L’affaire de l’Iliouchine russe abattu par la Syrie. Par Leo Keller

L’affaire de l’Iliouchine russe abattu par la Syrie.

Voilà deux siècles, le prince de Bénévent, aussi appelé Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord écrivit : « Il pourra être cédé ce qui est d’un intérêt moindre pour obtenir ce qui est d’un intérêt supérieur. »
Tel est le dilemme auquel serait confronté notre si spirituel ministre-évêque défroqué–s’il devait conduire la politique étrangère d’Israël- après l’Iliouchine 20 abattu par la Syrie.

Commençons par un bref rappel des faits.
Le 17 septembre 2018 les forces syriennes abattent avec un missile sol air S 200 un avion russe Iliouchine 20. L’Iliouchine 20 est un très gros avion de reconnaissance et de renseignement, de conception ancienne et à la signature pataude qui aurait dû éviter toute confusion avec un F 16. Ayant rendu d’éminents services à l’Armée Rouge, les Russes l’utilisent toujours aujourd’hui avec profit.
Le 2 octobre 2018 Sergueï Choigu, le ministre russe de la défense annonce que la Russie a honoré son contrat de livraison de 4 S 300 à la Syrie ; lequel contrat avait été signé en 2010. Il précise à toutes fins utiles que ces batteries de missiles seront opérationnelles sous trois mois. Huit ans même en tenant compte de la lourdeur de la bureaucratie russe est un temps long. Les Russes ont cette fois-ci visiblement, accéléré toutes les cadences. 15 jours est un temps record.

Dans ce champ de tir qu’est devenue la Syrie, où les armées alliées et adverses se marchent sur les pieds, l’étonnant est qu’il y ait eu si peu « d’accidents » provoqués par des tirs amis. Ce miracle, puisque nous sommes dans la région des miracles, a un nom : déconfliction.
Et à cet égard comme l’a rappelé Netanyahu, ces accords ont plutôt bien fonctionné entre les forces russes et les forces israéliennes. “That doesn’t mean there weren’t exceptions, but by and large it has been a great success,”
Un avion russe a donc été abattu causant 15 morts. La perte est lourde pour les Russes ; l’Iliouchine 20, mis en service en 1968, ayant été les yeux et les oreilles de l’Armée Rouge durant la guerre froide, il n’en reste plus dorénavant que 16. Pour autant ce n’est pas la première fois que les Russes perdent un avion suite à un tir venant d’un pays non « hostile ».

Déjà le 24 novembre 2015, la Turquie avait abattu, dans des conditions beaucoup plus douteuses et problématiques, un chasseur russe S 24 de retour d’une mission en Syrie. L’affaire s’est terminée par les excuses du Président turc Recep Erdogan, lequel n’est pas coutumier du fait. Mais entre deux realpolitikers, l’on sait que les blessures d’orgueil le cèdent aux intérêts.

L’affaire n’est pas allée plus loin, car il n’entrait pas dans l’intérêt des protagonistes de laisser la crise prospérer et s’envenimer. Les russes clament haut et fort, et sinon urbi et orbi, en tout cas dans la région, que si cet avion de reconnaissance et de renseignement (la précision n’est pas neutre) a été abattu c’est parce que les Israéliens n’avaient pas respecté les accords de déconfliction. L’avion israélien se serait glissé, toujours selon les russes, derrière la signature de l’Iliouchine 20 afin de tromper la défense antiaérienne syrienne pour bombarder des cibles syriennes.

Et l’on peut déjà noter à ce stade que les Russes ne blâment à aucun moment les Syriens. C’est tout sauf neutre. L’on eût été en droit de s’attendre à un service minimum soulignant la maladresse syrienne.
Les Israéliens démentent et affirment avoir prévenu les russes 17 minutes avant la mission. Les russes, quant à eux, réfutent la version israélienne et affirment n’avoir été prévenu qu’une minute avant. Ainsi à 22 heures 05, l’Iliouchine 20 est abattu par un missile syrien         S 200. Selon Israël les F16 étaient déjà au-dessus de Haïfa mais en aucun cas l’avion russe n’a été abattu par les Israéliens. Ce que d’ailleurs les russes ne contestent à aucun moment. Or l’ire russe cible Israël et Israël seulement.

À ce stade les réactions russes sont à deux niveaux.

1 Sergueï Choigu, ministre de la défense russe, est extrêmement sévère. Après avoir rappelé que la Russie avait accepté, même en 2013 de ne pas livrer les S 300 promis à la Syrie, pour tenir compte des impératifs sécuritaires d’Israël il déclare : « the situation has changed, and that isn’t our fault.”
En langage diplomatique c’est un message fort. Dimitri Peskov, porte-parole du Kremlin va jusqu’à parler de «premeditated actions »et “According to information of our military experts, the reason (behind the downing) were premeditated actions by Israeli pilots which certainly cannot but harm our relations,” Le major général Igor Konachenkov, qui plus est porte-parole du ministère de la défense, va jusqu’à affirmer que le F 16 suivait délibérément l’avion russe. Comportement sinon hostile à tout le moins trompeur.
Le discours russe n’est pas sans rappeler à l’observateur attentif le comportement soviétique la veille de la guerre des six jours. Avant que U-Thant ne donne l’ordre–stupide et lourd de conséquences–d’évacuer les casques bleus de l’ONU, l’URSS refusa la demande israélienne lui proposant de vérifier que les Israéliens n’avaient pas massé de troupes à la frontière du Sinaï.

