« La volonté que la liberté de l’autre soit ». Conférence de Jean Claude Ameisen

 

« Lorsqu’un groupe se construit en exclusion il y a très peu de chances pour qu’il

soit démocratique. »

Dans le cadre de la Fondation Gulbenkian Jean-Claude Ameisen  a donné une conférence somptueuse à l’occasion du cycle « Tout se transforme. »

Jean-Claude Ameisen  est -entre autre- Professeur de médecine à l’Université Paris Diderot Bichat. Il a publié de nombreux essais dont : La sculpture du vivant, le suicide cellulaire, dans la lumière et les ombres, les rythmes du vivant etc.il est président du comité consultatif national d’éthique ; il a été membre de l’équipe de campagne de Martine Aubry lors de l’élection Présidentielle de 2012 Enfin il a été lauréat de l’Académie nationale de médecine et de l’Académie Française. Il anime une émission sur France Inter intitulée : sur les épaules de Darwin. Elle est  remarquable et à tous égards. Elle touche tous les domaines de la vie et de la réflexion. Il faut l’avoir entendu disserter sur la démocratie des abeilles. Tout simplement ébouriffant !

L’ouverture d’esprit de ce scientifique hors-pair est proprement sidérante ; en outre c’est un homme doté d’un humanisme exceptionnel.

Il est de tradition, et c’est personnellement, ce que nous avons toujours pensé que trois choses constituent l’être humain : La désirante, la raisonnante et ce que Platon appelait le Thymos  ou l’esprit de vie. C’est ce qui façonne et guide toute activité humaine.

Ameisen complète et va plus loin cependant. Le moteur de toute activité humaine, de tout progrès c’est précisément la notion de « manque ». « Penser c’est toujours apprendre à préserver ce manque, en amenant la parole. » Toute démarche scientifique est habitée par le manque.

S’il est légitime d’être fier de toutes les connaissances acquises, cette fierté doit impérativement être habitée par la créativité de notre ignorance, par le manque de connaissances à venir.

David Gross « La science efface notre ignorance d’hier et dévoile notre ignorance d’aujourd’hui. » Ainsi un scientifique a pu créer une chaire aux USA intitulée « Ignorance » pour expliquer en quoi l’ignorance est un si puissant moteur de recherche. Le terreau fertile de l’ignorance repose sur ce que l’on sait que l’on ignore mais plus important les plus grands gisements de vie et de découverte résident dans ce que l’on ignore qu’on ignore.

L’ignorance clé de la réussite !

C’est cette dernière ignorance qui permet les plus grandes découvertes. Pour la première fois de notre histoire nous osons contempler notre ignorance en face.  « Ce manque est donc le moteur de notre créativité. » Ce manque caractérise non seulement la science mais la vie. Jean-Claude Ameisen va retracer- en un parallèle saisissant- le manque en sciences et le manque dans la vie et dans la société.

D’une certaine façon Ameisen s’inscrit dans la remarquable thèse d’Alain Peyrefitte « Du miracle en économie » dans les leçons données au Collège de France.

Dès la naissance nous sommes en effet plongés dans un état de manque. Et cela entraîne bien évidemment une vulnérabilité complète qui est comblée par l’autre. Ce besoin de l’autre apparaît dès les premiers instants de la vie. Le premier sourire du nourrisson est l’appropriation auprès de l’autre de ce qui fait défaut. Seuls les autres peuvent le donner. « Nous naissons par ce qu’on nous rend quelque chose que nous n’avons pas pu encore donner ». Dès la naissance le socle de l’intersubjectivité, c’est ce formidable besoin et souci de l’autre. Capacité de partager notre monde intérieur, capacité de communiquer ! Capacité de ressentir le soi ou le moi de l’autre !

Le neurobiologiste Giacomo Rizzolatti  a mis en évidence les neurones miroirs qui permettent à tout bébé de mimer le sourire de l’autre dès les toutes premières minutes de la vie. Ces neurones miroirs permettent -outre leur beauté intrinsèque- de construire toutes nos relations futures, par imitation ou par empathie, dans l’affect et dans le social.

Pour Ameisen être seul est donc forcément incomplet. Ce besoin de l’autre et de son don est vital dans notre construction. Ainsi en Roumanie les bébés à qui l’on ne témoigne pas de contact affectif connaîtront des profonds troubles dans leur perception du monde.

Que le lecteur veuille bien nous pardonner cette citation d’Albert Camus : « Adieu je rentre dans l’histoire ou me tiennent enfermé depuis si longtemps ceux qui craignent de trop aimer. » Camus in carnets.

C’est donc cette capacité de communication, d’interaction qui est « le soubassement de notre commune humanité. » Et il en va de même au niveau des sociétés. On se construit en effet par inclusion. Mais l’inclusion porte déjà en elle le phénomène d’exclusion. La problématique consiste donc à reconnaître à la fois ce double mouvement et surtout -comment compenser cette exclusion, comment ré -inclure ces personnes dans la société.

