le contrôle du conflit. Et cette tentation est vivement récusée par Kiev. Des actions préparatoires, directes et indirectes, annoncent un rééquilibrage des rapports de force dans une planète de 8 milliards d’habitants qui continue de se démultiplier (LV 61). Et chacune des parties au conflit doit gérer la pression des contrecoups domestiques de la guerre et tente de gagner une position plus favorable à ses intérêts.
Alors des manœuvres géostratégiques et géoéconomiques pointent un peu partout pour mieux contrôler les souverainetés politique et sociale, technologique et financière et relancer la mondialisation marchande. Dans ce but, les uns valorisent leurs atouts militaires, d’autres leurs marchés, leur idéologie ou leur dynamique commerciale ; des parrainages anciens se délitent et des coalitions d’intérêts émergent. À tout cela il faut veiller soigneusement pour permettre à la France dans l’Europe et à l’Europe dans le monde d’emprunter les bonnes pistes dans ce deuxième XXIe siècle.
Les peuples comptent et le disent
Dès mars 2022, la campagne russe d’Ukraine était unanimement dénoncée en Europe par les opinions publiques et le bon nationalisme ukrainien était soutenu par tous, plus nettement à l’Est qu’à l’Ouest d’ailleurs. Mais des sondages disent fin 2022 qu’un bon tiers des Européens, devenu soucieux des effets économiques de la guerre (inflation, choc énergétique) était réservé sur sa poursuite jusqu’à la libération finale. Ce constat inclut Londres où le Brexit passe de mode. C’est aussi vrai dans une moindre mesure aux États-Unis où on est surtout attentif aux tensions politiques internes. Ailleurs, en Asie et en Afrique, en Amérique du Sud, on se montre lassé des effets sur l’économie mondiale de ce conflit intra-européen appuyé par Washington. Le monopole de la puissance et de la vertu de l’Ouest indispose. Et tous les dirigeants, dans les démocraties libérales (affectées par le dérèglement démocratique actuel que perçoit Pierre Buhler (ici)) comme dans les pays autoritaires, doivent en tenir compte. Cela vaut également pour les pays belligérants, l’Ukraine dont l’économie s’est contractée de 35% en un an et les réseaux électriques sont pilonnés tout comme la Russie soumise aux dures privations de longues sanctions.
Dans ces deux pays où on aspire également à la liberté et à la prospérité, on endure avec résilience et si le moral ne semble pas fléchir l’équation économique est devenue cruciale. Les dirigeants du monde réunis à Bali pour le G20 l’ont exprimé sans détour après avoir condamné l’agression russe. Ils veulent relancer l’économie mondiale. Et la mise en scène souriante par les présidents Biden et Xi d’une régulation sereine de leur rivalité était là pour rassurer opinons publiques et marchés. Chacun pèserait à sa façon sur ses obligés pour faciliter un mieux économique. Seules dans le paysage, et peu suivies ailleurs, les instances de l’Union européenne se sont dit prêtes à aller jusqu’à la victoire de Kiev au risque de la prolongation du conflit.
Manœuvres géostratégiques
Les perspectives américaines après la levée de l’hypothèque Midterms sont à regarder de près tant le choix présidentiel semble hésiter entre Pentagone et Département d’État. Certes leur objectif stratégique commun est l’affaiblissement de Moscou pour les 15 ans à venir pour avoir le champ libre dans la rivalité pour le leadership mondial avec Pékin. Et dans ce cadre la constitution du bloc euratlantique par enrôlement de l’UE dans l’Otan est déjà un beau succès. Mais les manœuvres à conduire maintenant diffèrent.
Il y a une ligne Milley et une ligne Blinken. Pour le premier, aucune victoire militaire de Kiev ou de Moscou n’est plus possible et on doit composer avec le Kremlin tel qu’il est. On doit aussi veiller à la régulation nucléaire avec le vis-à-vis russe en lien avec Sullivan et Patrouchev, les discrets conseillers à la sécurité. Pour l’autre, appuyé sur Victoria Nuland et ISW, après le succès du nation building ukrainien, il faut aller vers le regime change russe, même au prix fort. Kiev suit cette voie, dopée par l’actuelle dynamique de victoire et veut cristalliser le soutien financier et militaire européen et américain.