2 Poutine, qui n’est pas plus faucon ou plus modéré que son ministre de la défense mais qui a une vision stratégique, essaye dans un premier temps de faire baisser la pression et se contente de dire qu’il s’agit là d’une «chain of tragic chance events». Mais nous avons vu qu’il avait agi de même avec le SU 24 abattu par la Turquie.
Le margrave de Moscou est un seigneur à sang-froid.

3 Israël voulait envoyer une délégation politique du plus haut niveau conduite par Lieberman ou Netanyahu. Refus poli mais ferme des Russes qui n’ont accepté que la venue d’une délégation d’experts militaires. Cela rappelle étrangement le comportement de l’URSS qui refusa dans un premier temps la visite de Dubcek à Moscou lors de la crise de 1968.

4 Les Russes honorent donc la livraison des S300 et dans le même temps élèvent aussi la rhétorique agressive. C’est tout sauf neutre !
Tout au long de ce conflit que l’on pourrait qualifier de boucherie, tant il est sanglant, et dont Poutine est- volens nolens- le parrain, les Israéliens ont procédé de leur propre aveu à plus de 200 frappes contre des cibles représentant un défi stratégique ou quasi stratégique. (Il n’y a plus de véritable danger stratégique pour Israël au sens militaire du terme depuis les accords de paix avec l’Egypte et la Jordanie et surtout depuis qu’Israël est détenteur de l’arme atomique. Beati possidentes !) Ces cibles visaient les tentatives iraniennes de s’implanter en Syrie, les transferts d’armes au Hezbollah, voire des facilités chimiques syriennes.
Or Poutine quoique allié indéfectible et fournisseur d’armes de l’Iran et de la Syrie a préféré garder à chaque fois un silence complice. Nous avons maints schizophrènes vu ; nous avons connu maints alliés plus susceptibles.

Une fois de plus le scénario pourtant parfaitement rodé s’est joué. Mais hasards et caprices de l’Histoire, ou intérêts parfaitement pourpensés, l’Histoire s’est -cette fois-ci- fracassée sur un grain de sable.
L’attaque israélienne qui ne devait être qu’une promenade de santé contre une base de ravitaillement d’armes létales du Hezbollah semble devenir le cauchemar de Netanyahu ou le début des ennuis pour Poutine. Mais l’un des deux ne sortira pas indemne de cette affaire.

Pourquoi un tel revirement de l’attitude russe, pourquoi une telle sévérité de propos, pourquoi une telle différence de réactions avec l’avion abattu par la Turquie ?
Une fois de plus les éléments de réponse se trouvent grâce à l’analyse ancienne mais toujours opérationnelle du fameux triptyque de Thucydide : Phobos, Kerdos, Doxa.

La Doxa
Netanyahu a tendance à surjouer les relations personnelles avec ses collègues étrangers. Il n’est pas le seul et la liste est longue des dirigeants à s’être laissés prendre à ce jeu. A fortiori lorsque les intérêts divergent.
Le « couple » Nixon–Kissinger/Brejnev en est un exemple célèbre et parfait. Sauf qu’à ce jeu les dirigeants occidentaux ont toujours été bernés par les soviétiques.
Une anecdote fort ancienne illustre parfaitement cette inclination. De retour d’un voyage en Angleterre, Anastase Mikoïan « l’homme qui aurait vendu des réfrigérateurs à des esquimaux » fut accueilli par Khroutchev qui lui dit dès sa descente de l’avion à l’aéroport :          « Imbécile enlève ton sourire tu es à la maison maintenant. »

Le calcul, son » kluge berechnung » de Netanyahu est simple : chercher des alliés au-delà du premier cercle. Il n’est pas nouveau ; c’était déjà celui de Ben Gourion.
Il s’appuie en outre sur la communauté juive émigrée de l’URSS, de leurs valeurs et souvenirs communs avec la Russie. Cette communauté nombreuse, influente et puissante constitue un lien et un relais affectif très fort envers la Russie.
Du côté russe, il est exact et cela a joué- jusqu’à un certain- point dans la balance. Poutine est reconnaissant à Israël et il avait d’ailleurs remercié Netanyahu de s’être tenu à l’écart de l’hystérie antirusse lors de la crise ukrainienne et de l’annexion de la Crimée et par la suite de l’affaire Skripal.

Pour salaire de cet alignement sans faille, Netanyahu fut l’invité d’honneur de Poutine au défilé de la victoire à Moscou le 9 mai 2018. Il est vrai qu’il dut s’y sentir bien seul car la quasi-totalité des chefs d’états occidentaux avait boycotté cette manifestation.
Il est vrai que Netanyahu tenait aussi à remercier la Russie des immenses sacrifices qu’elle avait consentis dans la lutte contre le nazisme. Cette fraternité réelle est très forte des deux côtés.
Pour Poutine, c’est peut-être le seul témoignage émotionnel qu’il intègre dans sa conduite des intérêts russes. Pour autant avec l’Iliouchine abattu nous touchons là, les limites de la diplomatie personnelle. Ajouté à cela, une conception commune des relations internationales et une même aspiration pour un pouvoir fort, voire autoritaire, cimentent les deux hommes. Cela crée un cousinage, cela l’affine, cela fluidifie les communications.

Le Kerdos

D’aucuns ont pointé une divergence d’appréciation et de conduite dans les réactions russes. Pour notre part, nous ne le croyons pas. D’abord parce qu’il n’est point besoin d’être un kremlinologue averti pour savoir que Poutine a la haute main sur son gouvernement surtout lorsqu’il s’agit d’affaires stratégiques, militaires ou qui relèvent de la politique étrangère.
Medvedev bien que Président de la Russie durant un « intérim » fut bien placé pour le savoir. Il a payé son écot. En outre les siloviki, les forces de sécurité russes, qui, sont choyées et chéries par Poutine le lui rendent bien.
Parler donc de hard liners et de soft liners entre le Ministère des armées et le burgrave du Kremlin n’a guère de signification en Russie.
Et quand bien même subsisterait-t-il une divergence, le récalcitrant serait bien vite mis au pas.