Comme tout scientifique digne de ce nom, le souci constant de Jean-Claude Ameisen est de ne pas déconnecter l’évolution médicale de l’évolution sociétale. Il s’est donc attaché -tout au long de cette conférence- à mettre en évidence les diverses passerelles. Montrer les ponts qui permettent la fluidité, l’échange entre ces deux pôles est peut-être là la très grande force de ce chercheur.

Son souci constant, « comment reconnaître et ré-inclure ceux  que l’on a laissé sur le bord du chemin. » Si nous ne sommes pas capables de le faire alors nous retranchons  l’autre de « notre commune humanité. » Et nous la détruisons. Ameisen  retrace à grandes enjambées l’histoire de l’humanité à cette aune.

De tous temps ce  besoin d’universalité s’est frotté et heurté aux mécanismes d’exclusion. Athènes a promu l’égalité et la souveraineté de ses citoyens, mais ces dernières  étaient réservées à une élite.

Le Siècle des Lumières, de nos Lumières, a permis la révolution américaine et la déclaration des droits de l’homme. Mais les esclaves des colonies sont restés fort longtemps esclaves dans la jeune république.

Il en sera de même pour la Révolution Française. Il faudra également attendre 1945 pour que les femmes ne soient plus exclues de la société. Comme si un fil invisible guidait les deux types d’évolution, les avancées et les manques voyagent de concert sur le chemin des idées. Pour un scientifique poser les questions c’est déjà et tout de suite la possibilité de changer le cours des choses.

La Médecine précurseur des droits de l’homme !

En médecin qu’il est Ameisen explique que la médecine est le précurseur implicite des droits de l’homme. En effet la démarche médicale est fondée sur l’idée centrale que tout être humain doit être aidé, soulagé, guéri sans aucune distinction !

« La démarche éthique est le reflet de la vocation médicale de l’homme » Levinas

C’est précisément cette vocation médicale qui fonde la démarche éthique. Alors bien sûr les différents contextes joueront leur rôle. À tel point que les paradoxes les plus saisissants sont apparus.

Les grandes avancées éthiques sont nées  des plus grands désastres et du refus de ces mêmes désastres. La Croix-Rouge vient après Solferino. Désormais soigner tout le monde, « ami » comme ennemi » devient un impératif. Cette vocation universelle de la médecine émerge ou ré émerge du cœur même du désastre.

Ainsi l’éthique biomédicale moderne est née du Code Nuremberg lequel est venu sanctionner les médecins nazis. C’est précisément cette « sidération que même des médecins dont la vocation est de soulager une personne et sa souffrance ont participé à une œuvre de destruction » qui a induit les progrès en éthique médicale. Et il en ira de même pour toutes les avancées d’éthiques médicales et sociétales qui découleront soit des manquements moraux médicaux soit des dysfonctionnements de la société.

Les progrès du code d’éthique médicale traduisent les progrès médicaux et les avancées sociétales. Ainsi un des premiers progrès en éthique médicale est le consentement libre et informé. Une personne a désormais le droit de ne pas participer à une recherche pourtant nécessaire. Une hiérarchie est désormais établie entre la connaissance et le respect de la personne.

 Le grand principe – décrié souvent à juste titre – de la Croix-Rouge est de soigner et de se taire » mais se taire implique la perpétuation d’exactions. Parallèlement au consentement libre et informé, les médecins découvrent alors qu’ils ont -eux aussi- le droit de consentir ou de refuser. Désormais soigner en restant muet c’est se faire complice. On assiste alors avec la tragédie du Biafra à la naissance de « médecins sans frontières », puis au droit d’ingérence et enfin à la définition onusienne de la responsabilité de protéger.

Chaque progrès médical ouvre un nouveau champ de possibles et d’inconnus. Et à chaque progrès médical une avancée sociétale ou d’ordre ou d’éthique biomédicale elle-même source de nouvelles problématiques. Le refus de cautionner certes, mais c’est prendre alors le risque de couper tous liens avec les victimes.

À chaque réponse surgit immédiatement un nouveau champ de questionnement. Bien entendu cela crée des frictions entre la recherche scientifique et la réflexion éthique. Arrive alors une nouvelle étape. Ce sont les associations de patients. L’on considère que les malades sont désormais -à leur façon- les experts de leur maladie.

On le voit chaque avancée d’éthique médicale correspond étroitement au progrès médical et aux avancées de la société. Cette nouvelle démocratie médicale n’est pas née ex nihilo. Avec le sida ce seront les nouvelles frontières de la solidarité qui feront reculer 47 des plus grands laboratoires dans leur action en justice contre l’Afrique du Sud.

