Angela Merkel et l’Italie Par Riccardo Perissich

Angela Merkel et l’Italie
Par Riccardo Perissich

On ne peut que s’étonner qu’Angela Merkel, la fille d’un pasteur protestant qui a grandi à l’est, soit devenue le leader étranger de loin le plus populaire en Italie depuis toujours. Plus que Helmut Kohl qui pourtant aimait nous rappeler qu’il était fier d’être né à l’intérieur du limes de l’empire romain. Plus qu’Obama auquel les italiens reconnaissaient toutes les vertus.

Comment l’analyser ? Le rapport des Italiens avec l’Allemagne a toujours été difficile. Les raisons historiques sont d’autant plus faciles à comprendre que l’effort, commun à beaucoup de pays européens, de faire disparaitre de la mémoire une collaboration bien réelle au temps de la dernière guerre est objectivement plus ardu pour les habitants de la péninsule. Les relations entre les deux peuples sont caractérisées par une certaine méfiance réciproque dont les justifications sont évidentes. Ils n’ont pas seulement des visions assez éloignées en matière de politique économique et de gestion des finances publiques. Les Allemands sont sortis de la dictature avec une Constitution qui met tout le pouvoir dans les mains du Parlement, avec un culte quasi obsessionnel des règles ainsi qu’une grande méfiance pour l’arbitraire de la politique.
Les Italiens se sont donnés la même Constitution parlementaire, mais leur respect des règles cède volontiers le pas à la primauté de la politique. Ce mélange recèle une évidente contradiction, mais 70 ans de République ne nous ont point amenés à adapter ni la Constitution, ni nos habitudes. Depuis la guerre, l’Allemagne a connu huit Chanceliers ; beaucoup furent des géants, aucun ne fut médiocre. L’Italie a connu quelques dizaines de Premiers Ministres, dans beaucoup de cas oubliables. D’où une grande admiration pour l’Allemagne, qui s’accompagne toutefois aussi d’une certaine schadenfreude quand les choses tournent mal au-delà des Alpes.
Quelqu’un a dit que les Allemands aiment l’Italie mais ne la respectent pas, tandis que les Italiens respectent l’Allemagne mais ne l’aiment pas. Le tout, accompagné de la dose habituelle de stéréotypes plus ou moins stupides véhiculés des deux côtés des Alpes par des médias ignorants et paresseux. La force des stéréotypes est telle qu’elle nous empêche de reconnaitre chez les Allemands une dose solide d’hypocrisie, pourtant si présente dans la vie publique et que nous devrions trouver assez familière.

Et pourtant nos points communs sont nombreux. Une unité nationale récente et complexe qui pour fonctionner demande un haut degré de décentralisation et qui en Allemagne va jusqu’au fédéralisme. Une démocratie qui fut fragile, mais dont les deux pays peuvent aujourd’hui être fiers. Dans les deux cas l’intégration européenne, bien plus que la projection d’ambitions nationales, est avant tout la garantie de consolidation de la démocratie et de dépassement du nationalisme. L’attachement commun à l’alliance avec l’Amérique en fait partie ; ce sont les deux côtés de la même médaille. Enfin, l’économie des deux pays est définie par l’excellence de la manufacture et par une forte vocation exportatrice ; le haut degré d’intégration de certaines filières industrielles allemandes et italiennes en témoigne.

On peut dès lors s’étonner que l’Italie manque d’une véritable politique allemande. Ella a une politique à l’égard de la France, de la Grande Bretagne, bien sur des États-Unis, mais la politique à l’égard de l’Allemagne manque de cohérence et de continuité. Elle est souvent le résultat d’initiatives individuelles : Ciampi, Napolitano, Monti, maintenant Draghi. Entre l’Italie et l’Allemagne rien n’existe de semblable à l’effort continu de dialogue et de rapprochement qui définit le mythique « axe franco-allemand ». C’est étonnant si on pense que les bases de la construction européenne furent posées par trois personnes (Schuman, De Gasperi et Adenauer) qui communiquaient entre eux en allemand. Même chose pour la langue. En Italie l’anglais domine comme partout ailleurs, le français lutte pour survivre, mais l’allemand semble avoir disparu, réserve de quelques intellectuels qui en font pourtant un usage discret.  En Italie tout le monde a une opinion sur la France, le Royaume Uni ou l’Amérique. Nous avons en revanche des « germanistes », comme nous avons des « sinologues ».