Ce double langage ou plutôt cette partition à quatre mains traduit le véritable objectif de la politique russe. Cette double écriture n’est pas nouvelle, elle puise ses racines dans la politique soviétique ; Staline n’a-t-il pas toujours eu comme politique d’avoir deux fers au feu.

En Turquie Poutine a exigé des excuses mais pour se rendre immédiatement après à Ankara afin de conclure un accord gazier et pétrolier à des conditions on ne peut plus favorables à la Turquie. Pour Poutine, aussi tragique cela soit-il, que pèse la perte d’un SU 24 face à la future livraison de S400 à la Turquie, pays encore membre de l’OTAN.
Pour autant nous n’irions pas jusqu’à dire que Poutine jouerait un remake de la reconnaissance d’Israël par Staline aux seules fins d’enfoncer une épine dans le camp occidental.
L’homme est trop fin pour cela et il connaît trop bien sa géopolitique pour caresser un tel rêve. Tout au plus espère-t-il encaisser trois dividendes :
– fragiliser les fondations des relations américano-israéliennes lors d’une future et inévitable alternance présidentielle à Washington qui ne manquera pas d’intervenir.
– Conforter sa propre position en cas de différend sérieux entre les USA et la Russie. Avoir Nétanyahu comme intermédiaire ne serait pas inutile. D’aucuns avancent cette idée- baroque- de marchandage. Poutine freinerait la progression iranienne en Syrie et en échange, il compterait sur Nétanyahu pour faire pression sur Trump et les Européens pour lever les sanctions frappant son pays après la mainmise sur la Crimée et ses aventures ukrainiennes.
C’est à la fois fort mal connaître le caractère orgueilleux, sourcilleux et implacable du maître du Kremlin dès lors que l’on touche à la souveraineté russe. C’est également ignorer que les sanctions ont certes fait mal à la Russie mais moins que la baisse des coûts du pétrole. C’est aussi surestimer- éminemment- la capacité de Nétanyahu de convaincre Trump et les Européens sur une matière aussi sensible.

Mais c’est surtout oublier que Poutine n’est pas venu en Syrie pour cela. Il y est venu ou plutôt revenu car cela correspond à son intérêt profond. L’homme est brutal, mais il est tout sauf un niekulturny, ou un maquignon. Tartous, Lattaquié, et Hmim sont sa ligne bleue des Vosges. C’est son Alsace-Lorraine (entre autres car il en a beaucoup d’autres dans son narratif.)

– Se servir de Nétanyahu pour diviser leurs les Européens ce qui semble à la fois l’objectif le plus facile, le plus ancien de la Russie (l’on se rappellera utilement du plan Beria) et qui correspond parfaitement à la stratégie de Nétanyahu dont la cour assidue auprès de certains leaders européens illibéraux est profondément mal venue.

Pour autant ces objectifs sont des objectifs par défaut ou de second rang. Car l’objectif primal de Poutine, c’est le rêve ancestral de « l’accès aux mers chaudes. » L’alpha et l’oméga de la politique russe c’est de recouvrer les assets perdus par l’URSS au moment de la guerre du Kippour grâce à la formidable vision et habileté stratégique de Henry Kissinger.
Si Poutine n’est que le junior Partner de Xi Ji Ping sur presque tous les « Kampfplatz » le Moyen-Orient est encore–pour combien de temps ?–le seul endroit où le Colonel du KGB est le « deus ex machina. » Car pour le moment, le mandarin de Pékin n’y a pas encore éployé ses porte-avions et sa flotte.
Avec les S 300, la Russie contrôle une zone à proximité de ses bases de Lattaquié, Hmim et Tartous. Elle couvre une zone de 200 km sur 50 km où les attaques israéliennes ont eu lieu.

Poutine ne sacrifiera jamais ses intérêts irano-syriens sur l’autel d’une alliance même renforcée avec Israël. Ce sont des alliés bien trop précieux pour lui. Même une levée des sanctions ne le compenserait point. À cet égard les S300 et S400 sont le parfait vecteur de la diplomatie russe. Ils en sont le gonfalon flamboyant et triomphant. Autant de cartes postales qu’il aime à collectionner et envoyer.
Iran, Syrie, Turquie, et maintenant Inde. La livraison en Syrie était donc parfaitement pourpensée. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle n’aurait pas eu lieu dans un autre contexte.

Les préoccupations et ambivalences russes ont d’ailleurs été parfaitement énoncées lors d’une interview au Jérusalem post le 30 septembre 2018 par le nouvel ambassadeur russe à Tel-Aviv Anatoly Viktorov (à cet égard, il n’est pas inintéressant de rappeler que si Moscou a bien reconnu Jérusalem-Ouest comme capitale de l’État d’Israël, il s’est bien gardé d’y transférer son ambassade.)
L’ambassadeur russe y explique ainsi clairement outre les visées stratégiques russes, la position de son pays vis-à-vis de l’Iran et de la Syrie.