Les perspectives du Kremlin sont sans doute moins opaques car la rupture idéologique est totale. « Le monde occidental décadent n’est pas fiable et on ne peut traiter avec lui de bonne foi ». De fait la cohabitation en Europe centrale est devenue conflictuelle après les années 1990 du Conseil Otan-Russie. Alors Moscou décide de stopper l’avancée du tandem UE/OTAN vers l’Est et bastionne par la force un tampon aux dépens de Kiev. On prend appui sur le Sud (Turquie), l’Est (Inde) et on compose avec Pékin qui pousse à un retour à la stabilité. La ligne stratégique est cohérente et globale, avec investissement eurasiatique et présence compétitive en Méditerranée et Afrique. Sur le plan militaire, on se montre aussi brouillon et brutal que pragmatique et résolu. Le réalignement opératif du Gal Sourovikine et la destruction radicale du réseau électrique ukrainien conjuguée à la mise en état de défense des espaces annexés du Donbass et de la mer d’Azov, contreforts de la Crimée, donnent l’idée de la manœuvre stratégique en cours, peu différente de la manœuvre initiale de février si mal montée, si mal dotée, si mal conduite (voir sur le site les billets hebdomadaires).
De nouveaux blocs d’intérêts communs émergent qui délimiteront les solidarités et interdépendances du « second XXIe siècle ».
Manœuvres géoéconomiques
Elles pilotent leurs sœurs géostratégiques. Les sanctions, la régulation climatique et la transition énergétique sont leurs moteurs principaux. Or l’industrie gazière est devenue avec Gazprom le cœur de la puissance russe depuis 2005. On sait que la connexion gazière entre Moscou et Berlin via NS2 était un grand enjeu du conflit. Le rééquilibrage gaz-pétrole s’est invité dans la question ukrainienne avec la compétition entre gaz naturel russe et GNL du gaz de schiste américain, surtout après les décisions inattendues de l’Opep +, alors que Ryad joue un jeu inattendu en révoquant le pacte de Quincy. Ailleurs aussi les immenses réserves de gaz de la Méditerranée orientale (LV 131) modifient la géopolitique régionale et relèvent des intérêts turcs tout comme la question des exportations de céréales de Kiev et Moscou, arbitrée à Ankara, gardien du traité de Lausanne (1923). Or la Turquie, membre ancien de l’Alliance atlantique et redoutable négociateur, possède aussi la clé de l’entrée de la Suède et de la Norvège dans l’Otan et tient la dragée haute à l’UE. Avec la Russie et les États-Unis, c’est le troisième protagoniste direct des manœuvres géoéconomiques en cours dont les contours évoluent en permanence.
Et la France ?
Dans le grand reclassement qui se profile, elle tente de préserver sa singularité. Et elle doit endosser en réalité trois personnalités stratégiques distinctes qui toutes l’obligent : son engagement euratlantique, son identité de puissance nucléaire et celle d’acteur océanique. Il lui faut les hiérarchiser, parer les écueils des trois voies qu’elles proposent en évitant les contrepieds et les contretemps. La voie euratlantique est la plus exigeante car elle doit combiner les bénéfices et les contraintes de l’Alliance. Or l’Otan qui s’est engagée dans une guerre sans belligérance fait face à la sanctuarisation agressive de la Russie avec sa doctrine nucléaire et ses armes tactiques B61. Doit-elle se préparer au combat de haute intensité en Europe si la souveraineté des pays de l’UE (article 42-7 du TUE) relève de ses intérêts vitaux (LV 136) ? Assurément la voie nucléaire indépendante de la France lui confère un rôle particulier dans l’Otan et dans l’UE. Comment le redéfinir et préserver sa liberté d’action ? Comment gérer ses atouts lointains et assumer une politique océanique fructueuse au contact souverain de tous les continents ?
Quelle manœuvre dès lors ? Attendre d’y voir plus clair !
Jean Dufourcq
In La Vigie 205
23 novembre 2022
Ancien élève du Prytanée militaire de La Flèche, de l’Ecole navale de Brest et des forces sous-marines, contre-amiral en 2ème section, docteur en Science politique et académicien de Marine, Jean Dufourcq est chercheur en affaires stratégiques, cofondateur du cabinet de synthèse stratégique La Vigie dont il est le rédacteur en chef. Il a étudié les questions géostratégiques européennes et méditerranéennes, approfondi les stratégies nucléaires et suivi les conflits contemporains.
Ses recherches portent sur la Méditerranée occidentale et le Sahel, entre Europe du Sud et Afrique de l’Ouest, et la posture stratégique de la Chine dans son environnement asiatique. Analyste indépendant, il prend part aux débats de sécurité et de défense, en France et à l’étranger, par ses enseignements et ses séminaires. Auditeur de l’IHEDN, ancien du CAP,
Ancien rédacteur en chef de la RDN, il a publié de nombreuses réflexions sur les questions stratégiques et les théâtres de crise et est l’auteur de plusieurs ouvrages de réflexion. Il exerce des activités de conseil, formation, médiation et études (www.lettrevigie.com). Eté 2021
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