C’est dans ce contexte compliqué qu’est arrivé le phénomène Angela Merkel. Ses fréquentes vacances dans la péninsule y ont certainement contribué, d’autant plus qu’elles se déroulaient toujours dans une grande discrétion. Les Italiens reconnaissent surtout à Merkel le mérite d’avoir consolidé, et pour certains sauvé, l’Union dans des moment critiques. Ils rejoignent ainsi l’opinion générale. Même s’ils ne renoncent pour autant au stéréotype bien ancré en Italie que c’est l’obsession allemande pour les règles qui est à l’origine de tous les maux de l’Europe. On est en pleine contradiction mais tant pis. La vérité est que les Italiens ont admiré le pragmatisme et le goût du résultat de Merkel.

En revanche, nous sommes nettement moins sensibles aux principales critiques adressées à Merkel dans l’opinion internationale, à savoir un manque de stratégie et de vision, la recherche obsessionnelle du consensus même au prix de sacrifier l’innovation. L’Allemagne hérite sans aucun doute de beaucoup de problèmes non résolus. Est-elle la seule dans ce cas ? Les leaders sont avant tout payés pour résoudre avec le maximum de consensus national les problèmes existants ; ce que Merkel a admirablement fait en Allemagne et en Europe. Helmut Schmidt, un de ses prédécesseurs parmi les géants, disait que ceux qui cherchent une « vision » devraient aller chez un opticien. Critiquer le « manque de vision » d’un leader est très populaire surtout chez ceux qui n’ont jamais eu à obtenir le consensus ne fût-ce que d’une petite commune. Les Italiens sont peu portés à l’innovation et au risque, il serait donc étonnant de les voir critiquer la recherche de stabilité.

Comme tout le monde, les Italiens assistent maintenant au processus politique qui conduira l’Allemagne à se doter d’un nouveau gouvernement. La perspective d’une coalition de trois partis ne les inquiète pas. Actuellement nous avons un gouvernement soutenu par sept partis ; dans le passé ils ont parfois été une bonne douzaine. Ils sont toutefois, comme tout le monde, inquiets du vide de leadership qui se dessine en Europe dans les prochains mois ; vide rendu plus problématique par une France en campagne électorale. En même temps les Italiens ont parfaitement compris que dans tous les différents cas de figure, il n’y aura pas à Berlin de changement important de politique économique, étrangère et de défense. Les deux piliers de l’Allemagne, l’Europe et l’Alliance atlantique, resteront au centre de la politique allemande et c’est surtout cela qui compte. Nous souhaiterions plus de flexibilité en matière de règles européennes, mais sans beaucoup d’illusions. Nous souhaiterions aussi que l’Allemagne sorte de ses ambiguïtés en politique étrangère et de défense, tout en sachant que c’est une demande qui nous est adressée également à nous italiens.
Pour le meilleur et pour le pire, l’Allemagne restera stable et cela sera suffisant pour lui conserver notre respect. Que le prochain Chancelier parvienne en outre à se faire aimer, alors ce sera tant mieux.
Riccardo Perissich

Biographie
Riccardo Perissich est ancien directeur général de la Commission européenne ; il est senior fellow de la School of European political economy de la LUISS University à Rome, auteur de « L’Unione europea, una storia non ufficiale (Longanesi) » , « Stare in Europa : Sogno, incubo e realtà (Bollati Boroghieri) ». Il est membre de la Fondation Notre Europe – Institut Jacques Delors (Paris), de l’International Institute for Strategic Studies (Londres), de l’Istituto Affari Internazionali (Rome) et de l’Aspen Institute Italy (Rome)

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