À la question que lui pose le journaliste:
«So the concern was that if Syria would fall, the terrorism would drift northward to Russia?”
– “Of course, directly.”
-“Russian officials have said Iranian troops have been pushed back 100 kilometers from Israel’s border. Is that accurate?”
-“Yes, we discussed this issue with our Iranian colleagues and they expressed their readiness, and implemented this agreement. They moved their militias under their control 80 to 100 kilometers from the Syrian-Israeli border.
One point I have to mention – Iranian troops are acting in Syria at the invitation of the legitimate government of this country, and they are cooperating with the Syrian Army in fighting against terrorism. This is important. They are doing a very important job in fighting Daesh, Nosra and other terrorist groups.”
-“Prime Minister Benjamin Netanyahu said he is not willing to tolerate any Iranian troops in Syria after the war; you talk of a buffer zone. These are contrasting goals, are they not?”
-“I don’t want to comment on statements made by the prime minister, it is his duty to express the national interests of Israel. But we have expressed on many occasions at the highest levels that it is unrealistic to expect that Iranian troops will be forcibly expelled from Syria, because it is a matter of agreement between the Syrian government and Iran.”

Tout y est parfaitement claironné et martelé. Il y a là peut-être un vrai point de divergence avec Israël qui explique pourquoi la Russie ne lâchera jamais aussi Syrie et Iran.
Nous avions d’ailleurs écrit, il y a trois ans dans ces colonnes, que la menace djihadiste dans le Caucase était une des assurances-vie les plus fortes d’Assad.

Certes l’ambassadeur russe déclare: « We understand Israel’s concerns. We are being honest with our Iranian colleagues and telling them directly that we cannot accept a position which puts into question the existence of Israel. That is unacceptable to us.»

Pour autant il ne se prive pas de condamner les frappes israéliennes en Syrie. Qu’on en juge: «As a matter of principle, we are against any interventions or violations of Syrian sovereignty and territorial integrity, and of course we reacted when necessary [through Foreign Ministry statements] on some strikes made by the Israeli military.”
Cette dernière déclaration illustre parfaitement la doxa de Moscou qui tolère, accepte, voire souhaite, les frappes militaires israéliennes tant que Jérusalem ne franchit pas les lignes rouges définies par Moscou. Néanmoins Moscou s’est bien gardé de mettre les S300 sous embargo à Téhéran. Pour Moscou, les agissements de Damas sont donc non seulement acceptables, mais ils relèvent de son droit le plus élémentaire.

En dénonçant le JCPOA Donald Trump a offert la salle de bal des épousailles irano- russe. Même dans les contes de fée, l’on n’eût pas osé écrire un tel scénario ! Moscou et Pékin en on rêvé, Donald Trump l’a fait !
Moscou se veut donc désormais le garant du respect du JCPOA et il entend bien en retirer tous les fruits qu’aura stupidement dédaignés Trump à ce banquet qui revêt pour les Russes et les Chinois les goûts, les couleurs et la saveur de l’Agapé ! Les russes, de toute façon, n’auraient jamais lâché le couple Téhéran-Damas. Donald Trump, Président des USA, a une sacrée Vista.

Le Phobos

Vu de Moscou, leur réaction est également compréhensible. Ayant subi un semi-échec Idlib où ils ont dû réfréner leurs ambitions en ne soutenant pas complètement Assad car ils ont dû composer avec l’opposition turque (à cet égard il y a une certaine convergence entre Ankara et Jérusalem), Moscou ne voulait pas irriter davantage Assad. Certes le lien entre les deux problèmes est tout sauf organique ; il vise juste à calmer les angoisses existentielles d’Assad.

Pour autant, début septembre 2018 à Téhéran, Poutine a réaffirmé que la Syrie a non seulement le droit mais doit reprendre Idlib. Il y a là un dissensus supplémentaire avec Israël. La Russie a donc été relativement mécontente du compromis provisoire auquel elle a été contrainte à Idlib.
Il était donc inévitable qu’un clash n’intervint point avant, soit par accident, soit par conflit d’intérêts.

Deux points avivent la curiosité de l’observateur.
Il est extrêmement difficile de confondre la signature d’un F 16 israélien et celle massive de l’Iliouchine 20. Mais, et peut-être surtout l’Iliouchine 20 n’était pas doté d’un signal indiquant sa nature ami ou ennemi, c’est qu’Il y a fort à parier qu’il s’agit là d’autre chose que d’un oubli fortuit. Certains experts israéliens pensent même que Moscou aurait délibérément fabriqué une image radar.
Toujours est-il que la Russie n’a pas daigné fournir d’explication à cette anomalie.
S’agissait-il d’espionner la Syrie ? Les mouvements iraniens ? Ou espionner Israël dans ses modes d’intervention ? S’agissait-il de tester la capacité et de la volonté d’Israël de franchir des lignes rouges ? Ou bien s’agissait-il de tester les capacités de défense des forces syriennes.
La guerre, même low-cost, coûte cher au budget russe.

L’armée israélienne a un niveau d’excellence parmi les tout premiers au monde ; et ses standards moraux sont enviés par la plupart des armées au monde; elle frappe en Syrie comme si elle jouait à domicile et surtout aucun dirigeant israélien ne serait assez fou, téméraire ou inconscient pour oser se comporter vis-à-vis des russes de cette façon. Et ce d’autant plus que cet avion n’était pas une menace pour un  F 16 petit bijou technologique.
Certes, l’affaire du Lusitania coulé alors que Churchill était Lord de l’Amirauté, est là pour rappeler que parfois l’impossible bien qu’impossible arrive. Mais en l’occurrence cela ne semble pas être le cas.