Désormais la hiérarchie entre la connaissance et la personne est claire. C’est la connaissance qui est au service de la personne. L’on considère dorénavant qu’une liberté sans solidarité est un abandon, et les comités pluridisciplinaires d’éthique vont fleurir afin de permettre un vrai discernement.

 

Il reste toutefois un vrai problème. La tension entre la liberté de choix et d’information est limitée par ce que l’on estime – à juste titre – être un devoir de protection de la personne. Il y a fort à parier que ce problème sera – avec les découvertes de la gériatrie entre autres – de plus en plus prégnant. Ameisen résume de façon très brutale ce dilemme « on peut présenter n’importe quel contrat à n’importe qui si personne ne le surveille et la personne peut choisir librement de se faire escroquer ».

Liberté de choisir certes mais cela implique une surveillance par des tiers ou par des comités d’éthique pluridisciplinaires. L’expertise médicale est certes nécessaire mais elle est devenue insuffisante si elle ne s’adjoint pas d’autres types d’expertises, telles  que sociologique, philosophique, religieuse, économique etc. À défaut une telle expertise isolée resterait illégitime. « La connaissance et la science nous éclairent sur les possibles. Elles ne peuvent pas nous dicter ce qu’il convient de faire ».

Ameisen – à juste titre – ajoute que cette démarche doit s’appliquer à tous les champs d’activité de la société. La conclusion de cette problématique nous amène bien entendu au« je veux que la liberté de l’autre soit » de Paul Ricœur.

Liberté, Egalité, Fraternité

Il nous a alors été donné d’assister à un véritable cours d’histoire et de philosophie politique. À travers sa démonstration médicale le président du CCNE dessine les contours d’une nouvelle approche de la liberté. Il s’agit désormais non plus de la « liberté segmentée » chère aux révolutionnaires de 89 mais d’un enjeu collectif. En d’autres termes la liberté de chacun ne commence plus où s’arrête celle de l’autre mais bien au contraire la liberté de chacun a besoin de la liberté de l’autre pour s’épanouir.

Que l’on permette à l’auteur de ces lignes de revenir vers des rives qu’il connaît mieux que les mystères de la médecine. « La liberté est un bagne aussi longtemps qu’un seul homme est asservi sur la terre. J’étais libre et je ne cessais de penser à la Russie et à ses esclaves. » Albert Camus in les justes

«La liberté individuelle dans ce contexte ne peut donc se comprendre que si elle  magnifiée, amplifiée et sublimée par celle de l’autre. Le principe en est noble et généreux, la mise en application est déjà un peu plus compliquée.

Si Ameisen pointe de sa réflexion la problématique liberté /solidarité où tantôt la liberté est étouffée, tantôt elle devient abandon, son éclairage ne va guère plus loin sur ce sujet précis. Il est vrai que son ambition consiste à poser les questions les plus iconoclastes ! Pour Ricœur « la liberté s’ancre dans la solidarité » mais si chaque liberté se construit dans et par celle de l’autre nul ne sait cependant quelle forme revêtira ce phénomène.

« Entrer en éthique c’est se considérer soi-même comme un autre. Moi-même je suis un autre que je dois découvrir ». Toutes ces idées sont brillantes et décapantes à souhait tout comme les grandes inventions qui étaient grandes précisément parce qu’elles ont su nous questionner et nous déstabiliser.

Comme tout chercheur Ameisen rappelle en conclusion que la « connaissance sur nous-mêmes est une valeur à condition que nous posions que l’essentiel de ce qui nous caractérise est non mesurable, inconnaissable, et non compréhensible. » C’est ce je ne sais quoi, ce petit quelque chose qui précisément fonde l’égalité.

Toute démarche scientifique fait que la connaissance est incomplète car évolutive. Toute démarche éthique fait que la connaissance est insuffisante pas seulement car  incomplète mais précisément c’est cette insuffisance de la connaissance qui fonde le respect de l’autre.

La démarche laïque des droits de l’homme exige le manque de connaissance de l’autre comme le fondement du respect de l’altérité de l’autre. Le chercheur féru d’anthropologie qu’est Ameisen relie le mot personne dès lors qu’il s’agit de la dignité humaine. Dans la tradition grecque le masque est à la fois prison de la personne mais c’est aussi sa liberté qui lui permet de rester une énigme pour les autres.

Nous avons gardé pour conclure sa conférence une question posée sur l’accompagnement des personnes en fin de vie, ou des handicapés Ameisen pointe du doigt ce travers majeur de nos sociétés. « Toute société qui délègue à des professionnels la gestion de la vulnérabilité est une société qui pense que la vulnérabilité ne doit pas faire partie de la vie et que par conséquent les personnes accompagnées ne font pas partie de la vie. La société doit faire rentrer ces personnes en elle ».

Leo Keller

 

 

 

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