Alors restent deux catégories d’hypothèses.
Une erreur syrienne involontaire ou volontaire.
Dans le premier cas, elle démontrerait un certain amateurisme syrien, possible mais ce n’est pas notre conviction.
Volontaire ; cela signifierait qu’Assad, et Téhéran par conséquent, se croyant désormais capables ou assurés de voler de leurs propres ailes, voudraient administrer une leçon à Moscou. Assad est un cynique brutal, mais jusqu’à plus ample informé trop fin calculateur pour hasarder une telle aventure. Quant aux Iraniens, au-delà de leurs gesticulations clownesques, ils sont tout sauf irresponsables et ne risqueraient pas de heurter leur principal allié.
Il est aussi une autre version. Damas tiendrait à cacher certaines installations ou mouvements de troupes à Moscou. Damas, désormais sur le chemin de la reconquête de son pays, souhaiterait aller beaucoup plus loin que Moscou ne le souhaite et qui a quant à lui des visées régionales voire planétaires.
En quelque sorte, Damas frappé d’hubris se croyant désormais indispensable, ferait sa crise de croissance, son kairos frappant à sa porte. Cette hypothèse qui n’a rien d’original dans l’histoire des conflits est quand même peu plausible dans le cas présent.

Restent les deux dernières hypothèses que vient étayer l’absence de signal ami- ennemi à bord de l’Iliouchine 20. Moscou aurait voulu signifier à un Assad récalcitrant qui est le véritable patron dans la région.
Mais il en est une autre. Moscou a jusqu’ici toléré voire souhaité comme écrit plus haut, les frappes israéliennes. Les intérêts de Tel-Aviv et Moscou coïncident en effet sur le court terme.
Et la lutte contre le terrorisme islamique est du métal dont on forge des alliances sinon pérennes à tout le moins fortement prégnantes dans l’habitus du « couple » Poutine-Netanyahu. Il n’est pas sûr qu’un coup de canif ne vienne à écorner le contrat tant les tensions et les non-dits sont puissants.

Surgie de la glaciation communiste, la Russie savoure de devenir – après avoir été stupidement et inutilement humiliée par l’Europe et les USA dans son étranger proche- la pièce maitresse d’un état allié des USA. C’est un gain que tout bon joueur d’échecs apprécie. Mais dans ce jeu d’échecs, les deux joueurs que sont Nétanyahu et Poutine ne boxent pas dans la même catégorie. Nous dirions presque que leurs intérêts sont asymétriques. Aux échecs Poutine aime se servir du gambit et il a montré dans le passé une vraie dilection pour le roque.

Sur le court terme, Nétanyahu joue mieux que Poutine car il dispose de plus d’atouts court-termistes. Le soutien quasi inconditionnel que ce dernier lui accorde est de loin plus grand et plus important que les coups de main technologiques que l’armée d’Israël lui a fournis.
Sur le long terme, c’est Poutine qui a le plus de munitions dans sa besace. Et il joue peut-être aussi plus finement sa partie.
Tant qu’Israël se contentait de piquer des banderilles à l’abri de sa muleta pour fatiguer et intimider la Syrie et l’Iran, Moscou applaudissait le toréador. Mais que celui-ci se transforme en matador et Moscou devait intervenir pour sauver ses vassaux. Il est des limites qu’aucun suzerain ne tolère.
Or plus Assad recouvre son territoire après avoir massacré, tel un boucher, sa propre population, plus il se renforce et plus Israël sort d’une zone de confort. Pour Israël en effet une zone où chaque partenaire empêche l’autre est la situation idéale. La situation était à peu près tenable tant qu’Israël ne frappait pas trop fort la Syrie et l’Iran, tant qu’il ne menaçait par les intérêts et assets russes.

Désormais tout change mais tout ne change pas parce qu’un avion a été abattu. Nous pourrions presque dire que l’avion abattu est le symptôme et non la cause. A mesure qu’Assad se cuirasse, ce qui est ne l’oublions pas l’objectif de Poutine, il affermit l’Iran et Hezbollah.
Tant qu’Israël contenait l’Iran et qu’il empêchait l’Iran d’être trop puissant, Poutine applaudissait. Mais hors de question pour lui de souhaiter un Iran aux ailes rognées et donc trop faible pour ne plus gêner les USA. Dans ce bas monde il n’y a pas de repas gratuit.

Le deuxième fait novateur est la dénonciation du JCPOA. À la pointe de la dénonciation de ce qui restera comme l’écrivit Renaud Girard un modèle d’accord que l’on étudiera encore dans les universités dans 30 ans: les USA et Israël.
Comme récipiendaires de ce cadeau inespéré: Moscou et Pékin. Moscou a donc accentué un rapprochement stratégique avec l’Iran. Et surtout les 12 points de Trump ont considérablement changé la donne. Pour Poutine, c’est paradoxalement un des facteurs déclenchant qui a conduit–peut-être subrepticement–Poutine à s’agacer des incursions israéliennes.
Poutine, redoutable tacticien, a toujours su saisir les effets d’aubaine. Désormais les intérêts de Moscou divergent de ceux de Jérusalem.
Dans cette partie dorénavant musclée, Poutine et Nétanyahu rejoueront tôt ou tard la tragédie d’Œdipe et Laïos.

Après avoir connu un alignement des planètes, Nétanyahu va se heurter à un véritable adversaire stratégique.
Poutine quant à lui devra renoncer à sa position si confortable d’arbitre pour « aimer (en l’occurrence se battre) les pieds dans la boue. »
Nous avions écrit dans ces colonnes qu’à l’instant où Nétanyahu ne se lui serait plus d’aucune utilité, Poutine n’aurait aucun scrupule à changer- loaf pour loaf- de partenaire. Certes nous n’en sommes pas encore là, loin s’en faut et il est possible, après tout, que Poutine et Nétanyahu écrivent l’histoire autrement.

Pour autant pour Moscou, Israël a par ses frappes répétées et en profondeur d’ores et déjà franchi deux lignes rouges :
– les intérêts stratégiques russes (Kerdos)
– l’orgueil russe (Doxa.)
Car si Netanyahu a eu pour Poutine les yeux de Chimène, c’est parce que Poutine s’est servi de lui comme contrepoids afin que ni Rohani ni Assad n’aient la tentation de voler de leurs propres ailes. Et en cela Nétanyahu était le traité de réassurance de Poutine.
Jusqu’à l’affaire de l’Iliouchine abattu les deux partenaires rivaux ont réussi un numéro d’équilibrisme quasi parfait. Mais ils ont réussi cette performance car leurs intérêts étaient jumeaux voire siamois. Pour autant Poutine qui surclasse, intellectuellement et de très loin, le Président des États-Unis, saura-t-il exécuter sa partition dès lors que les intérêts divergents. Rien n’est moins sûr ! Ne chausse pas qui veut les bottes de Bismarck !

Dans cet enchevêtrement d’intérêts étroitement imbriqués, que Netanyahu vienne à emprunter une trajectoire de traverse et Poutine s’apercevra bien vite qu’à ce niveau de sophistication, sa politique inspirée du Chancelier de fer ne relève plus de l’équilibre mais de l’équilibrisme voire du funambulisme !

Pour Poutine, qui se voulait au milieu du triangle, la situation s’est compliquée. Poutine risque de se voir confiné au rôle traditionnel exécuté par feu l’URSS, suffisamment puissante pour empêcher et gêner, mais trop faible pour insuffler agir, inspirer et créer.
De façon parfaitement symétrique, Poutine utilise Tel-Aviv à Damas et Téhéran comme des « empêcheurs.» Il a bien entendu besoin d’Israël, certes moins que l’inverse, mais le départ de Obama et l’irruption de Trump à la Maison-Blanche redonnent à Israël–au moins sur le plan psychologique–un ballon d’oxygène.
Ballon d’oxygène dont l’air s’avérera sur le long terme vicié. C’est pourquoi la Russie, comme l’a déclaré son ambassadeur à Jérusalem, souhaite réactiver le quartet. Selon l’ambassadeur russe, aucun pays ne peut rien faire isolément. Ce sera la revanche russe sur Kissinger qui l’avait exclu du jeu.

Les options sont sur la table

Alors que peut faire Nétanyahu ?

Au niveau méta-stratégique, il ne craint pas grand-chose, sa force de dissuasion nucléaire le protégeant de toute menace existentielle. Par contre les frappes, par Hezbollah interposé, lui posent de sérieux défis et comme pour tout état, son devoir régalien est de mettre sa population à l’abri.
Or précisément, les S300 s’ils n’empêchent pas les frappes israéliennes, les compliquent dorénavant sérieusement. Netanyahu se rend plus fréquemment à Moscou qu’à Washington, il va donc tout naturellement exploiter ses visites. Les consultations de travail et de Working Group créent des liens solides qui ne se déliteront pas aussi facilement.

Israël fait face au dilemme suivant : immobilisme impossible ; conflagration improbable !
Cupitor impossibilium !

Netanyahu a réaffirmé lors d’une conversation téléphonique avec Poutine: “It is clear that our focus is Syria and Iran. Our opinion that Iran has to leave Syria is known; this is nothing new to you.”
Il a également dit à des journalistes après une entrevue avec Poutine et avant de s’envoler pour l’Assemblée Générale de l’ONU que sa liberté d’action demeurait intacte. “We will do whatever is necessary to protect Israel’s security,”
“The security cabinet has instructed the IDF to continue to take action against attempts by Iran to establish a military presence in Syria while continuing the security coordination with Russia,”

Quant aux USA on ne voit pas très bien ce qu’ils peuvent faire en dehors des déclarations qui ont pour principal but de flatter l’égo infantile mais démesuré de Donald Trump et résultat concret de rassurer la position de Mister Strike alias John Bolton qui parle de « major mistake » qui entraînera une « significant escalation »
La porte-parole du Département d’État Heather Nauert a répété en écho la même position en affirmant que si c’était le cas ce serait un «“concern” “That would be sort of a serious escalation.”
Mais il est vrai que les États-Unis n’ont pas la main en cette affaire.

Alors que va faire Poutine puisqu’il est le « deus ex machina » en cette affaire. Non pas qu’il soit tout-puissant mais il est celui qui réunit le maximum d’atouts dans son carquois.
– Une présence ancienne dans la région et donc expérimentée
– des forces armées sur place et aguerries
– des clients et des alliés sinon reconnaissants à tout le moins obéissants. (Même si le temps béni- pour la Russie- des agissements du Maréchal Rokossovki est hélas révolu. (Hélas n’est cependant pas le mot qu’utiliseraient les Polonais)
– un dialogue avec toutes les parties
–un leader sachant parfaitement ce qu’il veut. Visiblement l’homme a lu Sénèque « Il n’y a pas de bon vent pour celui qui ne sait pas où il veut aller »
– une volonté implacable de mener à bien sa diplomatie sans s’encombrer de principes. Le lecteur se rappellera avec bonheur Mitterrand qui disait : « Ce qui fait la différence entre les gens, ce n’est pas le talent, chose très répandue, mais la persévérance et l’obstination »
– Des objectifs à sa portée et qui ont le mérite de plus de ne pas être totalement irréalistes et qui font écho à la géopolitique russe.
– Enfin l’appui chinois
Certains de ces paramètres se trouvent aussi chez Netanyahu ou d’autres. Et Netanyahu a certes un autre avantage de taille : il a le dos au mur ! Mais Poutine est le seul à collectionner tous ces éléments.

Où l’on s’aperçoit que Thucydide est toujours on ne peut plus moderne !

Nous nous permettons de rappeler à tous les protagonistes de la région et y compris le Président des Etats-Unis ce que Thucydide écrivit dans la Guerre du Péloponnèse :
« Athéniens, quand on ne peut se réclamer d’aucun grand service rendu ni invoquer un traité d’alliance existant et que, comme nous le faisons aujourd’hui, on vient demander du secours à autrui, il convient tout d’abord d’expliquer à ceux qu’on sollicite ainsi qu’ils ont, au mieux, intérêt à accéder à une telle requête, ou tout au moins qu’il n’y perdront rien. Il faut ensuite donner l’assurance d’une ferme reconnaissance. Ne parviendrait on pas à entraîner la conviction sur ces deux points, on ne saurait, si la requête est rejetée, en éprouver de rancœur. »

Si Vladimir Vladimorovitch Poutine est un homme intelligent et tout prouve qu’il l’est, il aura donc à cœur de suivre les enseignements de Thucydide qui écrivit il y a déjà quelques siècles : « On assure mieux sa puissance en évitant de léser ses pairs, qu’en cédant à la tentative du moment pour chercher un parmi les périls. »
L’Iliouchine 20 est un avertissement pour les deux protagonistes. Il faut l’analyser comme un round d’observation où, après le gong, les deux adversaires se jaugent.
Comment Poutine va-t-il gérer son alliance irano-syrienne voire turque avec son « client et ami » israélien. (Les autocrates ou crypto autocrates nourrissent souvent un respect mutuel entre eux) Il est indéniable que Nétanyahu lui inspire respect voire de l’amitié, et il ne veut et surtout ne peut se permettre de perdre l’asset israélien.
Celui-ci lui est tout aussi nécessaire même s’il est d’une nature différente, de l’asset syrien et de son vassal iranien. Un conflit ouvert avec Israël lui coûterait à la fois trop cher et compliquerait sa mainmise dans la région.
Pour autant, Poutine est le fier héritier de l’URSS, nous conseillons donc à Netanyahu de se souvenir de ce qu’écrivit Lénine : « Réfléchis chaque fois que ton adversaire fait ton éloge »

Le problème se pose de façon parfaitement asymétrique à chacun des deux protagonistes.
Jusqu’à quand Poutine et Nétanyahu pourront-ils assurer chacun leurs deux objectifs ?
Pour Poutine, conserver, protéger et agrandir son périmètre dans la région et donc renforcer Assad et Rohani tout en se conciliant les bonnes grâces et la patience de Nétanyahu.
Et pour ce dernier jusqu’à quand pourra-t-il frapper la Syrie et l’Iran sans heurter les intérêts profonds de la Russie ? Sans blesser son orgueil ? Jusqu’où ira sa « strategic patience »?
Chacun voudra croire qu’il peut endormir la méfiance de l’autre. Chacun croit qu’il peut se berner lui-même et triompher des lois de la géopolitique.
Nétanyahu va donc jouer profil bas tout en se réservant le droit de protéger ses intérêts et donc de frapper en tant que de besoin ces mêmes cibles. Sauf que cette fois-ci la Syrie dispose de batteries S300 autrement plus redoutables et précises que les S 200 actuels.
Il est à noter que si les Russes avaient retardé ou reporté la livraison des S300, ils avaient -prévoyants–formé les techniciens syriens à leur maniement.

Moscou de son côté par la voix de son porte-parole Dimitri Peskov a pris soin de préciser que les mesures prises «were not directed against third countries but towards defending our own military.”
« On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens » affirmait le délicieux Cardinal de Retz. Il est donc clair que Moscou lui non plus ne veut pas sortir de l’ambiguïté.
La pièce va donc se jouer différemment. Pour Israël ce sera à la fois plus compliqué militairement stratégiquement et diplomatiquement.
Momentanément l’Iran et la Syrie connaîtront peut-être le poids de pressions russes plus fortes. L’Iran sera sans nul doute provisoirement freiné dans ses excursions syriennes. Assad lui a ainsi–vraisemblablement sous pression russe–refusé une base navale ou aérienne en Syrie. Et l’Iran a évacué ses forces de la basse T4 près de Homs. Mais tout cela n’est que provisoire.
Car sur le terrain, l’Iran par petits pas successifs se renforce subrepticement en Syrie.

Les Américains continueront à ne pas faire grand-chose en Syrie. Ce qui compte tenu de leur dernière expérience en Irak et de l’actuelle administration américaine n’est pas forcément une mauvaise chose. Leurs 3000 soldats basés à Tanf continueront à jouer le rôle que l’on attend d’eux : des trip wire comme les fusées Pershing en Europe au temps de la guerre froide.
Il est également possible que les relations entre Trump et Poutine s’enveniment beaucoup plus fortement. Pour autant au moins dans un temps rapproché tous les acteurs (sauf la Syrie et l’Iran qui sont les plus grands bénéficiaires de cette crise) feront tout leur possible pour faire baisser la tension et calmer les appréhensions de l’autre.
À très court terme il n’y aura donc pas de vraie crispation entre Poutine et Nétanyahu. L’intérêt bien compris de tous est qu’il n’y ait pas de rupture. L’on se contentera de ce que Clausewitz appelait une « Ermattungsstategie » , en quelque sorte une guerre d’usure low cost.

Cela ne veut pas dire que la détérioration de leurs relations n’éclatera pas, mais cela c’est pour plus tard. Lorsque chacun aura pesé l’autre, mesuré ses points forts, savouré ses points faibles. Lorsque chacun aura évalué sa capacité à retourner à son avantage comme au jeu de go, alors la partie pourra véritablement s’engager.
Pour autant les forces sont tellement enchevêtrées que l’on ne peut pas exclure l’hypothèse d’un affrontement diplomatique sévère entre Israël et la Russie voire de mini heurts militaires mais limités.

Les risques d’erreurs de calcul entraînant une escalade russe, et c’est une leçon une des leçons de cette affaire, existent bel et bien. Nous savons au moins depuis Clausewitz que la confusion inhérente à la guerre, le brouillard de la guerre, le « Selbstandidikeit » ou la fameuse autonomie de la guerre et qui parasitent et bouleversent les plans les plus rationnels et les plus parfaitement pourpensés.
Raymond Aron écrivit Paix et Guerre parmi les nations dans « Dans la guerre aussi, la fureur nait parfois de la lutte elle-même, non de l’enjeu de la lutte « 
L’avion russe abattu n’était pas muni de son signal ami–ennemi. Lors de la guerre du Kippour un certain nombre de Mig furent abattus par des Israéliens. Ils arboraient les couleurs syriennes ; leurs pilotes maîtrisaient parfaitement la langue russe ; curieusement Moscou ne s’en émut pas alors outre mesure ; il préféra garder un low- profile.

En cette affaire Nétanyahu se retrouvera seul, Donald Trump ne risquera aucun soldat américain pour Nétanyahu. America First– slogan hérité des nazis américains lors des années 1930- tant apprécié et approuvé par Nétanyahu ne lui sera guère utile.

Un affrontement de grande échelle est impossible car Jérusalem est une proie trop puissante pour etre sérieusement menacée par Moscou. Et Moscou a les moyens de ne pas se laisser dicter sa politique par Jérusalem. Chacun possède sa propre Vorherrschaft .
Pour autant Netanyahu devra se souvenir de ce que Machiavel disait « Le comble de la folie est de hasarder un combat ou sans se servir de toutes ses forces on expose toute sa fortune »
Poutine risque lui aussi gros et notamment s’il ne veut pas passer pour un amateur vis-à-vis de XI-Ji Ping, mais sa perte ne frapperait pas son pays.
Nous savons, grâce aux études de Thomas Schelling, la différence en matière nucléaire entre la « compellence » et la « deterrence ». La Russie et Israël vont l’expérimenter à leurs dépens.
Pour notre sécurité, et pour un futur règlement chaque protagoniste expérimentera les délices des amours infidèles !

Nous nous permettons de rappeler, en toute humilité, à Benjamin Netanyahu ce que Walter Lippmann écrivit au lendemain de la seconde guerre mondiale :
« Que l’alliance des vainqueurs ne se renouvelle pas et l’alliance de Tel vainqueur avec tel vaincu adviendra. L’histoire n’aurait rien d’inédit « 
Chacun des protagonistes se rappellera utilement mais différemment la savoureuse anecdote rapportée par Paul Henri Spaak ancien Secrétaire Général de l’OTAN relatant un jour les propos que Monsieur K lui avait comptés à Moscou.
« On jugeait en Russie un pêcheur qui avait déboulonné des rails.
– Je voulais simplement, dit-il lester mes filets en me servant des boulons.
– Mais ne vous rendez-vous pas compte que vous pouviez faire dérailler des trains ?
– Je laissais assez de boulons pour qu’il ne déraille pas. »

Telle fut la politique soviétique, tel demeure le paradigme russe aujourd’hui.

Nous nous permettons d’offrir à la réflexion de nos deux protagonistes un viatique d’action. Chacun pourra s’en inspirer de façon asymétrique.
Un très grand diplomate – peut-être le plus grand du XXème siècle écrivit :
« Le propre de la médiocrité est de préférer un avantage tangible au bénéfice intangible que représente une meilleure posture »
« Les chefs d’État ne peuvent pas créer le contexte dans lequel ils opèrent. Leur vrai talent consiste à opérer dans les limites de ce qu’autorise une situation donnée. S’ils dépassent ces limites, ils vont droit dans le mur ; s’ils restent en deçà de ce qui est nécessaire, leur politique stagne. »

Nous avons commencé cet article en citant le principe d’action de Talleyrand. En cette affaire notre évêque n’aurait-il pas un enfant naturel pour dessiner une issue. Cependant il est tout sauf sûr que le génie de l’héritier du prince y suffise.

Leo Keller
Neuilly le 10/10/2018

Comments

  1. Excellente et exhaustive analyse .
    Une remarque technique :tous les avions volant sur ou à proximité de cette région aérienne qui désirent ne pas être interceptés ou abattus laissent allumé le transpondeur permettant de les identifier;L’avion russe , sauf manœuvre machiavélique de leur commandement , devait être dans ce cas . Pour les chasseurs israéliens c’est l’un ou l’autre. Quant à se protéger physiquement derrière un avion russe , c’est du roman , étant donné la différence de vitesse entre les 2 appareils .Les chasseurs ont autre chose à faire que provoquer ce genre de feinte, d’ailleurs politiquement néfaste ;
    uUn dernier point : l état major israélien a annoncé que les derniers avions furtifs livrés par les USA seraient peu vulnérables, contrairement aux F16 ,face aux missiles S 300.
    Source : Icare .
    Michel ROSKIS

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